Sous les plumes de paon de sa couverture, Yeux de Michel Serres (1930-2019) aborde une question philosophique mêlée de science et d’esthétique : qu’est-ce que « voir et être vu » ? Le philosophe des sciences, grand ami des lettres, y déploie une vision du monde où le monde aussi nous regarde – ce qu’il montre en une centaine de pages. Un essai court, dense, déconcertant mais stimulant, à lire en prenant le temps de comprendre cette optique nouvelle.
« Laissez-moi voir le monde comme je crois que cet artiste le voit. Laissez-moi rêver qu’un peintre voit les choses comme je les vois et suis vu par elles. Ainsi voudrais-je que ce livre, qui va parler de la vision, de la peinture et du monde, fonctionne lui-même comme une toile, c’est-à-dire comme un regard ; que ces pages captent, stockent, traitent, émettent de la lumière, comme l’artiste et son tableau le font ! » Et Serres d’énumérer toutes ces choses vues qui le voient et « brillent donc comme des yeux », certaines plus que d’autres, chacune à sa manière, comme cela varie aussi chez les êtres vivants.
Un extrait de L’Etoile du Sud de Jules Verne est le texte programmatique de cette réflexion, le moment où les deux héros découvrent dans une grotte immense tapissée de stalactites un spectacle grandiose – « Rochers d’améthyste, murailles de sardoines, banquises de rubis, aiguilles d’émeraude, colonnades de saphirs, profondes et élancées comme des forêts de sapins (…) ». Et voici son analyse : « Cette caverne de Verne inverse celle, célèbre, où Platon retient, dans l’illusion, des prisonniers (…) ; ici, mille éclats nocturnes éblouissent, comme si les pierres s’illuminaient, qu’elles se voyaient les unes les autres. »
« Comme tout animal sauvage qui chasse, le savoir est nyctalope. » Le jour et la nuit pour Michel Serres : « Le jour fait croire à l’unicité du vrai. En réalité, la pensée ressemble infiniment moins à lui qu’à la nuit où chaque étoile brille comme un diamant, où chaque galaxie ruisselle comme une rivière de perles, où toute planète, comme un miroir, renvoie à sa façon les lueurs qu’elle reçoit. » Il y aurait tant à citer dans ce chapitre préliminaire (Voir et être vu) où le philosophe voit la pensée scintiller dans la caverne de Verne, le contraste lumineux nourrir le cerveau « pour construire son interprétation du monde ».
Il vaut mieux avoir un dictionnaire ou le TLF à portée de main pour suivre en chemin cette pensée éblouie et éblouissante. Si peu de prévisible dans ce texte, non seulement parce qu’il est parsemé de mots rares, jusqu’à la préciosité parfois, mais parce qu’au mouvement de la réflexion se mêlent sensations, gestes, questions, anecdotes qui permettent de conjuguer l’abstrait et le concret. « Yeux de… » : les titres des onze chapitres qui suivent commencent tous de cette façon (« Yeux de pierre », « Yeux de hêtres », « Yeux de bêtes »...)
« Panoptique : aménagé de telle sorte que d’un point de l’édifice on puisse en voir tout l'intérieur » (TLF). Le monde fait signe. C’est là l’invitation portée par cet essai, tourné vers la lecture, l’écriture, la peinture, la représentation et aussi vers les sciences qui montrent le monde « partout dense de matière et d’information » inséparables. Les ocelles, ces taches rondes et colorées comme des yeux sur les plumes du paon, Michel Serres nous raconte leur origine (mythologique) et les fait voir aussi où nous ne les percevions pas.
Cartes de la mer et du ciel (souvenirs de la Garonne ou de son apprentissage de jeune « midship »), vitraux gothiques, catalogue Pantone, l’œil du philosophe n’est pas moins attentif que son oreille – « Car chacun, je crois, dispose d’un sens majeur ; les cinq ne sont pas distribués, pour tous, avec homogénéité. Tels privilégient l’ouïe, le goût, d’autres le tact, l’odorat ou la vue. Il faut entraîner ceux qui traînent. »
Révélation lorsqu’il descend dans un puits, kinesthésie, balade dans une forêt au crépuscule, musée d’Alice Springs en Australie, tout lui est source d’émerveillement. Serres qui a grandi dans une famille « qui ne possédait aucun livre » se rappelle sa mère désolée de le voir en train de lire et s’écriant « Je suis une poule qui a couvé un canard » !
Yeux de Michel Serres a de quoi impressionner et tout n’est pas compréhensible au premier abord, mais le message passe. A l’intérieur des chapitres, les séquences portent elles-mêmes un titre, ce qui permet de reprendre sa respiration et de faire le point tout au long de l’essai. On s’arrête aussi aux belles formules, voire aux pirouettes – clins d’yeux de ce « ce passeur généreux toujours en éveil, à l’écoute des voix et des bruits du monde, à contre-courant et visionnaire » (Martin Legros, Philosophie magazine)
Commentaires
Quels horizons intéressants ouvre cet essai, disons philosophique.
Je vais commencer par sa conférence, merci beaucoup.
Bonne écoute, Colo. Le petit livre restera à portée de main, pour relire ici ou là.
ah! ça m'intéresse :-)
merci!
Tant mieux. Bonne découverte & bonne semaine, Adrienne.
Je ne suis pas étonnée de retrouver ce livre sur tes pages. J'ai hésité pour cette lecture, le sujet m'interpelle. Mais, effectivement, j'ai été impressionnée, déconcertée, c'est cela, en le feuilletant. Je ne me suis pas sentie suffisamment disponible. Merci pour ce billet " éclairant ".
Remarque d'une visuelle à une visuelle ;-). Je serai heureuse de lire tes impressions si tu te décides à le lire.
je n'ai pas lu celui là mais Michel Serres est vraiment passionnant
Oui, et ses réflexions sont très stimulantes.
Je n'avais pas connaissance de ce livre là. Il me semble qu'il vaut mieux être dans une période ou l'on a une attention soutenue pour se lancer. Je ferai peut-être comme Maryline et tenter d'abord l'écoute.
C'est cela, la lecture demande attention et ouverture d'esprit, cela en vaut la peine.
Voilà bien un sujet qui porte à reflexion. La météo, les circonstnces actuelles sont propices à la lecture, même pour moi qui souvzent la laise de côté au profit d'une autre passion. Bonne semaine Tania.
Peut-être préféreras-tu écouter la conférence indiquée en lien (dernier §) ? Bonne journée, Chinou.
Oh merci Tania d'avoir mis le lien de sa conférence. En bricolant, ce sera parfait un après-midi gris d'hiver !
A voir si je me lance dans le livre après....
Un bon plan, comme on dit.
Je note ! as-tu lu Petite poucette du même auteur ?
Oui. Celui-ci m'a paru plus complexe, mais encore plus stimulant.
Très intéressant, Tania. Nous regardons le monde et le monde nous regarde.
C'est cela - la peinture que tu as présentée m'a tout de suite rappelé cette lecture : http://thebluelantern.blogspot.com/2023/03/georgianna-houghton-things-of-spirit.html