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féminisme - Page 4

  • Que faire de sa vie

    ernaux,la femme gelée,roman,littérature française,femme,féminisme,apprentissage,mariage,culture« Je lis. Sartre, Camus, naturellement. Comme les problèmes de robes et de rancarts foirés paraissent mesquins. Lectures libératrices qui m’éloignent définitivement du feuilleton et roman pour femmes. Que ces livres soient écrits par des hommes, que les héros en soient aussi des hommes, je n’y prête aucune attention, Roquentin ou Meursault je m’identifie. Que faire de sa vie, la question n’a pas de sexe, la réponse non plus, je le crois naïvement l’année du bac. Je marche avec une maxime : agir de façon à ne pas avoir de regrets. Qui m’a soufflé ce principe, Gide pas encore et je ne doute même pas qu’il est impraticable pour une fille. Ça ne va pas tarder. »

    Annie Ernaux, La femme gelée

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    P.-S. Signalée par La petite verrière, cette "lettre d'intérieur" d'Annie Ernaux au président Macron (France Inter, 30/3/2020) : https://www.franceinter.fr/emissions/lettres-d-interieur/lettres-d-interieur-30-mars-2020

  • La vie qui se fige

    Comment vivre, être soi, devenir quelqu’un, voilà le sujet de La femme gelée, un des premiers romans d’Annie Ernaux (1981). Dans une œuvre plus récente, peut-être son chef-d’œuvre, Les années, elle a repris de manière plus large le thème d’un destin féminin dans la seconde moitié du XXe siècle. Je reprends à un extrait que j’avais cité ce bout de phrase qui correspond parfaitement au point de vue de l’écrivaine : « il y a toutes les choses sur lesquelles la société fait silence et ne sait pas qu’elle le fait, vouant au mal-être solitaire ceux et celles qui ressentent ces choses sans pouvoir les nommer ».

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    © Armand Vanderlick (1897-1985)

    Des femmes modèles, des fées du logis, la narratrice n’en voit pas beaucoup autour d’elles durant son enfance : « Mes femmes à moi, elles avaient toutes le verbe haut, des corps mal surveillés, trop lourds ou trop plats, des doigts râpeux, des figures pas fardées du tout, ou alors le paquet (…) ». Elles travaillaient aux champs, à l’usine ou dans un commerce. Ses parents tiennent un café-épicerie, son père fait la cuisine. La narratrice adore sa mère : « la force et la tempête, mais aussi la beauté, la curiosité des choses, figure de proue qui m’ouvre l’avenir et m’affirme qu’il ne faut jamais avoir peur de rien ni de personne. »

    C’est grâce à elle, à eux, que cette fille unique vit une enfance « sans cette idée que les petites filles sont des êtres doux et faibles, inférieurs aux garçons ». Plutôt heureuse d’être une fille, même si elle est grande et costaude, libre de rêver sur son vélo. Annie Ernaux rappelle les jeux de l’enfance, les critiques entendues et la conviction transmise par sa mère : elle deviendra quelqu’un. Il lui faut récolter de bonnes notes à l’école pour mener « une vie libre ».

    Les choses du corps, des garçons, des vêtements, c’est par les autres filles qu’elle les apprend, et les livres comptent plus que « les demoiselles de l’école » et leur prêchi-prêcha – « Sachez-le, la dirlo me fixe sévèrement, on peut avoir dix partout et ne pas plaire au bon Dieu. » Sa mère lui dit de travailler, peu importe le reste. « La vraie mère, c’était lié pour moi à un mode de vie qui n’était pas le mien. » Silence, propreté, élégance, c’était chez Marie-Jeanne : « L’ordre et la paix. Le paradis. Dix ans plus tard, c’est moi dans une cuisine rutilante et muette, les fraises et la farine, je suis entrée dans l’image et j’en crève. »

    L’adolescence change ses rêves : comment devenir une fille « gironde », plaire, se rapprocher de l’idéal féminin bourgeois ? C’est une amie délurée, grande lectrice de Nous deux, qui lui apprend « le code » : « Des types nous suivent. Ne pas leur répondre, tu aurais l’air de les encourager, elle m’apprend à vivre, Brigitte, le code encore et toujours. » Quel sera son avenir ? « Pas facile de traquer la part de la liberté et celle du conditionnement, je la croyais droite ma ligne de fille, ça part dans tous les sens. » Brigitte lui explique ce qui est normal, d’où cette expression méprisante sur son père qui fait la vaisselle, « l’homme-lavette ».

