Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

La vie qui se fige

Comment vivre, être soi, devenir quelqu’un, voilà le sujet de La femme gelée, un des premiers romans d’Annie Ernaux (1981). Dans une œuvre plus récente, peut-être son chef-d’œuvre, Les années, elle a repris de manière plus large le thème d’un destin féminin dans la seconde moitié du XXe siècle. Je reprends à un extrait que j’avais cité ce bout de phrase qui correspond parfaitement au point de vue de l’écrivaine : « il y a toutes les choses sur lesquelles la société fait silence et ne sait pas qu’elle le fait, vouant au mal-être solitaire ceux et celles qui ressentent ces choses sans pouvoir les nommer ».

ernaux,la femme gelée,roman,littérature française,femme,féminisme,apprentissage,mariage,culture
© Armand Vanderlick (1897-1985)

Des femmes modèles, des fées du logis, la narratrice n’en voit pas beaucoup autour d’elles durant son enfance : « Mes femmes à moi, elles avaient toutes le verbe haut, des corps mal surveillés, trop lourds ou trop plats, des doigts râpeux, des figures pas fardées du tout, ou alors le paquet (…) ». Elles travaillaient aux champs, à l’usine ou dans un commerce. Ses parents tiennent un café-épicerie, son père fait la cuisine. La narratrice adore sa mère : « la force et la tempête, mais aussi la beauté, la curiosité des choses, figure de proue qui m’ouvre l’avenir et m’affirme qu’il ne faut jamais avoir peur de rien ni de personne. »

C’est grâce à elle, à eux, que cette fille unique vit une enfance « sans cette idée que les petites filles sont des êtres doux et faibles, inférieurs aux garçons ». Plutôt heureuse d’être une fille, même si elle est grande et costaude, libre de rêver sur son vélo. Annie Ernaux rappelle les jeux de l’enfance, les critiques entendues et la conviction transmise par sa mère : elle deviendra quelqu’un. Il lui faut récolter de bonnes notes à l’école pour mener « une vie libre ».

Les choses du corps, des garçons, des vêtements, c’est par les autres filles qu’elle les apprend, et les livres comptent plus que « les demoiselles de l’école » et leur prêchi-prêcha – « Sachez-le, la dirlo me fixe sévèrement, on peut avoir dix partout et ne pas plaire au bon Dieu. » Sa mère lui dit de travailler, peu importe le reste. « La vraie mère, c’était lié pour moi à un mode de vie qui n’était pas le mien. » Silence, propreté, élégance, c’était chez Marie-Jeanne : « L’ordre et la paix. Le paradis. Dix ans plus tard, c’est moi dans une cuisine rutilante et muette, les fraises et la farine, je suis entrée dans l’image et j’en crève. »

L’adolescence change ses rêves : comment devenir une fille « gironde », plaire, se rapprocher de l’idéal féminin bourgeois ? C’est une amie délurée, grande lectrice de Nous deux, qui lui apprend « le code » : « Des types nous suivent. Ne pas leur répondre, tu aurais l’air de les encourager, elle m’apprend à vivre, Brigitte, le code encore et toujours. » Quel sera son avenir ? « Pas facile de traquer la part de la liberté et celle du conditionnement, je la croyais droite ma ligne de fille, ça part dans tous les sens. » Brigitte lui explique ce qui est normal, d’où cette expression méprisante sur son père qui fait la vaisselle, « l’homme-lavette ».

