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nobel - Page 2

  • Le Jeu des perles

    Le jeu des perles de verre (1943, traduit de l’allemand par Jacques Martin) de Hermann Hesse (1877-1962), prix Nobel de littérature 1946, demande une lecture patiente. Le sous-titre de ce gros roman est plus explicite : « Essai de biographie du Magister Ludi Joseph Valet accompagné de ses écrits posthumes ».

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    © Hermann Hesse, Bei Muzzano Cortivallo, 1928 (source)
    D'autres aquarelles chez Dominique, qui m'a conseillé ce roman - merci.

    L’Ordre du Jeu des perles de verre se veut une « aristocratie de l’esprit », spécialisée dans un jeu intellectuel combinant les mathématiques et la musique, au départ sur un boulier de perles de verre. Contre la mécanisation de la vie, l’abaissement de la morale, le manque de foi, le caractère frelaté de l’art, le Jeu propose un idéal spirituel et revendique une totale liberté de l’esprit, hors de toute tutelle religieuse.

    Après l’introduction à l’histoire de ce Jeu, le roman raconte la vie de Joseph Valet, entre histoire et légende, dans un futur indéterminé, intemporel. D’origine modeste, il obtient une bourse à douze, treize ans pour étudier dans un établissement classique où il apprend le latin et la musique. La visite du Maître de la Musique, un homme doux et souriant qui lui demande de jouer pour lui au violon, le remplit de bonheur. Le Maître apprécie ce garçon « spontané et modeste » ; pour celui-ci, la « minute de la vocation » a sonné.

    Etre admis aux écoles des élites fait de Joseph quelqu’un d’admiré et de moqué par ses condisciples, mais cela cesse quand il arrive en Castalie, la « province pédagogique » où l’on forme les meilleurs. Ses grandes qualités s’y épanouissent. A dix-sept ans, il est invité avec un camarade chez le Maître de la Musique, qui lui apprend la méditation. Le voilà prêt pour Celle-les-Bois, « mère de l’industrieuse tribu des Joueurs de perles de verre ».

    C’est là que l’Ordre a ses institutions. On y valorise l’universalité, la fraternisation des sciences et des arts. Dans cette école, un ancien couvent de cisterciens, tout lui paraît « ancien, vénérable, sanctifié, chargé de tradition ». Joseph s’y lie d’amitié avec Carlo Ferromonte, comme lui passionné de musique, tandis qu’un auditeur libre, Plinio Designori, le trouble par sa défense du « siècle » que les Castaliens ont le tort d’ignorer, selon lui.

    Consulté, le Maître de la Musique lui conseille de continuer à fréquenter Plinio, bon orateur et polémiste, et de défendre Castalie en élevant le niveau de la discussion. Comme Joseph se dit tiraillé entre le monde extérieur et les valeurs castaliennes, le Maître lui parle de ce qu’il a appris d’un « yogin » : l’importance de la méditation pour surmonter les crises. Une grande liberté est donnée aux étudiants sortis de Celle-les-Bois. Joseph apprend le chinois puis rend visite à un ermite. Au Bois des Bambous, celui-ci l’accepte comme élève, à condition qu’il soit obéissant et silencieux « comme un poisson d’or ».

    C’est là que Joseph vit son premier « éveil », avant d’accéder à l’Ordre des Joueurs de perles de verre, dirigé par Thomas de la Trave, « Magister Ludi ». On l’envoie alors comme professeur chez des Bénédictins qui s’intéressent au Jeu. Il quitte son ami Fritz Tegularius, joueur brillant mais de santé fragile et rebelle envers les règles, pour se rendre à Mariafels. Il y adopte le mode de vie des moines, plus lent, plus solide, patient, et comprend peu à peu qu’il est envoyé là autant pour apprendre que pour enseigner.

