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Jeudi dernier, la voix de Sophie Creuz à la radio, pour la dernière fois. Depuis quatorze ans, elle partageait ses lectures avec les auditeurs et je lui dois bien des découvertes, parfois reprises en lien sur ce blog. En 2019, elle avait reçu le prix André Gascht pour l’ensemble de son travail de critique et notamment, pour ses chroniques littéraires sur Musiq3. Sa voix me manquera, ses chroniques intelligentes et sensibles. Qu’elle en soit ici remerciée !
En écoutant sa dernière chronique douce-amère à propos des trois minutes de « blabla culturel » dont les auditeurs seraient délivrés grâce à ce point final décidé par la RTBF, lui ouvrant un avenir en or d’influenceuse installée au Qatar, j’ai admiré encore une fois son art d’aller à l’essentiel. Après avoir raillé l’avenir radieux de la promotion des livres par l’intelligence artificielle, répétant et mixant ce que d’autres ont écrit, elle a rendu hommage à ce qui est si différent de la fabrication de produits tout faits, à savoir la littérature.
En ces jours qui précèdent Noël, nous vaquons toutes & tous à nos occupations, à nos préparatifs de fin d’année. Certains ont le cœur déjà rempli de joie à l’approche des fêtes, des réunions de famille ou entre amis. D’autres les redoutent, préoccupés par leurs difficultés, la solitude, la maladie, l’inquiétude pour un proche ou pour eux-mêmes. Beaucoup souffrent de la guerre ou des dévastations catastrophiques. Nous nous interrogeons devant l’état du monde. Que faire ? Au moins, être soi-même de bonne volonté, vivre en artisan de paix.
Permettez-moi de revenir encore une fois à la lumière nouvelle de Notre-Dame de Paris restaurée : j’y allume virtuellement une bougie, pour garder éveillées ces petites flammes de Noël si précieuses : celles de la bienveillance et de l’espérance.
* *** ***** ******* ********* Bonne fête de Noël à vous, chères lectrices, chers lecteurs, et à vous qui enrichissez la blogosphère de votre créativité vraie ou de vos commentaires & rendez-vous à l’année prochaine.
Les couples d’artistes ne sont pas très nombreux dans l’histoire de l’art. Celui de Hans/Jean Arp & Sophie Taeuber-Arp, « Friends, Lovers, Partners », fait l’objet d’une formidable exposition au Palais des Beaux-Arts (Bozar), qui m’a beaucoup appris. Je ne connaissais pas grand-chose du premier en dehors de ses sculptures organiques, et je méconnaissais la seconde qui a joué un rôle moteur dans ce couple créatif, depuis leur rencontre à Zurich en 1915 jusqu’à sa mort accidentelle en 1943.
Entrée de l'exposition : Hans/Jean Arp avec Monocle-nombril, 1926 & Sophie Taeuber avec la Tête Dada par Nic Aluf, 1920 Stiftung Arp e.V., Berlin / Rolandswerth
Jean Arp (1886-1966) et Sophie Taeuber-Arp (1889-1943) s’intéressent tous deux à l’art textile – broderies et tapisseries – comme support de leurs compositions abstraites. Dès la première salle, en découvrant d’un côté des œuvres de Jean A. et de l’autre, de Sophie T., on voit tout de suite que celle-ci explore davantage la couleur.
Sophie Taeuber-Arp, Sans titre, vers 1918, broderie, soie sur toile, Hilti Art Foundation, Schaan
Beaucoup d’artistes se sont réfugiés en Suisse durant la première guerre mondiale, notamment à Zurich où naît le mouvement dada (au Cabaret Voltaire). L’influence de Sophie T. apparaît dans les collages géométriques de Jean A. (papiers colorés sur carton). Dada rompt avec la tradition, Arp décrit ses œuvres comme « des constructions de lignes, de surfaces, de formes, de couleurs. »
Sophie Taeuber-Arp, Composition verticale-horizontale, 1916, Crayon de couleur, gouache et crayon sur papier, Stiftung Arp e.V., Berlin / Rolandswerth
En 1916, Sophie T. est connue comme une artiste textile. Ses créations de perles et de fils (coussins, couvertures, sacs et colliers) sont des objets traditionnels, mais elle innove par les formes et les couleurs. Sa maîtrise est telle qu’un critique écrit : « elle aime tant le rouge qu’il faut l’en remercier. » Ses compositions picturales jouent sur la verticale et l’horizontale, les courbes et les droites.
