Les couples d’artistes ne sont pas très nombreux dans l’histoire de l’art. Celui de Hans/Jean Arp & Sophie Taeuber-Arp, « Friends, Lovers, Partners », fait l’objet d’une formidable exposition au Palais des Beaux-Arts (Bozar), qui m’a beaucoup appris. Je ne connaissais pas grand-chose du premier en dehors de ses sculptures organiques, et je méconnaissais la seconde qui a joué un rôle moteur dans ce couple créatif, depuis leur rencontre à Zurich en 1915 jusqu’à sa mort accidentelle en 1943.
Entrée de l'exposition : Hans/Jean Arp avec Monocle-nombril, 1926
& Sophie Taeuber avec la Tête Dada par Nic Aluf, 1920
Stiftung Arp e.V., Berlin / Rolandswerth
Jean Arp (1886-1966) et Sophie Taeuber-Arp (1889-1943) s’intéressent tous deux à l’art textile – broderies et tapisseries – comme support de leurs compositions abstraites. Dès la première salle, en découvrant d’un côté des œuvres de Jean A. et de l’autre, de Sophie T., on voit tout de suite que celle-ci explore davantage la couleur.
© Hans/Jean Arp, Composition en diagonales, 1915, Tapisserie, laine,
Collection de Naomi Milgrom, Melbourne
Sophie Taeuber-Arp, Sans titre, vers 1918, broderie, soie sur toile,
Hilti Art Foundation, Schaan
Beaucoup d’artistes se sont réfugiés en Suisse durant la première guerre mondiale, notamment à Zurich où naît le mouvement dada (au Cabaret Voltaire). L’influence de Sophie T. apparaît dans les collages géométriques de Jean A. (papiers colorés sur carton). Dada rompt avec la tradition, Arp décrit ses œuvres comme « des constructions de lignes, de surfaces, de formes, de couleurs. »
© Hans/Jean Arp, Collage géométrique, 1916,
collage de papiers colorés sur carton, collection privée
Sophie Taeuber-Arp, Composition verticale-horizontale, 1916,
Crayon de couleur, gouache et crayon sur papier,
Stiftung Arp e.V., Berlin / Rolandswerth
En 1916, Sophie T. est connue comme une artiste textile. Ses créations de perles et de fils (coussins, couvertures, sacs et colliers) sont des objets traditionnels, mais elle innove par les formes et les couleurs. Sa maîtrise est telle qu’un critique écrit : « elle aime tant le rouge qu’il faut l’en remercier. » Ses compositions picturales jouent sur la verticale et l’horizontale, les courbes et les droites.
Sophie Taeuber-Arp, Formes géométriques : sac en perles, vers 1917 / collier, vers 1918,
Musée du Design, Collection des Arts décoratifs, Zurich, ZHdK
Sophie Taeuber-Arp, Marionnettes pour Le roi cerf, 1918
Les deux artistes rejoignent un groupe suisse qui cherche à renouveler l’art et à l’intégrer dans la vie quotidienne, en abolissant la frontière entre art et arts appliqués. C’est ainsi que Sophie T. expose pour la première fois des têtes peintes et des marionnettes avant-gardistes pour la pièce de Carlo Gozzi, Le roi cerf. Les dadaïstes sont enthousiastes. C’est sa Tête Dada en bois tourné de 1920 qui dissimule une partie de son visage sur la photo à l’entrée de l’exposition.
Vidéo : Marionnettes en mouvement par Marina Rumjanz (YouTube)
A cette époque, Arp développe à l’encre « un vocabulaire formel biomorphe aux « ovales mouvants » caractéristiques de son œuvre ». On les retrouve dans cette peinture en relief sur bois présentée comme un portrait de Tristan Tzara et intitulée « La mise au tombeau des oiseaux et papillons ».
En 1922, les deux artistes se marient en Suisse. Sophie reçoit la nationalité allemande et prend le nom de Sophie Arp-Taeuber puis de Sophie Taeuber-Arp qu’on lui donne aujourd’hui. Ce qui m’a frappée, c’est comment avec des moyens très simples (lignes, formes, couleurs), ils n’ont cessé de créer du nouveau, et à quel point, un siècle plus tard, cela reste d’une étonnante modernité.
Sophie Taeuber-Arp, Eléments divers en composition verticale-horizontale, 1917,
gouache et crayon sur papier, Mark Kelman, New York
© Hans/Jean Arp, Composition, vers 1920,
encre et crayon sur papier, collection privée
Tous deux explorent à leur manière le motif de l’oiseau. Dans la Composition à motifs d’oiseaux de Sophie T. (ci-dessous), j’ai particulièrement aimé les lignes légèrement concaves qui font penser à une toile, un voile soulevé par la brise, ce qui accentue l’aspect aérien de l’œuvre. Lion – Oiseau, ce sont des encres de Hans Arp pour illustrer un recueil de Tristan Tzara.
Sophie Taeuber-Arp, Composition à motifs d'oiseaux, 1928,
gouache et crayon sur papier, collection privée
© Hans/Jean Arp, Lion - Oiseau, vers 1923, projets pour le recueil de poèmes de Tzara
publié en 1929, encre sur papier, collection privée
Prenons la figure humaine, par exemple, qu’ils ont parfois approchée, toujours de façon abstraite. Sophie T. suggère un groupe de personnages rien qu’à l’aide de taches quadrangulaires ou par une déclinaison de rectangles pour des corps étendus. Hans A. montre deux têtes avec une ficelle sur une toile. Homme et femme (ci-dessous) est l’œuvre qui figure à l’affiche de l’exposition.
Sophie Taeuber-Arp, Taches quadrangulaires évoquant un groupe de personnages, 1920,
gouache et crayon sur papier, Collection privée
© Hans/Jean Arp, Homme et femme, vers 1928, aquarelle et crayon sur papier, collection privée
© SABAM Belgium 2024, photographer: Fabien de Cugnac
Les formes circulaires ont été pour le couple un domaine d’exploration fécond : Hans privilégie l’ovale ou l’anneau nombril (voir le monocle sur sa photo). Sophie agence des cercles et d’autres formes géométriques. J’avoue avoir souvent préféré son travail – l’exposition révèle une femme artiste méconnue. Hans & Sophie ont aussi réalisé des œuvres ensemble, réunies dans une salle : Sculpture conjugale (en bois), Duo-peinture, Duo-dessins…
© Hans/Jean Arp & Sophie Taeuber-Arp, œuvres en duo : Sculpture conjugale (au milieu),
Jalon (à droite) / Sophie Taeuber-Arp, Tête (à gauche)
« Textile, peinture, dessin, design, sculpture, poésie : l’exposition que Bozar consacre à Hans/Jean Arp et Sophie Taeuber-Arp permet de découvrir toutes les facettes du dialogue artistique permanent entre ces deux personnalités majeures de l’art abstrait au XXe siècle », écrit Jean-Marie Wynants dans Le Soir. Le petit Guide offert aux visiteurs propose des « Morceaux choisis » (correspondance, journaux, poèmes) très intéressants à lire pour prolonger la visite. Le catalogue magnifiquement illustré publié par le Fonds Mercator n’est disponible qu’en anglais. Compter deux heures au moins pour découvrir cette exposition très riche et variée, jusqu’au 19 janvier 2025.