Si j’avais déjà croisé ici ou là des peintures aborigènes, je les avais regardées en béotienne, je l’avoue, pour leur aspect esthétique. Rien à voir pourtant avec l’art décoratif ou abstrait. « Aboriginalités » – quelque cent vingt œuvres d’une collection privée (Marie Philippson) – permet d’appréhender plus justement l’art aborigène, aux Musées royaux des Beaux-Arts. Nous l’appelons « art », mais pour les aborigènes, c’est une pratique liée au sacré, aux ancêtres, aux mythes, aux rituels, à la terre.
© Josie Kunoth Petyarre (°1959), Sugar bag (détail), 2015, acrylique sur toile de lin, collection Philippson
« Véritable fenêtre sur la spiritualité, l’art aborigène raconte l’histoire de la création du monde – appelée le « Temps du Rêve » – et le lien originel entre les humains et la terre. Les nombreux motifs (pointillés, spirales, zigzags, hachures…) sont transmis de génération en génération par initiation entre les membres d’une même communauté et recèlent des secrets séculaires en même temps qu’une cartographie de leur territoire. » (Suite sur le site des MRBAB.)
© Minnie Napanangka, Walabi Dreaming, 1992, acrylique sur toile, collection Philippson
Le Guide du visiteur (source des citations) propose « 12 clés » pour l’aborder, ainsi qu’une carte d’Australie où situer les territoires des clans aborigènes. Aucune des 70 langues qu’ils parlent aujourd’hui n’est écrite (sur 250 au moment de la colonisation anglaise, au XVIIIe siècle). Ce qui m’a étonnée d’emblée, ce sont les dates récentes des peintures (du XXe ou XXIe siècle, contemporaines) et la forte présence des artistes femmes (plus nombreuses que les hommes dans la sélection du petit Guide).
© Clifford Possum Tjapaltjarri (1932-2002), Sans titre, 2001, acrylique sur toile, collection Philippson
« Cet art ancestral et hautement symbolique était à l’origine caché : tracé à même le sable, puis effacé, ou appliqué sur la roche, dans des sites interdits aux profanes. » Ce n’est qu’au début des années 1970 que la communauté de Papunya Tula recourt à la peinture acrylique sur carton puis sur toile, dans le contexte de son « combat pour la reconnaissance de l’identité aborigène » en Australie.
© Sally Gabori (1924-2015), Grand crocodile, 2005, acrylique sur toile, collection Philippson (photo Aborigène.fr)
Sac de sucre de Josie Kunoth Petyarre fait partie d’une série sur la production du miel par les abeilles du bush ; dans cette peinture récente (2015), les « motifs de panier », l’harmonie, les couleurs, le sujet élargissent la tradition « au quotidien et au présent ». Grand crocodile de Sally Gabori (1924-2015), qui, sans savoir lire ni écrire, a transmis les us et coutumes de son ethnie et n’a commencé à peindre qu’à plus de 80 ans, représente une figure du « Temps du rêve », l’Ancêtre Crocodile marin, tout en recourant à une « dynamique gestuelle » moderne.
© Gabriella Possum Nungurrayi (°1967), Mon pays (détail), s.d., acrylique sur toile, collection Philippson
Dès la première salle où figurent ces œuvres parmi d’autres (autour de l’Utah Circle de Richard Long) et aussi celle de Gabriella Possum Nungurrayi dont un détail sert de couverture au Guide du visiteur, je suis frappée par la diversité des moyens picturaux utilisés. L’idée vague que je me faisais de l’art aborigène va se dissoudre et faire place à la révélation, le Guide aidant, d’un univers à la fois ancien et contemporain où la terre est comme vue du ciel : points d’eau, lieux de cérémonie, traces d’animaux (dingos, émeus, voir les illustrations sur le site), dunes, rochers, plantes… Une bonne introduction aux symboles picturaux des aborigènes est proposée sur le site de la Tema Galerie.
© Paddy Jaminji (ca.1912-1996), Old Tracks to Dreaming Place, 1979,
pigments naturels sur panneau, collection Philippson
Regardons par exemple Old Tracks to Dreaming Place (1979) de Paddy Jaminji (1912-1996). Le motif des cercles concentriques peut symboliser un campement, un feu, un site sacré, un rocher, un point d’eau ; les lignes sinueuses un chemin entre deux campements ou une eau courante entre deux points d’eau ; ici de « vieilles pistes » vers le Lieu du Rêve. Les artistes aborigènes de Warmun sont réputés pour leur usage de l’ocre et de pigments naturels.
