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féminisme - Page 2

  • Kidnappées rebelles

    Dans Mercy, Mary, Patty, Lola Lafon a choisi, comme elle excelle à le faire d’un livre à l’autre, un point de vue original pour revenir sur l’histoire de Patricia Hearst, la petite-fille d’un magnat de la presse américaine enlevée en 1974 et passée du côté des révolutionnaires qui l’avaient enlevée. Son titre est calqué sur Mercy Mary Patty, celui de l’essai de Gene Geneva, une prof américaine engagée par l’avocat de la défense au procès de Patricia Hearst ; elle y reliait le cas de « Patty » à ceux de deux autres jeunes filles disparues : Mercy Short en 1690 et Mary Jemison en 1755, qui comme elle s’étaient rebellées contre leur propre camp.

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    Patricia Hearst (Photos de presse)

    Gene Neveva (personnage fictif malgré les apparences) est le « vous » auquel s’adresse la narratrice dès la première phrase : « Vous écrivez les jeunes filles qui disparaissent. » Professeure d’université, Neveva a enseigné deux ans en France dans les Landes (« Modes de vie et culture américaine » au Collège des Dunes). En octobre 1975, elle avait mis une annonce dans deux boulangeries : elle cherchait une « étudiante très bon niveau d’anglais oral et écrit, job temps plein d’une durée de quinze jours. Adultes s’abstenir. »

    Un carton plein de coupures de presse à lire, de minicassettes à écouter, dans l’ordre chronologique, pour en faire une synthèse, voilà la tâche de la candidate sélectionnée, bien qu’elle ne sache rien de l’affaire Hearst. « Quinze jours pour trancher, qui est la vraie Patricia, une marxiste terroriste, une étudiante paumée, une authentique révolutionnaire, une pauvre petite fille riche, héritière à la dérive, … » Violette, dix-huit ans, ira travailler tous les jours chez Gene Neveva, accueillie par son chien Lenny, ou plutôt Violaine, prénom improvisé par Violette après une remarque sur son prénom qui ne lui va pas tellement.

    Chaque jour, Violaine découvre l’histoire de Patricia, enlevée à dix-neuf ans, de sa famille, de ses ravisseurs de la SLA (« Armée symbionaise de libération »). Elle prend des notes sur son travail et aussi, pour elle-même, sur Gene Neveva, sur ces journées peu ordinaires à parler anglais avec une Américaine excentrique qui ne cesse de remettre en question les réponses et réactions de son assistante, pour l’inciter à réfléchir. Auprès de Gene Neveva, Violaine qu’au lycée on surnomme « la Vierge » respire un autre air. Quand elle rentre chez ses parents, leur conformisme la frappe davantage. Eux trouvent leur fille sérieuse, peut-être pas assez décontractée, ils l’enverront dans une école de secrétariat bilingue.

    En plus de rendre compte de leurs travaux et discussions, la narratrice s’interroge aussi sur la relation entre les deux femmes : « L’avez-vous vraiment rencontrée, votre assistante, ou l’avez-vous parcourue et estimée en un clin d’œil tandis que vous dissertiez sur la liberté des femmes ? Bien sûr, en 1975, vous étiez l’adulte, sa supérieure à qui elle ne confiait pas grand-chose. J’ai pour moi l’avantage de ses notes qu’elle m’a confiées et le recul des années passées. »

    Curieuse de lire le rapport final, introuvable, de Gene Neveva, et de comprendre les tenants et aboutissants de l’affaire Hearst, la narratrice finit par reprendre des études au Smith College (Northampton, Massachussets), pour suivre les cours de celle qui défend les jeunes filles « chavirées » et la rencontrer. « Il fallait une forme polyphonique où aucune voix ne prendrait le dessus » dit Lola Lafon dans L’Obs. Elle l’a trouvée dans Mercy, Mary, Patty pour raconter, analyser les regards et les discours sur ces kidnappées rebelles et leur liberté.