    Etude, travail, volonté, orgueil, des clés pour survivre. Mais se pose le problème de rencontrer « l’autre moitié du monde » : « L’idée d’inégalité entre les garçons et moi, de différence autre que physique, je ne la connaissais pas vraiment pour ne l’avoir jamais vécue. Ça a été une catastrophe. » Apprendre à subir la drague, à écouter les hommes parler de ce qu’ils font sans jamais attacher d’importance à ce qu’elle fait, à ne pas les ennuyer ni les vexer… Découvrir que leur liberté sexuelle ne lui est pas permise. Observer les trop tôt mariées et éteintes – « A chaque fois pour moi ce sera comme si elles étaient mortes et moi toujours vivante. »

    « J’ai été une braque. » Après le lycée, elle choisit la fac de lettres, l’enseignement : « Prof, le mot qui ploufe comme un caillou dans une flaque, femmes victorieuses, reines des classes, adorées ou haïes, jamais insignifiantes, je ne me pose pas encore la question de savoir à laquelle je ressemblerai. » Quatre années affamées de tout, « de rencontres, de paroles, de livres et de connaissances ». Et à espérer un homme pas comme les autres qui lui évitera « tous les pièges et toutes les humiliations ».

    Elle en rencontre un, fait l’amour et des projets. « Mais les signes de ce qui m’attendait réellement, je les ai tous négligés. » La femme gelée illustre bien des parcours de femme. Quel que soit son chemin, chacune y reconnaîtra une part de soi. On n’échappe pas à « la différence », comme l’écrit Annie Ernaux, qu’elle soit culturelle ou sociale ou liée au genre. Elle décrit la fatigue, l’enlisement : « Toute mon histoire de femme est celle d’un escalier qu’on descend en renâclant. » Pas drôle, la vie comme la raconte Annie Ernaux, dans un style dépoussiéré des convenances, plein de rythme, qui fait coller ce roman au plus près de la réalité vécue. Merci à celle qui me l’a offert.

  • Filles du Dr March

    Si vous avez lu jadis Les quatre filles du Dr March (1868-1869) ou vu l’une de ses nombreuses adaptations cinématographiques, vous vous laisserez peut-être tenter comme moi par le dernier film de Greta Gerwig (Little women, 2019). La romancière américaine Louisa May Alcott (1832-1888), abolitionniste, écrivaine engagée, infirmière durant la guerre, s’est inspirée de sa propre vie dans ce roman.

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    Saoirse Ronan, l’interprète de Jo March (en vedette sur l’affiche ci-dessus), le personnage dans lequel Louisa May Alcott a mis beaucoup d’elle-même, est vraiment magnifique dans le rôle ; plusieurs prix l’ont récompensée cette année. Jo est une jeune femme indépendante, décidée à contribuer aux frais de la maison grâce à ses écrits – le film commence quand elle se rend dans les bureaux d’un journal pour y vendre une nouvelle –, méfiante par rapport au mariage tant elle tient à sa liberté.

    Le film alterne entre cette période de sa vie où elle commence à vivre de manière autonome et les souvenirs de la maison familiale, sept ans plus tôt. Les quatre filles du Dr March y étaient souvent seules. Leur mère, très soucieuse de la situation des familles pauvres, était souvent occupée ailleurs. Leur père, le pasteur March, le plus souvent absent, s’était engagé dans l’armée nordiste. (Niki s’est attardée sur ce personnage dans un billet sur March de Geraldine Brooks.) Hubert Heyrendt signale dans La Libre que le « docteur » du titre français était « une pure invention de l’éditeur français pour masquer le fait que leur père était en fait pasteur ».

    L’entente entre elles protège Meg, Jo, Beth et Amy – la plus jeune, jalouse des talents de Jo –, du sentiment d’abandon : elles aiment s’amuser ensemble au grenier, préparer un spectacle d’après une pièce écrite par Jo pour Noël ou s’adonner à leurs passions. Jo écrit, Beth joue du piano, Amy dessine et peint (inspirée par May, la sœur artiste de la romancière), tandis que l’aînée, Meg (Emma Watson), la plus jolie, se montre aussi la plus coquette.

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    L'affiche en V. O.

    A l’adolescence, les filles March ont pour voisin un veuf esseulé dans sa magnifique maison, préoccupé par son fils Laurence, dit Laurie (Timothée Chalamet se montre ici plus fade que dans Un jour de pluie à New York de Woody Allen ; dans un petit rôle secondaire, Louis Garrel m’a paru plus convaincant.) Très indocile avec son précepteur et très intéressé par les années et venues des sœurs March, Laurie se lie d’amitié avec Jo qui l’introduit dans leur cercle, malgré les protestations des autres qui préféreraient rester entre filles. Quant au veuf, il reprendra des couleurs en écoutant Beth jouer du piano dans son salon de musique.