© David Miller (°1951), Perenties Track, 2012, acrylique sur toile de lin, collection Philippson
Ces peintures montrent et cachent en même temps. La création aborigène ne peut être comparée aux œuvres occidentales : « son ancrage anthropologique dans le « Temps du Rêve » lui confère une dimension sacrée qui ne peut dès lors être révélée à tous les regards ». (Michel Draguet, Postface du Guide) Pourquoi, dès lors, y mêler quelques œuvres des collections permanentes, choisies par rapprochement visuel ? Cela m’a semblé superflu.
© Debbie Brown Napaljarri (°1985), Tali Tjuta (Nombreuses collines de sable), 2019, acrylique sur toile de lin,
don de la galerie Yanda Aboriginal Art, Alice Springs, Australie, 2020 (photo pointculture.be)
Quelle diversité dans cette grande et belle exposition ! Dans chaque salle, on perçoit des différences dues aux traditions spécifiques des communautés, aux territoires où elles vivent, et aussi à l’originalité singulière des artistes. Certaines peintures sont plus strictement codifiées, d’autres, davantage habitées par le présent. Fascinant Tali Tjuta de Debbie Brown Napaljarri, « un grand tableau noir avec les traces du vent sur le sable » (Guy Duplat dans La Libre). Les « chants » des rituels inspirent des peintures tout en rythmes.
© Charlie Tjapangati (°1949), Tingari Cycle, s.d., acrylique sur toile, collection Philippson
L’exposition « Aboriginalités » des Musées royaux des Beaux-Arts est à découvrir absolument, si vous en avez la possibilité, jusqu’au premier août prochain à Bruxelles.
Commentaires
Magnifiques oeuvres ! Ces photos donnent vraiment envie de visiter l'expo. Après que l'art soit de l'ordre du sacré ou pas, pour moi ça ne change pas grand chose. La beauté fait vibrer en nous je crois une corde profondément humaine, et c'est ça qui me touche et me construit.
Merci et belle journée, Tania !
Bonjour, Ariane. J'ai vraiment eu l'embarras du choix, j'aurais voulu en montrer davantage encore. Le catalogue ne sera disponible qu'à la fin du mois, l'occasion peut-être de prolonger ce billet.
C'est un art fascinant, qui me fait penser que dans mes premières visites à Paris, je peux inclure le musée du quai Branly où il a sa place. J'ai vu plusieurs fois des documentaires télé sur la pratique et la signification profonde de ce que nous voyons nous comme de l'art. C'est un univers captivant et encore, je pense que c'est difficile pour nous d'appréhender vraiment ce que ça représente pour eux.
Dans mes souvenirs du quai Branly, visité une seule fois peu après son ouverture, je ne vois pas d'art aborigène dans les collections permanentes, mais elles sont si vastes, Il faudra que j'y retourne un jour aussi. Un monde captivant, oui.
Bonjour Tania, ton article m'a fait revenir en arrière; j'ai vu une très belle exposition il y a plus de 10 ans à Ancenis (Maine et Loire). Je crois qu'elle avait été exposée avant ,à Nantes, mais le collectionneur dans mon souvenir était un des plus grands collectionneurs d'art aborigène en France (il était en Bretagne je crois) J'avais été frappé par le mystère, la beauté de cet art..
Ton article fait bien le tour de la question, visite virtuelle qui nous fait pourtant toucher du doigt l'importance de l'expression artistique partout.
Peut-être ce collectionneur est-il lié à la Galerie d'art aborigène d'Australie sur le site de laquelle j'ai trouvé des notices sur quelques-uns des artistes exposés ? https://www.aborigene.fr/
Cette exposition aide vraiment à entrer dans ce monde original.
Ton billet, les œuvres que tu montres et celles que je connais m’incitent vraiment à me plonger dans les signes et leurs significations.
En plus d'être beau, c'est passionnant, merci beaucoup.
Avec plaisir, Colo. Dorénavant, grâce à cette expo, je ne regarderai plus les œuvres aborigènes de la même façon.
intéressant! et tout un territoire à découvrir (dont je ne connais rien)
Comme moi, avant cette visite. Peu de monde au musée, je m'y suis sentie très à l'aise. J'espère que tu pourras venir à Bruxelles un jour ou l'autre.