    Avec le Père Jacobus, grand historien, il découvre l’histoire des Bénédictins et les valeurs de premier plan propres aux « deux ordres ». Bientôt on confie à Joseph une mission « diplomatique ». A la mort du « Magister Ludi », il sera désigné dans cette fonction suprême qui ne lui laissera plus guère de liberté et le privera de l’activité qu’il préfère, enseigner.

    Musique, étude et apprentissage, méditation, amitié, yoga, écoute des autres, contemplation de la nature, exercice du pouvoir, Hermann Hesse aborde de nombreux thèmes à travers l’histoire de Joseph Valet, on les retrouve dans les récits annexes. Il décrit l’élite intellectuelle de façon critique et rapproche la philosophie occidentale et la pensée chinoise. La lecture du roman est ardue, exaltante dans les passages pleins de lyrisme, de fraternité ou de sagesse, mais complexe ; le Jeu lui-même, d’une grande abstraction, reste hermétique.

    Le jeu des perles de verre est un grand récit d’initiation, où la relation de maître à disciple, la liberté de choix sont des leitmotivs. Son héros, exemplaire dans son art de servir Castalie, est fasciné par les êtres qui se mettent en retrait, comme le vieux Maître de la Musique dont le sourire « n’avait rien perdu de sa clarté et de sa grâce, de sa sûreté et de sa profondeur ». Restant attiré et par l’Ordre et par le monde, quand il retrouvera Plinio, que la vie adulte a changé et qui souffre, il cherchera à le comprendre et à le tirer de sa mélancolie, sans cesser de se remettre lui-même – et son rôle dans la vie – en question.

  • Handke avec Cézanne

    Peter Handke a reçu le prix Nobel de littérature en 2019. La leçon de la Sainte-Victoire (« écrit en hiver et au printemps 1980, à Salzbourg ») se situe à mi-chemin entre deux livres courts gardés dans ma bibliothèque – Le Malheur indifférent (écrit après le suicide de sa mère en 1971), La femme gauchère (une femme qui quitte son mari et son fils sans explication) – et un autre de sept cents pages, « le grand livre de Peter Handke » selon l’éditeur, Mon année dans la baie de Personne (1994), à relire.

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    Paul Cézanne, La Montagne Sainte-Victoire au grand pin et la Bastide Vieille II, vers 1887,
    66 x 90 cm R599 FWN235 (Société Paul Cézanne

    La leçon de la Sainte-Victoire (traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt) est un essai d’une centaine de pages, judicieusement offert par quelqu’un qui m’a souvent encouragée à mettre mes pas dans ceux de Cézanne à partir d’Aix, ce que je ferai un jour – je l’en remercie. Handke l’introduit par cette phrase : « Revenu en Europe, il me fallut l’Ecriture quotidienne et je lus beaucoup de choses d’un œil neuf. » Notamment, Cristal de roche de Stifter.

    Un jour, en se promenant, il s’est senti chez lui « dans les couleurs », heureux – « un instant d’éternité » : « Les buissons : du genêt jaune, les arbres : des pins isolés, bruns, les nuages : bleuâtres à travers la brume, le ciel (comme Stifter pouvait encore si tranquillement le mettre dans ses récits) était bleu. Je m’étais arrêté sur une colline de la route Paul-Cézanne qui, d’Aix-en-Provence, mène vers l’est jusqu’au Tholonet. »

    Handke a toujours éprouvé des difficultés à distinguer et identifier les couleurs, bien qu’il ne soit pas daltonien au sens propre. Dans sa famille, on s’amusait même à les lui faire dire. « Parfois mes couleurs, je les vois, et ce sont les bonnes. » Ce n’est pas une digression que ces notes sur les couleurs, qui prolongent sa lecture des récits de Stifter.

    Et voici Cézanne, se faisant remplacer pendant la guerre de 1870-1871 et la passant à peindre dans un petit village de pêcheurs près de Marseille : l’Estaque. C’est à lui que Peter Handke doit de s’être trouvé « entouré de couleurs » sur cette colline. Ayant grandi « dans un milieu de petits paysans où il n’y avait d’images, pour ainsi dire, qu’à l’église ou sur les reposoirs », il ne les regardait pas vraiment et manquait de gratitude envers « les peintres de tableaux ».