    Nous sommes au XIXe siècle, en pleine guerre de Sécession. Le manque de moyens pèse sur cette famille quasi ruinée par la générosité du Dr March. Tante March, sa riche sœur, ne cesse de rappeler que seul un mariage avisé – c’est-à-dire avec un homme fortuné – peut leur procurer une meilleure situation sociale. Meryl Streep est parfaite dans le rôle de la tante, dragon mais bienveillante, et décidée à les aider à décrocher le bon parti. Laura Dern campe avec sensibilité la mère des filles March, une femme courageuse et attentive à leur épanouissement.

    Le film n’est pas pour autant passéiste. On s’attache à ces adolescentes qui admirent le dévouement de leur mère et l’aident comme elles peuvent. On prend plaisir à observer leur complicité, à voir évoluer leur conscience d’elle-même, leur approche de la société. Elles font face à des difficultés très concrètes : aller au bal sans robe de soirée, partager un petit déjeuner, ne pas être continuellement accompagnée par les plus jeunes quand on sort, réagir sincèrement quand on reçoit une déclaration d’amour…

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    L'affiche québécoise

    Les filles du Dr March est un film chaleureux, sympathique, agréable à suivre (beaux décors et costumes, facture classique). L’apprentissage de la vie, les joies et les peines, l’amitié et l’amour, la famille, les bals, le désir de s’émanciper… Le charme désuet d’une époque révolue se combine à des thèmes qui restent d’actualité, mutatis mutandis. Il me semble que les valeurs illustrées à travers cette histoire ont dû influencer par mal d’entre nous qui avons lu Alcott dans notre jeunesse et y avons trouvé un modèle de jeune femme à la fois volontaire et sensible, décidée à se réaliser pleinement – une dimension féministe avant l’heure accentuée par la réalisatrice.

    Little women de Greta Gerwig est un film sans temps morts, même s’il dure deux heures et quart ; la musique parfois trop enjouée et envahissante, les changements d’époque (avec les mêmes actrices) nuisent un peu à la profondeur des sentiments. Je termine avec cette remarque de Marcos Uzal dans Libération : « Une phrase de la romancière sert d’exergue au film : « J’ai eu beaucoup de problèmes, alors j’écris des histoires gaies. »»

  • Vivre seule

    mona chollet,sorcières,la puissance invaincue des femmes,essai,littérature française,chasse aux sorcières,indépendance,maternité,vieillesse,vision du monde,féminisme,culture« Loin de l’isolement misérable que les préjugés associent au fait de vivre seule, cet affinement inlassable de leur identité produit un double effet : il leur permet d’apprivoiser et même de savourer cette solitude à laquelle la plupart des gens, mariés ou pas, sont confrontés, au moins par périodes, au cours de leur vie, mais aussi de nouer des relations particulièrement intenses, car émanant du cœur de leur personnalité plutôt que de rôles sociaux convenus. En ce sens, la connaissance de soi n’est pas un « égoïsme », un repli sur soi, mais une voie royale vers les autres. Contrairement à ce que veut nous faire croire une propagande insistante, la féminité traditionnelle n’est pas une planche de salut : chercher à l’incarner, adhérer à ses valeurs, loin d’assurer notre immunité, nous affaiblit et nous appauvrit. »

    Mona Chollet, Sorcières. La puissance invaincue des femmes

    Philibert Cockx, Femme peignant

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    Pour info, les inscriptions aux « Estivales 2019 »,
    promenades guidées dans Schaerbeek,
    sont ouvertes : https://www.1030.be/fr/estivales-2019

  • Femmes et Sorcières

    Mona Chollet s’attache dans Sorcières. La puissance invaincue des femmes (2018) à creuser ce que recouvre une telle désignation. L’image de la sorcière varie à travers les siècles. Si la « chasse aux sorcières » désigne couramment la mise à l’écart de ses opposants politiques par un gouvernement, n’oublions pas que les sorcières ont vraiment été chassées, condamnées, brûlées. Leur puissance faisait peur. Les féministes y voient les prémices de la violence masculine envers les femmes.