Sophie Taeuber-Arp, Formes géométriques : sac en perles, vers 1917 / collier, vers 1918, Musée du Design, Collection des Arts décoratifs, Zurich, ZHdK
Sophie Taeuber-Arp, Marionnettes pour Le roi cerf, 1918
Les deux artistes rejoignent un groupe suisse qui cherche à renouveler l’art et à l’intégrer dans la vie quotidienne, en abolissant la frontière entre art et arts appliqués. C’est ainsi que Sophie T. expose pour la première fois des têtes peintes et des marionnettes avant-gardistes pour la pièce de Carlo Gozzi, Le roi cerf. Les dadaïstes sont enthousiastes. C’est sa Tête Dadaen bois tourné de 1920 qui dissimule une partie de son visage sur la photo à l’entrée de l’exposition.
Vidéo : Marionnettes en mouvement par Marina Rumjanz (YouTube)
A cette époque, Arp développe à l’encre « un vocabulaire formel biomorphe aux « ovales mouvants » caractéristiques de son œuvre ». On les retrouve dans cette peinture en relief sur bois présentée comme un portrait de Tristan Tzara et intitulée « La mise au tombeau des oiseaux et papillons ». En 1922, les deux artistes se marient en Suisse. Sophie reçoit la nationalité allemande et prend le nom de Sophie Arp-Taeuber puis de Sophie Taeuber-Arp qu’on lui donne aujourd’hui. Ce qui m’a frappée, c’est comment avec des moyens très simples (lignes, formes, couleurs), ils n’ont cessé de créer du nouveau, et à quel point, un siècle plus tard, cela reste d’une étonnante modernité.
Sophie Taeuber-Arp, Eléments divers en composition verticale-horizontale, 1917, gouache et crayon sur papier, Mark Kelman, New York
Tous deux explorent à leur manière le motif de l’oiseau. Dans la Composition à motifs d’oiseaux de Sophie T. (ci-dessous), j’ai particulièrement aimé les lignes légèrement concaves qui font penser à une toile, un voile soulevé par la brise, ce qui accentue l’aspect aérien de l’œuvre. Lion – Oiseau, ce sont des encres de Hans Arp pour illustrer un recueil de Tristan Tzara.
Sophie Taeuber-Arp, Composition à motifs d'oiseaux, 1928, gouache et crayon sur papier, collection privée
Prenons la figure humaine, par exemple, qu’ils ont parfois approchée, toujours de façon abstraite. Sophie T. suggère un groupe de personnages rien qu’à l’aide de taches quadrangulaires ou par une déclinaison de rectangles pour des corps étendus. Hans A. montre deux têtes avec une ficelle sur une toile. Homme et femme (ci-dessous) est l’œuvre qui figure à l’affiche de l’exposition.
Sophie Taeuber-Arp, Taches quadrangulaires évoquant un groupe de personnages, 1920, gouache et crayon sur papier, Collection privée
Les formes circulaires ont été pour le couple un domaine d’exploration fécond : Hans privilégie l’ovale ou l’anneau nombril (voir le monocle sur sa photo). Sophie agence des cercles et d’autres formes géométriques. J’avoue avoir souvent préféré son travail – l’exposition révèle une femme artiste méconnue. Hans & Sophie ont aussi réalisé des œuvres ensemble, réunies dans une salle : Sculpture conjugale (en bois), Duo-peinture, Duo-dessins…
« Textile, peinture, dessin, design, sculpture, poésie : l’exposition que Bozar consacre à Hans/Jean Arp et Sophie Taeuber-Arp permet de découvrir toutes les facettes du dialogue artistique permanent entre ces deux personnalités majeures de l’art abstrait au XXe siècle », écrit Jean-Marie Wynants dans Le Soir. Le petit Guide offert aux visiteurs propose des « Morceaux choisis » (correspondance, journaux, poèmes) très intéressants à lire pour prolonger la visite. Le catalogue magnifiquement illustré publié par le Fonds Mercator n’est disponible qu’en anglais. Compter deux heures au moins pour découvrir cette exposition très riche et variée, jusqu’au 19 janvier 2025.