  • S'émanciper

    luisa carnes,tea rooms,roman,littérature espagnole,société,pauvreté,salon de thé,service,injustice sociale,révolte,féminisme,culture,extrait« Ici, les seules femmes qui pourraient s’émanciper grâce à la culture ce sont les filles des grands propriétaires, des banquiers, des commerçants prospères ; et ce sont précisément les seules femmes qui se moquent complètement de leur émancipation, parce qu’elles n’ont jamais porté de souliers usés, n’ont jamais connu la faim qui engendre des rebelles. Matilde a entendu quelque chose à ce sujet, elle ne sait plus où ; ou alors elle l’a lu dans un livre, mais là non plus elle ne se souvient pas dans lequel exactement. Dans les pays capitalistes, et en particulier en Espagne, il existe un dilemme difficile à résoudre : choisir le foyer, par l’intermédiaire du mariage, ou l’usine, l’atelier et le bureau. L’obligation de contribuer à vie au plaisir de l’autre, ou la soumission absolue au patron ou au supérieur immédiat. D’une façon ou d’une autre, l’humiliation, la soumission au mari ou au maître spoliateur.
    Est-ce que cela ne revient pas exactement au même ?
    – Ne prends pas cet air grave, voyons ; je ne t’en parlerai plus.
    – Mais je ne prends pas un air grave, Antonia. »

    Luisa Carnés, Tea rooms. Femmes ouvrières

    Couverture inspirée par l'uniforme des ouvrières
    &
    Achevé d’imprimer original en dernière page
    (ci-contre, cf. la silhouette de Luisa Carnés)

  • L'escalier de service

    Dès les premières pages de Tea rooms. Femmes ouvrières de Luisa Carnés (traduit de l’espagnol par Michelle Ortuno), j’ai reconnu Matilde, la jeune femme qui passe un entretien d’embauche dans un bureau, une des nombreuses candidates « de styles et d’âges des plus variés » à s’y présenter, puis à rentrer chez elle après avoir donné les dix centimes qui lui restent à l’achat d’un beignet chaud plutôt qu’à prendre le tramway, malgré la pluie qui s’infiltre dans ses chaussures usées. Comme je n’en avais pas parlé ici, j’ai relu ce roman trop longtemps ignoré.

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    Sur des palissades, on a écrit « Ouvriers ! Préparez-vous à lutter contre la guerre impérialiste ! » Chez elle, Matilde trouve « la grande pagaille de ses frères et sœurs » mais aucune odeur de cuisine, sa mère n’a rien préparé. Une enveloppe est arrivée : un certain M. F. de l’agence Rik demande à  Matilde son portrait, son âge et si elle vit avec sa famille à Madrid – « Sale type » réagit-elle, alors que sa mère n’a pas compris le piège. A six, ils partagent un bout de fromage.

    Ce roman publié en 1934 n’a été traduit en français qu’en 2021, dans la collection La Sentinelle qui porte « une attention particulière aux histoires et parcours singuliers de gens, lieux, mouvements sociaux et culturels ». Presque un siècle plus tard, on voudrait croire qu’en Europe en tout cas, les droits sociaux sont mieux respectés, que la faim n’est plus un problème, mais La Libre rappelait il y a peu la 12e place de la Belgique dans un classement récent sur la pauvreté infantile, avec même 21% d’enfants pauvres en région bruxelloise !

    Dans son roman. Luisa Carnés n’hésite pas à opposer les conditions de vie des femmes riches et des pauvres : au printemps, les premières pensent à renouveler une partie de leur garde-robe, les autres craignent le soleil qui va éclairer davantage leurs chaussures informes et les défauts de leur tenue. Devant le salon de thé bien fréquenté où s’arrête Matilde, elle retrouve cette division entre « ceux qui utilisent l’ascenseur ou l’escalier principal » et « ceux de l’escalier de service ». A l’intérieur, entre les petites tables, des serveurs en frac, des femmes en blouse noire – « Qu’est-ce que ça sent bon là-dedans ! »

    Matilde va y travailler, sous les ordres d’Antonia : nettoyer les tiroirs du comptoir, y disposer des ensaimadas et les compter, dépoussiérer, couper droit le papier, empaqueter et faire le nœud coulant autour des boîtes… Pas de temps mort, il y a toujours quelque chose à faire. Peu à peu, elle découvre la clientèle qui varie selon le jour ou l’heure, elle observe les autres employés, leur caractère, leur façon de faire. Dans le salon, l’hygiène est strictement observée, mais dans le réduit où les filles de service se changent pour se mettre en uniforme, ça sent mauvais, un « nid à punaises et à cafards ».