    Attiré par les paysages, Handke observe que Cézanne, avec le temps, a cherché « la « réalisation » de l’innocence et de la pureté terrestres : la pomme, le rocher, un visage humain. La réalité, c’est donc l’accès à la forme et celle-ci n’est pas regret de ce qui est anéanti par les alternances de l’histoire, mais elle transmet, dans la paix, ce qui est. – Dans l’art, il ne s’agit de rien d’autre. Or cela même qui fait sentir la vie fait problème quand on veut le transmettre. »

    Souvenirs de voyages jusqu’à la côte méditerranéenne avec « la femme » qui lui a appris le nom des pins parasols, associés à sa « joie à exister ». De cyprès sombres, un été en Yougoslavie. Quête d’images « magiques » qui le réconcilient avec l’écriture. Handke mêle ses propres fluctuations au commentaire de tableaux de Cézanne. En premier, Le Grand Pin.

    « Le grand pin figure encore sur d’autres tableaux mais plus jamais ainsi, pour lui-même. Sur l’un d’eux (il s’y trouve une signature) [illustration du billet], sa plus grande branche basse fait, pour ainsi dire, signe jusqu’au cœur du paysage et forme, avec les branches d’un pin voisin, l’arc d’un portail ouvert sur le lointain où s’étend, dans les couleurs claires du ciel, le massif de la Sainte-Victoire. »

    L’essai, centré sur cette montagne qu’à sa suite, Peter Handke a voulu parcourir de tous côtés, dérive au gré de ses pensées vers d’autres peintres (Hopper, Courbet, entre autres). « C’est au cours d’une exposition, au printemps de 1978, que les tableaux de Cézanne m’apparurent comme ces objets du commencement et je fus pris de l’envie d’étudier, comme cela ne m’était arrivé que devant les suites de phrases de Flaubert. »

    Regards de Handke sur Cézanne peignant la Sainte-Victoire – « la colline aux couleurs » –, les arbres, parfois des gens. Comme l’évocation d’un peintre appelle d’autres peintres, une promenade en montagne en rappelle d’autres. L’écrivain met des mots sur ses pas, décrit, raconte, cherche à dépeindre l’effet que produisent une vue, une lumière, la marche même, qui ramène souvent à soi, dans le soliloque de la pensée.

    Il y retournera en automne, accompagné de D. qui « fait des robes à Paris » et rêve de réussir « le manteau des manteaux ». Décidé à laisser dans sa « leçon » une vue d’ensemble, Handke l’interroge sur sa manière de faire, cherche une structure, fait sienne sa phrase : « La transition, pour moi, doit séparer clairement et être à la fois dans l’un et dans l’autre. » La leçon de la Sainte-Victoire se termine dans un musée de Vienne, en regardant La Grande Forêt de Jacob van Ruysdael.

    * * *

    (Une remarque sur ce petit livre de la collection Arcades chez Gallimard : on attend mieux de cet éditeur qu’une impression où l’ajustement a fait onduler le texte sur la page, varier la taille des caractères. Cela ne saute pas aux yeux, une affaire de demi-millimètre, mais je me suis demandé si j’avais un problème de vue et cela m’a gênée tout au long de cette lecture.)

  • L'Afrique en lui

    Dès le début de L’Africain, cela se produit avec certains livres, on sent qu’on entre de plain-pied chez un grand écrivain. Le Clézio a reçu le prix Nobel de littérature – ce n’est pas cela, mais un ton, un style. Il a écrit ce « petit livre » (une centaine de pages) à la mémoire de son enfance, de son père surtout : un retour en arrière pour « recommencer, essayer de comprendre ». Quand son père, retraité, est revenu vivre avec eux en France, il a découvert que « c’était lui l’Africain. »

    Le Clézio case.jpg
    Banso (photo provenant des archives de l’auteur)

