La panthère des neiges de Sylvain Tesson connaît un tel succès que j’ai préféré nommer en premier celui grâce à qui l’écrivain a rencontré cette « reine » : Vincent Munier, « amoureux du vivant », récompensé par un César cette année pour son documentaire sur le fabuleux félin. Lors de leur premier affût pour « voir des blaireaux dans la forêt », Munier l’avait invité à l’accompagner au Tibet pour apercevoir une bête qu’il poursuivait depuis six ans, « l’esprit de la montagne descendu en visite sur la Terre, une vieille occupante que la rage humaine avait fait refluer dans les périphéries. »
© Vincent Munier, La panthère des neiges
Au début de février, Munier, Marie, sa fiancée et cinéaste animalière, Léo, un philosophe devenu « aide de camp de Munier » et Sylvain Tesson, dont la colonne vertébrale ne supporte plus les charges, partent à la rencontre de la panthère. – « La « bande des quatre », c’est nous, dis-je comme l’avion se posait en Chine. » Il fournira les calembours. L’écrivain pense aussi à quelqu’un qui n’ira plus nulle part avec lui, « une fille des bois, reine des sources, amie des bêtes », aimée et perdue.
De Yushu, il leur faut trois jours en automobile pour se rendre au sud des monts Kunlun d’où ils iront jusqu’à la « vallée des yacks » – Tesson a promis de taire les noms exacts des lieux pour les protéger des chasseurs. A -20°C au Tibet sous le soleil, Munier les emmène d’abord à la rencontre des yacks, « totems de la vie sauvage », entre 4600 et 4800 mètres d’altitude. Vers le soir, les loups « chantent » : Munier hurle à son tour, un loup répond, « une des plus belles conversations tenues par deux êtres vivants certains de ne jamais fraterniser ».
Quitter le sac de couchage est une souffrance, sortir de la cabane pour se mettre en marche une jouissance. « Un quart d’heure d’effort suffit toujours à ranimer un corps dans une chambre froide. » Ils sont trois à suivre Munier qui suit les bêtes. Quand elles apparaissent, ils cessent de penser au froid. Par ses photos, Munier « rendait ses devoirs à la splendeur et à elle seule. Il célébrait la grâce du loup, l’élégance de la grue, la perfection de l’ours. » Regard d’artiste, loin des « obsédés de la calculette » qui cherchent à mettre le réel en équation, loin de la chasse destructrice.
Avant la panthère invisible, Munier leur présente les « habitants des lieux » : ânes sauvages, antilopes du Tibet. « Son œil décelait tout, je ne soupçonnais rien. » Les autres sont déjà plus entraînés à « voir l’invisible ». Tesson reconnaît avoir exploré le monde en passant « à côté du vivant » et découvre qu’il déambule « parmi des yeux ouverts dans des visages invisibles » (comme en peignait Séraphine dans les arbres.
La nuit, les prédateurs chassent, par nécessité. « La vie me semblait une succession d’attaques et le paysage, stable d’apparence, le décor de meurtres perpétrés à tous les échelons biologiques, de la paramécie à l’aigle royal. » Les heures d’affût sont propices à l’interrogation philosophique – « L’affût était une prière. En regardant l’animal, on faisait comme les mystiques : on saluait le souvenir primal. L’art aussi servait à cela : recoller les débris de l’absolu. »
Le dixième jour, ils partent en Jeep vers le lac Yaniugol, à cent kilomètres, « suspendu en pleine steppe » ; ils escaladent une « pyramide surnageant du massif » pour disposer d’un « balcon sur l’étendue ». Le soir, les yacks apparaissent, « lourds, puissants, silencieux, immobiles : si peu modernes ! » Au réveil, à quatre heures du matin, il fait -35°C. S’habiller sans prendre froid demande toute une organisation, des gestes précis. Ils montent à 5200 mètres. Ils ne voient rien ce jour-là. Le temps de confronter Tao et bouddhisme.
Après « L’approche » et « Le parvis », « L’apparition », troisième et plus longue partie du récit, est centrée sur la panthère que Munier a déjà observée sur la rive droite du Mékong. « Les noms résonnent et nous allons vers eux, aimantés. » Sur la route de Zadoï, Munier marmonne des noms de bêtes, Tesson questionne le sentiment d’amitié qu’il ressent toujours dans les steppes – un ancêtre mongol ?
En route vers la bergerie où Munier veut installer leur camp de base, voici un chat de Pallas, « sa tête hirsute, ses canines-seringues et ses yeux jaunes corrigeant d’un éclat démoniaque sa gentillesse de peluche ». Munier photographie, Marie filme, Tesson admire ces « deux jeunes dieux grecs » si complices. Les apparitions de la panthère des neiges sont d’une intensité rare et merveilleusement racontées. Croiser le regard de la panthère lui rappellera la femme qu’il aimait et sa mère disparue aussi. Tesson a l’art de poser des mots sur sa traversée du monde, ici à l’école de l’immobilité et du silence.