    Tea rooms raconte leur quotidien au travail, les rivalités et les ententes, la précarité de leur situation : celle qui a sursauté devant la clientèle du dimanche – « une souris ! » – est renvoyée le soir même, elle n’aura plus qu’à se prostituer pour survivre. Au dehors aussi, l’agitation s’amplifie, on chante L’Internationale, il y a des émeutes, les forces de l’ordre sont de plus en plus visibles dans les rues. La grève menace.

    Au salon de thé, deux « nouvelles » n’ont pas le même statut. Laurita, une parente du chef, qui adore le cinéma, les acteurs, les belles robes, qui aime montrer ses jambes, a tout de suite les faveurs de la responsable et tutoie tout le monde. Marta, une jolie jeune fille misérable qui a osé s’adresser directement à « l’ogre » – elle avait besoin de travailler immédiatement, sa famille n’ayant plus de quoi la nourrir –, se nourrit en cachette de restes que lui donne Antonia, qui l’a prise en pitié. Un jeune livreur n’a d’yeux que pour Matilde, mais celle-ci n’est pas du tout attirée par le mariage ou la vie de femme au foyer – « il y a aussi des femmes qui prennent leur indépendance, qui vivent de leurs efforts, sans avoir besoin de « supporter des types » ».

    Luisa Carnés (1905-1964), écrivaine et journaliste engagée, dénonce l’exploitation sociale dans Tea rooms à travers le travail quotidien des ouvrières confrontées à des problèmes de toutes sortes. Dans le Madrid des années 1930 où la révolte s’organise, certaines, comme Matilde, rêvent de s’émanciper. Arts Libre annonçait hier la sortie, chez le même éditeur, de La femme à la valise, onze nouvelles « glaçantes » sur l’Espagne de la fin des années 1930, sous Franco, publiées entre 1945 et 1955 au Mexique où l’autrice s’était réfugiée en 1939 – des récits « qu’il n’est pas vain de lire en ces temps troublés. »

  • Topographie

    Ernaux Quarto.jpg« Décrire pour la première fois, sans autre règle que la précision, des rues que je n’ai jamais pensées mais seulement parcourues durant mon enfance, c’est rendre lisible la hiérarchie sociale qu’elles contenaient. Sensation, presque, de sacrilège : remplacer la topographie douce des souvenirs, toute en impressions, couleurs, images (la villa Edelin ! la glycine bleue ! les buissons de mûres du Champ-de-Courses !), par une autre aux lignes dures qui la désenchante, mais dont l’évidente vérité n’est pas discutable par la mémoire elle-même : en 52, il me suffisait de regarder les hautes façades derrière une pelouse et des allées de gravier pour savoir que leurs occupants n’étaient pas comme nous. »

    Annie Ernaux, La honte (in Ecrire la vie)

  • 12 ans, 23 ans

    Plus de vingt ans après Les armoires vides, Annie Ernaux revient dans La honte et dans L’événement sur deux expériences qui ont changé son existence. Deux clichés de son « photojournal » (Quarto) permettent d’imaginer son allure à douze ans, près de son père à Biarritz, et celle de l’étudiante « mutine » de vingt-trois ans, au Havre.

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    Ernaux emprunte à Paul Auster l’épigraphe de La honte (1997) : « Le langage n’est pas toujours la vérité. Il est notre manière d’exister dans l’univers. » Le drame est énoncé d’emblée : « Mon père a voulu tuer ma mère un dimanche de juin, au début de l’après-midi. » Sa mère ne cessant de récriminer, son père tremblant de colère l’avait empoignée et la menaçait avec une serpe. La petite Annie D. (Duchesne) appelant au secours, cela s’était terminé avec des cris et des pleurs. Elle se souvient d’avoir dit à son père : « Tu vas me faire gagner malheur ». Depuis cette scène inoubliable du 15 juin 1952, elle a toujours eu peur que cette violence se répète, jusqu’à la mort de son père quinze ans après. Ce fut la fin de son enfance et le début de la honte, écrit-elle des décennies plus tard. 