    Le Clézio a longtemps ignoré ou évité son propre visage, les miroirs, les photos. Le corps, celui des autres, le sien, ne lui est vraiment apparu que vers l’âge de huit ans, quand avec sa mère et son frère, il a vécu avec son père médecin en Afrique de l’Ouest, au Nigeria, dans une région où ils étaient les seuls Européens parmi les Ibos et les Yoroubas. « En Afrique, l’impudeur des corps était magnifique. Elle donnait du champ, de la profondeur, elle multipliait les sensations, elle tendait un réseau humain autour de moi. »

    A Ogoja, « le présent africain effaçait tout ce qui l’avait précédé » : la guerre (Le Clézio est né en 1940), le petit appartement de Nice où ils vivaient, sa mère, son frère et lui, confinés avec les grands-parents. L’enfant découvre une vie « sauvage, libre, presque dangereuse », sans école ni club. « Désormais, pour moi, il y aurait avant et après l’Afrique. »

    Devant la case et le jardin « commençait la grande plaine d’herbes qui s’étendait jusqu’à la rivière Aiya ». Les deux garçons font connaissance avec la discipline inflexible de leur père matin et soir – seul médecin dans un rayon de soixante kilomètres. Après les leçons données par leur mère, ils explorent en toute liberté la savane, démolissent les termitières, apprennent à se protéger des fourmis rouges, des scorpions, des vagues d’insectes nocturnes.

    Le père est arrivé en Afrique en 1926, d’abord médecin sur les fleuves en Guyane pendant deux ans, puis « en brousse » jusque dans les années 50. En 1948, quand sa famille vient le rejoindre, c’est un homme usé, vieilli prématurément, irritable, amer. La guerre l’a séparé de ses proches. Après ses études de médecine tropicale à Londres, il avait demandé son affectation au ministère des Colonies. Orgueil ? goût de l’aventure ? Le Clézio tente de comprendre ce père tout en « raideur britannique » qu’il affuble de lorgnons – sans doute plutôt de fines lunettes rondes comme en portait Joyce.

    La vie avec son père met fin au « paradis anarchique » des premières années auprès de ses grands-parents et de sa mère, qui, elle, est « la fantaisie et le charme ». En même temps cessent ses crises de rage et ses migraines d’enfant aux cheveux longs « comme ceux d’un petit Breton », aussitôt coupés : « L’arrivée en Afrique a été pour moi l’entrée dans l’antichambre du monde adulte. »

    L’écrivain remonte le temps : son père mauricien a quitté l’île « après l’expulsion de sa famille de la maison natale » à Moka, décidé à ne plus jamais y revenir. Etudiant boursier à Londres, il fréquentait un oncle à Paris et sa cousine germaine, qu’il épouserait. Détestant le conformisme et l’atmosphère coloniale, il a choisi de mener parmi les Africains la guerre aux microbes et au manque d’hygiène.

    Au début du livre, qui contient une quinzaine de photos d’archives, se trouve une carte de Banso (Cameroun) où ce père médecin a indiqué les distances entre les villages non en kilomètres mais en jours et heures de marche. Le Clezio suit ses traces de Georgetown à Victoria, à Bamenda, à Banso où son père arrive en 1932 pour y créer un hôpital. Pendant plus de quinze ans, il exerce dans ce pays prospère d’agriculteurs et d’éleveurs. Ses parents y vivent heureux, sa mère accompagne son père à cheval, c’est pour eux le « temps de la jeunesse, de l’aventure ».