Je te confirme qu'il y a bien de l'art aborigène au musée du Quai Branly, j'y suis allée plusieurs fois. C'est vrai qu'il est vaste et très fourni.
Merci. Je vais aller voir sur le site du musée. Bonne soirée, Aifelle.
Tania, l'art aborigène ressemble à la photographie aérienne, la vraie vue à vol d'oiseau. Merci pour cet article
Peinture à vol d'oiseau, voilà une belle définition. Merci, Jane.
OUi, l'art à vol d'oiseau, quelle belle définition. Et combien nous en avons besoin de prendre de la hauteur ! Merci pour ce bel article.
Ravie qu'il t'ait intéressée. A bientôt.
Bonjour Tania, et un grand merci, j'ai toujours adoré l'art aborigène, ces représentations qui semblent simples, mais qui ne le sont pas vraiment, et tout ce qu'elles renferment... à bientôt
Bonjour, Claude. Comme je l'ai déjà dit, je regarde à présent cet art d'un autre œil, par-delà les apparences.
Impressionnant, en fait.
Et porteur d'un regard neuf et plus éclairé.
A creuser, merci !
Pour creuser, je recommande les "12 clés" du Guide (pages 6 à 9, à imprimer pour pouvoir lire dans toutes les directions).
Avec plaisir, K.
Merci pour ce bel article. Mon mari et moi sommes très admirateurs de l'art aborigène ( au point que nous avons osé franchir la porte d'une galerie parisienne spécialisée et nous nous sommes offerts une toile pour notre mariage ). Je confirme pour le musée du Quai Branly. Il y a également de belles toiles au musée des Confluences de Lyon. Il y a une magie dans cet art, c'est certain, une initiation, surtout pour notre regard occidental. Ces toiles, souvent peintes à plat, ne répondent pas à nos codes. L'accrochage est toujours arbitraire. En fait, il n'y a pas " de sens " pour les regarder ". Et on ne se lasse pas de les regarder, on y voit toujours quelque chose, différent parfois.
Bonjour, Marilyne. Tu connais et aimes cet art. Ta remarque sur l'absence de sens pour les regarder répond à une question que je me posais, ayant vu certaines peintures présentées ailleurs dans un autre axe que celui de l'accrochage à l'exposition. Pourrait-on dire que les aborigènes nous invitent à regarder la terre comme un grand tout, comme nous regardons le ciel ?
Merci pour ton éclairage. On peut regarder ces peintures longuement et sans se lasser, c'est vrai, une fois qu'on est prêt à les "recevoir".
Oui, ce serait ça. Il y a cette notion de vue et de vision. Le regard n'est pas fixe. Ce n'est pas vraiment de la " peinture abstraite ".
Merci pour ta réponse - une vision de la terre très concrète même.
Œuvres superbes, je ne sais si les Aborigènes eux-mêmes peuvent en expliquer le sens réel, ce sont des œuvres qui me semblent monter des profondeurs de l'âme, elles tissent le lien de l'homme et de la nature, j'en ressens vraiment le côté sacré. "Mon pays" a ma faveur dans ce que tu nous proposes...
En principe, le catalogue sera disponible à la fin du mois et je serai contente de m'y plonger pour approfondir ce que j'ai ressenti en découvrant ces peintures.
Autant de toiles ! Cette exposition m'aurait emballée, je n'en ai vues que très peu au musée du quai Branly.
Cette cohérence (donnée par les tons de terre venant de pigments extraits de cette même terre, par cet aspect vu du ciel comme les mystérieux géoglyphes) leur donne une grande force. A la fois contemporaines et ancestrales.
Merci pour ce bel article Tania !
Bonjour, Claudie. Oui, ce passé-présent des peintures aborigènes est fascinant.
C'est effectivement magnifique. Un horizon qui s'ouvre, une vision, comme tu le remarques, qui semble "vue du ciel". Je suis très impressionnée par cette posture de l'artiste à la fois immergé dans son monde mais en retrait également, comme par respect pour la création.
Merci pour ce bel article.
Bonjour, Marie. Cette exposition m'a permis de mieux approcher cette vision du monde centrée sur les territoires et les ancêtres., si différente de notre conception de l'art pictural et qui nous touche néanmoins.
j'adore!
Extra !