Pour compléter ma visite d’Antica Brussels la semaine dernière, que choisir ? J’avais d’abord opté pour Personnage grave à la main bleue de Gaston Bertrand (1910-1994), puis j’ai regardé à nouveau le beau Jardin de l’artiste signé Léon De Smet (1881-1966) – pourquoi pas les deux ? Ce qui me plaît :
Les couleurs solaires, la ligne orange (reprise dans le cadre)
Le contraste des pupilles et des doigts bleus
L’axe central du regard (dans le parallélépipède plus foncé)
C’est un grand plaisir de retrouver Antica Brussels (ex-Eurantica) sur le site de Tour & Taxis, cadre de la Brafa autrefois. Environ 70 exposants, plus de peintures que de sculptures et peu de mobilier, des vases, beaucoup de bijoux scintillant sous les spots, de la très belle vaisselle – il y en a pour tous les goûts.
Hans Wilt, Sous un ciel d'argent, Tempera sur carton, 1916, 78,5 x 93,5 cm
Connaissez-vous Hans Wilt (1867-1917) ? Sous un ciel d’argent est le premier tableau qui me retient. Un peintre autrichien connu « pour ses marines et ses paysages, mais également pour ses scènes de ville, représentant des marchés, des places viennoises, des parcs […] », peut-on lire sur le site de la galerie Ary Jan. Elle montre entre autres de très belles vues nocturnes de Paris par Edouard Cortès et des élégantes de Toussaint (1873-1956) au charme suranné.
Franz Unterberger, Castellamare – Golfe de Naples, s.d., huile sur toile, 75,5 x 144,5 cm
Une grande toile, Castellamare – Golfe de Naples, est signée d’un autre Autrichien, Franz Unterberger (1838-1902). Presque deux fois plus large que haute, elle représente un bord de mer lumineux et très animé : près des barques de pêche, sur la plage, de nombreux personnages composent une scène très vivante, formidablement fouillée.
Paire de vases gourdes en émaux cloisonnés (galerie Lamy)
Sans transition, j’observe un stand d’antiquités orientales dont les vitrines contiennent de petits objets précieux : bijoux, flacons, boîtes, éventails… J’y admire surtout une paire impressionnante de grands vases gourdes en émaux cloisonnés : Chine, XIXe, j’imagine, ils ont leur col en forme de bulbe et des anses dragons. Un magnifique oiseau bleu et blanc y déploie ses ailes sur un fond turquoise orné de pivoines, dressé sur un sol jaune pâle. Quelles merveilles !
Remarkable Paintings présente surtout des peintures belges du XIXe siècle. Je craquerais volontiers pour des Vases fleuris de Jehan Frison. Voici une toile d’Anto Carte qui m’étonne, datée de 1914, La dame au chapeau. Ce beau portrait n’est pas encore dans la veine à la fois symboliste et expressionniste qui a fait sa renommée, mais la pureté du visage montre déjà la grande humanité de cet artiste resté attaché à la figuration. Parmi les fondateurs du groupe Nervia en 1928, il en est aujourd’hui le membre le plus coté.
Parmi les bronzes animaliers d’un sculpteur contemporain, Hervé t’Sterstevens, un écureuil en mouvement attire mon attention. Je ne connaissais pas cet artiste au parcours étonnant, d’après ce qu’on peut lire sur son site. Un reportage récent du Jardin extraordinaire m’a appris que l’écureuil était cousin avec la marmotte. J’aime cette forme circulaire qui le montre en plein bond, pas vous ?