    « Ogoja de rage » : ce titre de chapitre annonce la cassure de la guerre qui les sépare. Sa mère rentre en Bretagne pour accoucher en 1938, son père retourne en Afrique après son congé, juste avant la déclaration de guerre. Sans nouvelles d’eux, tentant en vain de les rejoindre, il reste piégé à Ogoja, poste avancé de la colonie anglaise, dans une maison moderne où on étouffe l’après-midi. Une Ford V8 au lieu d’un cheval, trop de malades à l’hôpital pour pouvoir écouter et parler, une atmosphère de violence en place de la douceur et de l’humour rencontrés jusqu’alors, « la désespérante usure des jours » à côtoyer la souffrance et l’agonie – « Quel homme est-on quand on a vécu cela ? »

    Le Clézio a manqué le rendez-vous avec ce père taciturne, autoritaire, brutal, « presque un ennemi ». Tout en allant ici à sa rencontre, il prend conscience de ce qu’il doit à l’Afrique où il a été conçu. Lisez L’Africain, où l’écrivain explore une part intime de lui-même.

  • Les carnets de Doris

    Le carnet d’or de Doris Lessing (traduit de l’anglais par Marianne Véron), ce gros roman dévoré avec passion il y a quarante ans, trônait depuis longtemps à l’avant de ma bibliothèque – allait-il tenir le coup à la relecture ? Je l’ai rouvert : « Les deux femmes étaient seules dans l’appartement. »

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    Aquarelle de John Jones d’après la couverture originale du roman

    Londres, été 1957. Anna et Molly, deux amies, discutent de Richard (l’ex-mari de Molly s’est annoncé) et de Marion, avec qui il vit à présent. « Dans leurs rapports, un équilibre s’était établi très tôt : Molly était plus au fait des choses de ce monde, mais Anna la dominait intellectuellement. » Aux yeux des autres, elles sont des « femmes libres », mènent le même genre de vie, sans être mariées. « Femmes libres », ce sera le titre de cinq parties du roman où « Le carnet d’or » s’intercale avant la dernière.

    Molly, une grande blonde aux cheveux courts, est actrice ; avant cela elle a beaucoup « bricolé – peinture, danse, théâtre, élucubration littéraire ». Elle ne supporte pas qu’Anna n’écrive plus, avec le talent qu’elle a. Anna n’aime pas trop Richard, mais il est venu la voir pour parler de Tommy, son fils de vingt ans qui « passe son temps à rêvasser ». L’homme d’affaires supporte mal que Molly, sa mère, se préoccupe si peu de son avenir. Anna, une petite brune menue aux cheveux « vaporeux », et Molly partagent leur « vie émotionnelle au jour le jour », se racontent presque tout.

    Le premier roman d’Anna Wulf sur un groupe de communistes en Afrique du Sud, « Frontières de guerre », a remporté un succès tel qu’elle vit encore sur l’argent ainsi gagné. Il traite aussi des rapports entre les blancs et les noirs, c’est en fait le choc de la ségrégation raciale qui a suscité son engagement politique (comme celui de Doris Lessing). On lui propose régulièrement d’en tirer un film, mais elle résiste aux scénarios réducteurs. Depuis cette publication, elle est bel et bien en proie à un blocage littéraire.

    Molly et Anna ont la même psychanalyste (elles l’appellent « Maman Sucre ») qui cherche aussi à la faire écrire. En réalité, Anna tient en secret des carnets de quatre couleurs : un noir qui concerne son travail d’écrivaine, un rouge pour la politique, un jaune où elle invente des histoires d’après son expérience, un bleu où elle tente de tenir son journal. Tour à tour, dans chacune des parties, nous lisons le contenu de ces quatre carnets.

    Le carnet d’or, paru en 1962, traite de questions on ne peut plus actuelles, même si la société a changé depuis lors : l’engagement social et politique (Molly et Anna adhèrent un temps au parti communiste, puis le critiquent en découvrant son aveuglement doctrinaire et le peu de considération accordée aux intellectuels), les relations entre les femmes et les hommes (le goût et le prix de l’indépendance), la vie de femme seule avec un enfant (Anna chérit sa fille Janet), la vie sexuelle, les règles, la psychanalyse et l’analyse des rêves, la solitude, la dépression…

    Et, bien sûr, l’écriture, la création littéraire y occupent une grande place. En 2007, le prix Nobel de littérature a couronné la romancière britannique (1919-2013) qui montre ici comment l’expérience personnelle et la construction imaginaire s’imbriquent, s’affrontent, se nourrissent l’une de l’autre. C’est passionnant de voir comment Anna transpose sa propre vie dans un univers fictif et cherche à écrire « la vérité ». Doris Lessing considérait Le carnet d’or comme un « roman expérimental ».