Etude, travail, volonté, orgueil, des clés pour survivre. Mais se pose le problème de rencontrer « l’autre moitié du monde » : « L’idée d’inégalité entre les garçons et moi, de différence autre que physique, je ne la connaissais pas vraiment pour ne l’avoir jamais vécue. Ça a été une catastrophe. » Apprendre à subir la drague, à écouter les hommes parler de ce qu’ils font sans jamais attacher d’importance à ce qu’elle fait, à ne pas les ennuyer ni les vexer… Découvrir que leur liberté sexuelle ne lui est pas permise. Observer les trop tôt mariées et éteintes – « A chaque fois pour moi ce sera comme si elles étaient mortes et moi toujours vivante. »

« J’ai été une braque. » Après le lycée, elle choisit la fac de lettres, l’enseignement : « Prof, le mot qui ploufe comme un caillou dans une flaque, femmes victorieuses, reines des classes, adorées ou haïes, jamais insignifiantes, je ne me pose pas encore la question de savoir à laquelle je ressemblerai. » Quatre années affamées de tout, « de rencontres, de paroles, de livres et de connaissances ». Et à espérer un homme pas comme les autres qui lui évitera « tous les pièges et toutes les humiliations ».

Elle en rencontre un, fait l’amour et des projets. « Mais les signes de ce qui m’attendait réellement, je les ai tous négligés. » La femme gelée illustre bien des parcours de femme. Quel que soit son chemin, chacune y reconnaîtra une part de soi. On n’échappe pas à « la différence », comme l’écrit Annie Ernaux, qu’elle soit culturelle ou sociale ou liée au genre. Elle décrit la fatigue, l’enlisement : « Toute mon histoire de femme est celle d’un escalier qu’on descend en renâclant. » Pas drôle, la vie comme la raconte Annie Ernaux, dans un style dépoussiéré des convenances, plein de rythme, qui fait coller ce roman au plus près de la réalité vécue. Merci à celle qui me l’a offert.

Commentaires

  • Oui, un roman où le lecteur assiste, impuissant et consterné, à la progressive et inévitable "mise de dans le moule" de cette jeune fille. La progression est parfaitement calculée, on s'y retrouve souvent, hélas, et l’écriture précise, si caractéristique de Annie Ernaux , nous emporte vers....(je ne raconterai pas la fin!)
    Un roman qui m'a beaucoup marquée.
    Merci Tania, bonne journée.

  • Merci à toi, Colo. Une évolution implacable, en effet.

  • Chaque roman d'Annie Ernaux a été une révélation pour moi, je les ai tous, et ils tiennent une place de choix dans la bibliothèque. S'ils sont prêtés je note qu'ils sont prêtés car ils me sont précieux.
    Elle nous révèle, décrypte avec un immense talent nos moments de vie enfouis et brumeux.
    Comme toi , je pense que "Les Années " est son chef d’œuvre. "L'autre fille" (sur un tout autre sujet ) est admirable aussi.
    Merci de parler d'elle ici Tania, belle journée, je t'embrasse.

  • Merci pour cet autre titre, Claudie. C'est une écrivaine que j'associe toujours à une collègue décédée beaucoup trop jeune, qui me l'a fait découvrir.

  • N'étant pas une grande lectrice de romans ( à part les classiques de la littérature ) ) , je n'ai pas lu Annie Ernaux et ne peux guère me prononcer..
    Mais j'ai toujours refusé dans ma déjà longue vie, de me considérer comme victime "renâclante ", par orgueil ? par tempérament ? Je ne sais qu'une chose : l'adage "un caractère, un destin " est vrai , en ce qui me concerne du moins !

  • Je partage ce refus, Béatrice (j'ai compris un peu tard que c'est sans doute le livre papier de Mona Chollet qui n'est plus disponible, excusez-moi). Un bel adage !

  • Je ne lis pas beaucoup Annie Ernaux, mais celui- ci m'a marquée! Jamais je ne me suis sentie victime, ma mère était une femme forte; je suis heureuse d'être femme aussi, fière.
    Nous sommes formidables et une moitié de l'univers.
    Les occidentales ne devraient pas trop se plaindre, mais voir la condition d'autres femmes dans le monde.
    Pour ma part, j'ai lu un livre d'entretien vraiment formidables et m'en servirai un jour (avec de larges extraits) sur mon blog, car il est riche et passionnant………..Amitiés!