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    Fascinée moins par la sorcière de Blanche-Neige que par Floppy Le Redoux (dans Le Château des enfants volés de Maria Gripe), Mona Chollet raconte comme elle était impressionnée par son aura, « faite de calme profond, de mystère, de clairvoyance ». Dans la frayeur délicieuse qui s’emparait d’elle et de ses camarades devant ces personnages imaginaires, elle percevait une promesse : « On sentait soudain que tout était possible, et peut-être aussi que la joliesse inoffensive, la gentillesse gazouillante n’étaient pas le seul destin féminin envisageable. »

    « Sorcière » : il lui a fallu longtemps pour retrouver sous le mot « la pire des marques d’infamie, l’imputation mensongère qui avait valu la torture et la mort à des dizaines de milliers de femmes » en Europe, aux XVIe et XVIIe siècles. Le mythe de la sorcière naît peu après l’apparition de l’imprimerie avec la publication de l’œuvre de deux inquisiteurs en 1487 : Malleus maleficarum (Le Marteau des sorcières) d’Henri Institoris et Jakob Sprenger. « Réédité une quinzaine de fois, il fut diffusé à trente mille exemplaires dans toute l’Europe durant les grandes chasses. »

    Les juges s’en serviront et le succès de l’ouvrage fera naître « d’autres vocations de démonologues ». Dans les procès pour sorcellerie, 80% des accusés et 85% des condamnés étaient des femmes. Magicienne ou guérisseuse, caractère fort ou de sexualité « un peu trop libre », « toute tête féminine qui dépassait pouvait susciter des vocations de chasseur de sorcières. » Le Marteau des sorcières affirmait qu’elles pouvaient faire disparaître les sexes masculins et même en faisaient collection ! L’américaine Anne L. Barstow juge aussi extraordinaire que ces événements « l’obstination mise par les historiens à nier que les chasses aux sorcières furent une « explosion de misogynie » ».

    En 1968 est né à New York le mouvement WITCH (Women’s International Terrorist Conspiracy from Hell). Les féministes ont compris que sous le mot « sorcières », il fallait lire « femmes » et ont revendiqué d’en être – rappelez-vous la revue Sorcières ou encore la belle chanson d’Anne Sylvestre, Une sorcière comme les autres. Son champ d’étude étant très vaste, Mona Chollet développe quatre aspects associés aux sorcières : l’indépendance, l’absence d’enfantement, la vieillesse, une autre vision du monde.

    Mener « une vie à soi » sans se marier ni devenir mère, c’est prendre le contrepied de l’idéal de la femme au foyer, un choix défendu par certaines féministes. Une enquête sociologique d’Erika Flahault (2009) a classé les femmes seules en trois catégories : « en manque » pour celles qui subissent cette situation et en souffrent, « en marche » pour celles qui apprennent à l’apprécier, « les apostates du conjugal » pour celles qui organisent volontairement « leur vie, leurs amours et leurs amitiés en dehors du cadre du couple ».

    Faits d’histoire, films, livres, manuels de psychologie, séries télé, il ne manque pas d’exemples pour diaboliser la femme indépendante ou autonome. A l’opposé de ceux qui estiment que « le seul destin féminin concevable reste le don de soi », le collectif Les Chimères dénonce : « Une « vraie » femme, c’est un cimetière de désirs, de rêves manqués, d’illusions ». Celles qui choisissent de ne pas procréer suscitent le malaise. Mona Chollet en témoigne : « Ayant accumulé les problèmes de santé au cours de ma vie, j’éprouve un grand soulagement à ne pas avoir dû partager avec un enfant, en le portant d’abord dans mon ventre puis dans mes bras, les ressources physiques qu’il me restait. »

    « L’inégalité entre les sexes liée à l’âge est à la fois l’une des plus faciles à constater et l’une des plus difficiles à contester. » La troisième partie de Sorcières explore la façon de voir ou de vivre le vieillissement, l’évolution des mentalités. Elle se termine sur une belle citation de Susan Sontag. De façon surprenante et sincère, Mona Chollet parle pour finir de sa « stupidité » et du sentiment d’incompétence qu’elle a souvent ressenti face aux explications masculines du monde.

    Et pourtant, la maîtrise excessive de la nature peut être vue aujourd’hui comme responsable de grands désordres. En témoigne « la lente extension à toute la planète, à partir de l’Occident de la Renaissance, d’une logique marchande, froidement calculatrice, présentée à tort comme un sommet de rationalité » (Jean-François Billeter). Cette manière d’étrangler la nature ne serait-elle pas à rapprocher de la chasse aux sorcières ? Mona Chollet va jusqu’à débusquer « une hostilité foncière envers les femmes et un culte des attitudes viriles » chez certains médecins. Avec Sorcières, Mona Chollet décrypte des comportements d’hier et d’aujourd’hui.