    A la relecture de ce roman culte pour les féministes (« si j’étais un homme sans l’obligation de me contrôler sans cesse, je serais très différente » écrit un jour Anna, fatiguée de son rôle de mère qui lui tient tant à cœur), j’ai été à nouveau frappée par sa modernité. En rupture complète avec une structure romanesque classique, Doris Lessing livre une sorte de radiographie de la société britannique des années 1950-1970 sans jamais répondre définitivement aux questions que se posent ses personnages, alliant analyse critique et ouverture.

    Sur près de six cents pages, Anna et Molly, « femmes libres » en lutte permanente pour rester fidèles à leurs convictions, observent la société, l’actualité politique, les comportements et les relations interpersonnelles, leur propre vie. C’est un point de vue original et décapant, une vision fragmentée très contemporaine. J’y ai trouvé certaines longueurs, mais je suis heureuse de m’être replongée dans ce roman si stimulant et si peu conformiste. Oui, comme l’a écrit Joyce Carol Oates : « On ne dira jamais assez combien ce livre a compté pour les jeunes femmes de ma génération. Il a changé radicalement notre conscience. »

  • Gary sur scène

    Au Public, Michel Kacenelenbogen joue Romain Gary sur scène, dans La promesse de l’aube. Patricia Ide, épouse et co-directrice du théâtre, a accueilli le public de la première générale en racontant un sympathique échange entre le comédien et son metteur en scène, Itsik Elbaz. Celui-ci avait joué au Public dans La vie devant soi en 2011, ce succès d’Emile Ajar (qui n’était autre que Romain Gary) dans une mise en scène de Kacenelenbogen. Pour ce spectacle-ci, un « seul en scène », ils ont inversé les rôles. C’est réussi.

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    Source Photo Le Public

    Dans La promesse de l’aube (1960), Romain Gary (1914-1980) raconte son enfance, sa jeunesse, la guerre, mais il n’est pas le héros de cette autobiographie. L’héroïne, c’est sa mère. C’est d’elle qu’il parle constamment, puisqu’il lui doit tout : pas seulement une véritable adoration pour son fils, mais la conviction – qui l’a porté jusqu’à l’accomplissement – qu’il serait un jour un grand homme, dans ce pays où elle rêvait de vivre. « Tu seras un héros, tu seras général, Gabriele d’Annunzio, Ambassadeur de France – tous ces voyous ne savent pas qui tu es ! »

    En costume, mouchoir à la pochette, Michel Kacenelenbogen capte l’attention immédiatement et sans temps mort pendant un peu plus d’une heure. Décor minimum, animé par l’éclairage : une paroi rouillée où il ouvre de temps à autre une porte, où quelques images sont projetées lors des transitions. Un jeu tout en sobriété, efficace : le public est suspendu à ses lèvres, rit, réagit. (Dans un entretien-portrait, il y a quelques années, ce petit-fils belge de grands-parents polonais répondait : « Ce n’est pas une blague ; l’amour de ses parents, c’est quelque chose d’extraordinaire, qui rend tout possible ! »)

    Seule, « sans mari, sans amant », la mère de Romain Gary s’est toujours battue pour gagner de quoi vivre. Fille « d’un horloger juif de la steppe russe », partie de chez ses parents à seize ans, deux fois mariée et divorcée, un temps « artiste dramatique » sous le nom de Nina Borisovskaia, elle n’a d’autre objectif, depuis la naissance de son fils, que de le préparer au destin brillant qui l’attend. Dès l’enfance, elle lui apprend qui sont ses ennemis : Totoche, le dieu de la bêtise ; Merzavka, le dieu des vérités absolues ; Filoche, le dieu de la petitesse.