    « Ce qui m’importe, c’est de retrouver les mots avec  lesquels je me pensais et pensais le monde autour. » En « ethnologue » d’elle-même, elle décrit le pays de Caux d’alors, entre Le Havre et Rouen, reconstitue la topographie de « Y. », où tout oppose la rue du Clos-des-Parts et la rue de la République. Quand elle rentrait avec sa mère à l’épicerie-mercerie-café, celle-ci disait : « On arrive au château ». Annie Ernaux rappelle leur parler, les expressions, les gestes, l’éducation (« corriger et dresser »), la surveillance générale dans le quartier : « Les conversations classaient les faits et gestes des gens. » Il fallait être « simple, franc et poli » pour « être comme tout le monde ». Elle ajoute : « Je ne connaîtrai jamais l’enchantement des métaphores, la jubilation du style. »

    De l’école privée catholique, de la religion alors « la forme de [son] existence », elle passe de son comportement d’excellente élève à ses sentiments d’envie en observant « les plus grandes », de solitude, de curiosité pour les choses sexuelles. Sa mère prend le relais à la maison. Sans être très pratiquante, elle s’habille pour l’église comme pour une sortie et par désir de distinction. Son père ne prie pas.

    Depuis la mi-juin, Annie se sent indigne, « dans la honte ». En août, un voyage touristique à Lourdes en autocar avec son père – dix jours en compagnie d’inconnus – lui permet de découvrir le luxe des chambres d’hôtel (lavabo, eau chaude) et d’autres usages. Celle qu’elle est en 1996 n’a « plus rien de commun avec la fille de la photo (de 1952), sauf cette scène du dimanche de juin qu’elle porte dans la tête et qui [lui] a fait écrire ce livre, parce qu’elle ne [l’]a jamais quittée. »

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    Dans L’événement (2000), autre récit court (une cinquantaine de pages), elle revient sur son avortement en 1963, d’une façon factuelle, très différente par rapport aux Armoires vides. D’abord l’attente vaine des règles, les nausées, le verdict du médecin, l’horreur de se retrouver enceinte. « Les mois qui ont suivi baignent dans une lumière de limbes. Je me vois dans les rues en train de marcher continuellement. » Annie Ernaux a depuis longtemps le désir d’écrire « là-dessus » et ne veut pas mourir sans l’avoir fait. Son agenda et son journal lui donnent des repères pour raconter cette expérience vécue dans la clandestinité. (La loi Veil date de 1975.)

    Elle y voit un lien confus avec son origine : l’étudiante a échappé « à l’usine et au comptoir » mais pas à « l’échec social » de la fille enceinte ou de l’alcoolique. Tout de suite, elle sait qu’elle se fera avorter. En quête d’un médecin « marron » ou d’une « faiseuse d’anges », sans aide de celui qui l’a mise enceinte,  elle en parle à un étudiant marié, qui lui donne le nom d’une étudiante passée par là, qui « a failli en crever d’ailleurs ». Les visites chez des généralistes s’avèrent inutiles – « les filles comme moi gâchaient la journée des médecins ».

    L’un d’eux, consulté après un essai infructueux de manier elle-même des aiguilles à tricoter, lui dit : « Je ne veux pas savoir où vous irez. Mais vous allez prendre de la pénicilline, huit jours avant et huit jours après. Je vous fais l’ordonnance. » Quand elle se rend chez la faiseuse d’anges « impasse Cardinet, dans le XVIIe à Paris », à trois mois, en janvier 1964, c’est « le bon moment pour le faire ». Annie Ernaux a écrit L’événement pour mettre en mots « une expérience humaine totale, de la vie et de la mort, du temps, de la morale et de l’interdit, une expérience vécue d’un bout à l’autre au travers du corps » dont elle devait rendre compte. Ce texte fait partie des « 25 livres féministes qu’il faut avoir lus » selon le journal Le Temps.

    P.-S.
    Le Monde a publié en avant-première (7/12/2022) le discours d’Annie Ernaux reçue à Stockholm le 10/12/2022. Le même jour, Pierre Assouline en a publié une critique dans sa République des livres.