Commentaires
Mais quel film!!! J'ai aussi découvert le chat e Pallas ..;
Je ne le connaissais pas non plus.
Tu me donnes envie de le lire alors que j'hésitais.
Bonne journée.
Pour ma part, j'ai beaucoup aimé ce récit de voyage et d'observation au Tibet.
Bonjour Tania,
J'avais beaucoup apprécié "La marche dans le ciel" ; c'est sûr, un de ces jours je lirai "La panthère des neiges". Les descriptions de Sylvain Tesson sont superbes, un beau style d'écriture ; on "vit" son expérience avec lui.
Gros bisous et bonne semaine à toi.
Merci beaucoup pour cet autre titre, Pahi, je le note - aussi pour ces marches en montagne à des altitudes non accessibles au commun des mortels. Bonne semaine.
un photographe extraordinaire, j'ai regardé tous les documentaires qui lui ont été consacrés sur Youtube et c'est un vrai bonheur
seul bémol : le prix de ses livres, beaucoup sont introuvables et les autres à des prix exorbitants hélas
Je n'ai pas vu tous les films de Munier, j'irai voir ce qui est proposé sur cette plate-forme.
Comme tu l'écris, les médias en ont tant parlé de ce livre, on l'a tellement entendu sur toutes les chaînes, que je n'avais plu envie de le lire.
Mais, comme Marie, ton billet me pousse fort à le faire, on sent que tu l'as vraiment aimé.
Les photographies de Munier sont extraordinaires, comme Dominique j'avais regardé sur YT avec un si grand bonheur.
Que de sacrifices pour affronter le froid, l’altitude, et quelle patience aussi !
Merci, bonne semaine !
Parfois c'est aussi bien de laisser passer du temps pour aborder le récit, bonne lecture si te te décides à le lire.
je dois encore découvrir le documentaire - pour sylvain tesson, je l'apprécie en qualité d'écrivain, mais je n'aime pas trop l'entendre ni le voir parler
Sa manière d'écrire en alternant récit, observations, souvenirs et réflexions me plaît.
Les photos de Vincent Munier sont extraordinaires. C'est un personnage fascinant. J'hésite toujours à lire Sylvain Tesson, je n'ai pas de sympathie pour lui. Peut-être arriverais-je un jour à passer par-dessus mes préjugés.
A part ses participations à la Grande Librairie, je l'ai peu entendu. J'apprécie ce qu'il écrit mais je ne connais pas bien l'homme ni les raisons pour lesquelles il déplaît, à part que certains le considèrent comme trop conservateur, voire antimoderne.
donc si j'ai bien compris, cette "vieille occupante que la rage humaine avait fait refluer dans les périphéries" n'est même plus à l'abri dans ces derniers recoins... je ne suis pas très fan de "la rage humaine" des photographes, même s'ils nous offrent des images à faire rêver.
Oh, les "ennemis" de la panthère des neiges, ce sont les chasseurs, pour protéger leurs troupeaux ou vendre sa fourrure, et non les chasseurs d'images comme Munier. D'où son souci de ne pas nommer les lieux précis où elle apparaît encore. Et des affûts à distance suffisante pour ne pas déranger l'animal.
Son classement comme espèce vulnérable en 2017 a heureusement fait prendre conscience de l'importance de protéger l'espèce. (Wikipedia présente assez bien la situation.)
J'ai adoré le film, un peu moins le livre... mais le sujet est passionnant et brasse plein de thèmes!
Tous deux plaident pour un grand respect du vivant et de la vie sauvage en particulier.
J'ai commencé par le livre de Sylvain Tesson (emballée par cette quête philosophique et cette écriture qui m'emportait), puis nous avons vu le film (sublime, bravosss à Marie Amiguet, vidéaste et compagne de Vincent Mugnier) puis j'ai offert le livre illustré, avec le texte intégral et les photos.
Bref une grande histoire d'amour autour de la panthère des neiges chez nous !
Merci Tania de l'avoir présentée !
Merci de citer le nom complet de Marie Amiguet, que j'avais oublié de chercher : la réalisatrice a obtenu le César 2022 du meilleur film documentaire en duo avec Vincent Munier. Elle a aussi beaucoup filmé les loups. Ton enthousiasme pour ce sujet fait plaisir à lire, Claudie !
La réalisatrice du documentaire, avec Vincent Munier, s’appelle Marie Amiguet. Il me semblait important de préciser son nom.
Merci, c'est ce que je venais de répondre à Claudie qui le précise dans son commentaire ci-dessus. (Il manque dans le récit de Sylvain Tesson, il me semble.)
Il se trouve que ce matin sur le blog de Brigitte, plumes d'ange, on parlait de S.Tesson à propos de Notre Dame (et j'ai aimé son extrait comme le livre) Tu as choisi avec justesse, une autre angle de tir. tout est passionnant et aussi les commentaires. Joyeuses Pâques!!!
Un extrait que j'irai lire, bien sûr, je suis curieuse de suivre le regard de Sylvain Tesson sur Notre-Dame de Paris.