    A Wilno (Pologne) où ils sont « de passage » avant d’aller en France où il devait « grandir, étudier, devenir quelqu’un », elle façonne des chapeaux pour dames, y coud des étiquettes « Paul Poiret », les vend avec difficulté, peine à payer son loyer à temps. Les voisins la trouvent louche, se méfient des réfugiés russes, la dénoncent à la police. Elle défend son honneur et, de retour dans l’immeuble, traite ses détracteurs de « sales petites punaises bourgeoises » en clamant qu’un jour son fils sera ambassadeur de France et... s’habillera à Londres !

    Peu à peu, ses affaires prospèrent. Son garçon reçoit l’éducation élégante dont elle rêvait pour lui : gouvernante française, costumes de velours, leçons de maintien et de baise-main, apprentissage de la valse et de la polka, cours d’équitation et d’escrime. Mais à neuf ans passés, il tombe malade, sévèrement ; sa mère se ruine pour le sauver, appelle des spécialistes à son chevet et, quand il échappe à la mort, l’emmène à Bordighera, en Italie, pour qu’il reprenne des forces au soleil. Vu leurs dépenses et la baisse des affaires, faute de pouvoir partir en France, ils vont à Varsovie pour l’inscrire au lycée français, mais c’est au-dessus de leurs moyens.

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    Source Photo Le Public © Gaël Maleux

    Un jour pourtant, elle arrive à ses fins : ils vont vivre à Nice. Elle y tient, entre autres, une vitrine d’articles de luxe à l’Hôtel Negresco, elle se débrouille pour qu’il ait chaque midi un bifteck sur son assiette – végétarienne, elle n’en mange pas. Mais le garçon de treize ans la surprend un jour dans la cuisine en train d’essuyer avec du pain la poêle où elle l’a cuit et comprend soudain la vérité sur ses motifs réels de se priver de viande. Il en ressent une terrible honte, puis « une farouche résolution de redresser le monde et de le déposer un jour aux pieds de (sa) mère ».

    Quand il rentre du lycée avec un zéro en math., elle accuse son professeur de ne pas le comprendre – il doit l’empêcher d’aller le trouver. Alors elle prédit qu’il sera, faute de don pour la musique ou la danse, un grand écrivain, « Victor Hugo, Prix Nobel ». Son ambition pour son fils ne connaît jamais le doute. Quand il part étudier le droit à Aix, elle lui fait des adieux déchirants à sa montée dans l’autocar. Quand l’armée française lui refuse le grade d’officier, à lui seul sur trois cents aspirants, du fait de sa naturalisation trop récente, il lui évite d’être déçue en prétextant une sanction pour avoir séduit la femme du Commandant – « elle aimait les jolies histoires, ma mère ».

    Parmi les moments forts du spectacle, je retiens celui où Romain Gary, tenté par le suicide, est sauvé par un chat ; celui où sa mère, ulcérée qu’on ne reconnaisse pas dans son fils un futur champion de tennis, prend à témoin le roi Gustave de Suède de passage au Club du Parc Impérial ; le jour où elle l’envoie tuer Hitler ; la fin, bien sûr, dont je ne dévoilerai ni la surprise du récit, ni celle de la mise en scène.

    La promesse de l’aube est le formidable hommage d’un homme à sa mère, un texte de fidélité et de reconnaissance. Il dit aussi la difficulté d’une telle attente, d’un amour maternel si passionné : « Avec l’amour maternel, la vie vous fait à l’aube une promesse qu’elle ne tient jamais. » Michel Kacenelenbogen, fidèle dans son adaptation théâtrale au récit de l’auteur, donne chair à cet homme qui voulait être à la hauteur du rêve de sa mère. Que vous ayez lu Romain Gary ou pas, vous pouvez le rencontrer sur la scène du théâtre Le Public, jusqu’au 24 juin prochain.