  • Waouh, merci pour cette belle déclaration, Anne.

  • Il y a toujours des moments de l'existence où l'on se sent victime, de quelque chose, de quelqu'un, de la société... Le poids de l'éducation est le pire il me semble, c'est celui qui a été le plus pesant pour moi, et il faut une vie entière pour s'en défaire petit à petit. Haut les cœurs, merci Annie Ernaux et merci Tania pour cette suggestion de lecture. Bises ensoleillées. brigitte

  • Comme ce n'est pas un texte réjouissant, tu peux attendre des circonstances plus favorables pour le lire, peut-être. Courage, Brigitte, carpe diem. Bises ensoleillées aussi.

  • j'ai beaucoup aimé La Place, par contre dans La Honte je lui reproche de nommer d'autres personnes et de raconter sur elles des choses peu reluisantes sans respecter leur anonymat.
    (j'avais fait un billet là-dessus, à l'époque ;-))

  • Pas lu "La Honte", mais bien ce billet dont tu parles. Bonne après-midi, Adrienne.

  • Une de mes lectrices, lectrices chez toi aussi, me l'a envoyé, et j'ai hâte de le lire tant, comme elle l'avait pressenti, je trouve des échos familiers, les plus tristes finalement...

  • Je t'en souhaite bonne lecture, Edmée, et j'espère que tu supportes bien, aussi bien que possible, cette situation inédite.

  • Pourquoi pas ? A toi de voir. Bonne journée, Claudialucia.

  • Je me disais ces jours-ci que ce serait intéressant d'avoir un texte d'elle, plus tard, sur ce que nous vivons en ce moment. J'ai lu presque tout d'elle et j'aimerais bien relire d'ailleurs. Je me retrouve dans tellement de choses, je suis née pas très longtemps après elle, dans la même région, avec les mêmes interdits, les mêmes codes ; les différences commencent avec une mère beaucoup moins favorable aux études des filles chez moi ...

  • Une écrivaine que tu aimes, je le sais, et un roman que tu auras lu avant de commencer ton blog, je suppose. C'est très intéressant de découvrir dans un livre un univers qu'on connaît. C'est un cadeau d'être poussée dans les études par ses parents, et ce n'est pas encore le cas partout ni pour tout le monde.

  • L'image (pertinente) de la femme de Vanderlick m'effraie un peu, elle paraît représenter le désarroi dans lequel le confinement risque de plonger.
    Portez-vous bien, faites attention à vous.

  • Merci de votre sollicitude, j'ai choisi cette peinture en rapport avec le sujet, comme vous l'avez remarqué. Pour ma part, je supporte bien la vie sédentaire (mais pas du tout de ne pouvoir visiter ma mère très âgée et alitée).

  • Je suis d'un naturel casanier, rester chez soi ne me pèse pas trop, contrairement à ma compagne.
    Je trouve que les chiffres publiés à 11h figent, frisson glacé, pour rester dans la tonalité du livre de Annie Ernaux.

  • Je rentre d'une courte promenade en zigzags, changeant de trottoir pour ne croiser personne - le printemps éclate dans les jardinets de ville. Oui, ces résultats sont très préoccupants. Voyons ce que va annoncer le "conseil de crise", et puis changeons-nous les idées autant que possible.

  • comme je le disais dans un commentaire qui ne semble pas avoir paru, je n'ai jamais lu cette autrice dont j'entends pourtant beaucoup de bien

  • Désolée pour ce commentaire perdu je ne sais où. Cela nous arrive à toutes, à tous, de ne pas faire le pas vers certains écrivains, pour toutes sortes de raisons qui tiennent à eux ou à nous.

  • J'adore Ernaux et son style. J'en lis un de temps en temps mais je n'ai pas lu celui-là, ni les années... Mais je sais que je les lirai...

  • Il me reste bien des titres à découvrir aussi.

Écrire un commentaire

Optionnel