Charles Schneider, Vase aux coprins, Le Verre français, 1923-1926
L’Art nouveau et l’Art déco restent des valeurs sûres dans les foires. J’ai d’abord cru que le col de ce vase pansu, posé dans le bas d’une vitrine, formait le cœur d’une fleur, quand l’exposant (Antiques Emporium) s’est approché pour corriger mon impression : c’est un vase aux coprins de Charles Schneider (Le verre français). Il m’a montré de près ce vase joliment moucheté de bleu cyan pour que je voie mieux l’herbe (couleur prune) d’où émergent les champignons d’un beau rouge écarlate. Superbe.
Paravent Les heures du jour, lithographies de Mucha
Chez un autre antiquaire néerlandais, Het Ware Huis, un délicieux paravent orné de quatre lithographies de Mucha illustre Les heures du jour (1899) : Éveil du matin, Éclat du jour, Rêverie du soir, Repos de la nuit. Il vous plaît ? Cliquez ici pour en apprécier les détails.
Sur le stand des Arts d’Australie, j’admirais Negative Space : Djurali Mullumbimby Pink (2023) quand le galeriste est venu me présenter cette toile de Konstantina. L’œuvre fait partie d’une série de diptyques où elle explore son identité aborigène. Dans une vidéo, elle parle de sa peau très blanche, ce qui la rend fière et la trouble à la fois, depuis qu’elle se sait descendante du peuple Gadigal. Djurali rend hommage au Bangalow Palm Tree, un palmier dont les aborigènes utilisent l’écorce. « A la manière d’une ombre chinoise, la silhouette végétale de l’espèce représentée s’incarne par un assemblage de pointillés finement apposés ou se soustrait à son environnement, laissant derrière elle l’empreinte de son absence révélée par ses contours de points. » (Arts d’Australie)
Antica Brussels 2024
Que de choses à voir ! Un bel ensemble de gravures de Delvaux accrochées un peu trop haut pour le regard. Un grand Claustra de cuivre étamé et sculpté au chalumeau par Pierre Sabatier. Bien encadrées, des aquarelles d’Alexandre Graverol (le père de Jane G.) – en ligne une variante de Verlaine, la muse absinthe – à rapprocher de celle de Privat Livemont. Des éditions originales de Banksy vendues pour des motifs humanitaires… On espère qu’Antica, en plus du salon de Namur en automne, a trouvé pour de bon ses marques à Bruxelles et y reviendra à chaque printemps.
A la fenêtre où sont les jacinthes bleu-Pâques, Une Année au visage oublié m’apparaît D’entre l’odeur des bleues jacinthes, et les vagues Parfums que les printemps disparus arboraient.
C’est l’année où, par les innocentes prairies Où le bonheur mêlait indolemment leurs jeux, Les beaux avant-héros et les avant-meurtries Dansaient avec la Paix sous les pommiers neigeux.
O mil neuf cent quatorze en fleur, ô jeune fille- Année, avec quel doux désespoir désuet, Profonde comme une ancienne photographie, Ton âme entre les bleues jacinthes apparaît…
Recommencer, naître à nouveau, voilà ce que disait le Maître, ce que nous n’avions pas compris. Nous regardions le ventre de la terre, les nuages, le ciel
et demeurions aveugles, tandis que l’hirondelle revenait à sa place exacte, reprenait possession du vent. Et nous, qui de si loin désirions partir, nous restons sur le seuil
sans savoir où aller, comme prisonniers d’une route invisible et de la peur de perdre, en plongeant dans la lumière d’avril, le goût de l’eau, le parfum des ombres
et le plaisir de toujours remettre à demain…
Guy Goffette, Printemps I (Le pêcheur d’eau, 1995)
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Le second poème, je l’ai ajouté après avoir appris que Guy Goffette avait rejoint le ciel qu’il aimait tant.