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nobel - Page 4

  • Les lettres d'Herzog

    Un billet sur Marque-Pages m’a conduite à Saul Bellow (1915-2005), jamais lu malgré son prix Nobel de littérature en 1976, et d’abord à son magistral Herzog (1964, nouvelle traduction par Michel Lederer pour Quarto en 2012), un « labyrinthe de contradictions et de conflits intérieurs » (Philip Roth) 

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    Presque tout se passe dans la tête du héros, mais on ne s’ennuie pas une seconde, cela vit, cela grouille de vie même, et d’idées, folles souvent, ce dont il est parfaitement conscient : « Peut-être que j’ai perdu l’esprit, mais ça ne me dérange pas, songea Moses Herzog. » (Première phrase)

    Seul dans sa vieille maison à la campagne, Herzog, en dehors des cours qu’il donne le soir, passe son temps à écrire des lettres, « continuellement, fanatiquement, aux journaux, aux personnages publics, aux amis et aux parents, puis aux morts, à ses morts obscurs et, enfin, aux morts célèbres. » Y compris à son ex-ami Valentin Gersbach et à son ex-femme Madeleine, devenus amants, qui font courir des rumeurs sur sa santé mentale.

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    L’été au jardin enchante Herzog, mais ne l’empêche pas de faire son examen de conscience. On le juge dépressif, masochiste, anachronique, sérieux mais immature ; lui-même se considère comme un mauvais mari, aussi bien avec Daisy, sa première épouse, qu’avec la seconde, et comme « un père aimant mais un mauvais père » pour Marco et June, ses enfants des deux lits.

    « Pour ses parents, il avait été un fils ingrat. Pour son pays, un citoyen indifférent. Pour ses frères et sa sœur, affectueux mais distant. Avec ses amis, égotiste. Avec l’amour, paresseux. Avec l’éclat, terne. Avec le pouvoir, passif. Avec son âme, évasif. » Cet autoportrait sévère le satisfait, à quoi il faut ajouter une constitution robuste et une assez bonne santé. 

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    Les femmes hantent Moses Herzog, Madeleine surtout, la manipulatrice, qui a la garde de June. Et maintenant la séduisante Ramona, propriétaire d’un magasin de fleurs, une divorcée dans la trentaine avec d’adorables manières « franco-russo-argentino-juives ». Elle suivait ses cours du soir – « les idées l’excitaient » – et c’est une excellente cuisinière en plus « d’une véritable artiste du plumard ». « Accroche ta douleur à une étoile. »

    Mais Herzog, 47 ans, répugne à s’engager à nouveau, après deux erreurs (Bellow, marié cinq fois, se qualifiait de « serial-mari ») – « il risquait de le payer de sa liberté ». Aussi repousse-t-il l’invitation de Ramona pour les vacances, il préfère se rendre chez une vieille amie à Vineyard Haven, après s’être acheté des vêtements légers (un conseil de Ramona) et un chapeau de paille. 

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    Déjà dans le taxi qui l’emmène à la gare, il se remet à écrire à une amie de Madeleine, à un ami zoologiste, au Président, au Dr Edvig, psychiatre, au gouverneur Stevenson, à Ramona, à Nehru, à Martin Luther King, à un commissaire de police, à lui-même… « Herzog, qui ne regardait presque plus par la fenêtre teintée, inamovible, scellée, sentit son esprit passionné, avide, se déployer, parler, comprendre, énoncer des jugements clairs, des explications définitives, et ce à l’aide des seuls mots indispensables. Il était emporté dans un tourbillon d’extase. »

    Formidable érudit, esprit critique et ironique, Herzog alterne le mécontentement et le désir « de réformes universelles ». Son esprit en marche mêle la pensée philosophique aux faits les plus concrets de son existence, c’est un homme d’une grande sensibilité, qui sort tout à coup de son soliloque pour remarquer des sycomores – « les arbres jouaient un rôle important dans sa vie » – ou se souvenir de son enfance, dans une famille de juifs russes émigrés aux Etats-Unis – « Qu’ai-je aimé autant que je les aimais eux tous ? » 

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    http://www.foliosociety.com/book/ZOG/herzog

    A peine arrivé, Herzog se rend compte qu’il ne peut « supporter la gentillesse en ce moment » et repart en laissant un mot à ses hôtes. Chez lui, une lettre inquiète de la baby-sitter de June le replonge dans l’angoisse (elle a vu Gersbach enfermer la petite dans sa voiture lors d’une dispute avec Madeleine).

    En plus de partager les tours et détours d’un esprit jamais en repos, Herzog est aussi un règlement de comptes – « Je ne comprendrai jamais ce que veulent les femmes. Oui, qu’est-ce qu’elles veulent ? Elles mangent de la salade verte et boivent du sang humain. » Des propos sexistes alimentés par la trahison de Madeleine qui l’obsède, ainsi que l’éloignement de ses enfants. 

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    I BOOK YOU

    « Mais que peuvent faire les humanistes et les penseurs sinon s’efforcer de trouver les termes appropriés ? Prends mon cas, par exemple. J’ai écrit pêle-mêle des lettres partout. Encore des mots. Je cherche à saisir la réalité par le langage. (…) Je mets tout mon cœur dans ces constructions. Mais ce ne sont que des constructions. »

  • Pamuk en couleurs

    L’année de son prix Nobel de littérature, en 2006, Orhan Pamuk a publié D’autres couleurs, un livre « fait d’idées, d’images et de fragments de vie » qui n’avaient pas encore trouvé place dans ses romans. La vie quotidienne est riche de petites scènes qu’on a envie de partager – voyez, par ailleurs, ce village en fleurs – et l’écrivain d’Istanbul écrit « avec puissance et joie, à chaque occasion d’enchantement », lui qui considère le travail littéraire « moins comme une narration du monde qu’une « perception du monde avec les mots ». »

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    Gentile Bellini,  Un scribe assis

    Les courts essais de Pamuk se rapportent tantôt à « la vie et ses soucis », tantôt aux livres qu’il lit ou à ses propres romans, mais ils abordent aussi la politique, les rapports difficiles entre la Turquie et l’Europe, les problèmes d’identité. Le recueil comporte des entretiens, des textes pour des revues, des postfaces. Traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy, il se termine par la fameuse conférence du 7 décembre 2006 à Stockholm, « La valise de mon papa » (traduite par Gilles Authier).

    C’est un livre à lire dans l’ordre ou le désordre, selon son humeur ou sa curiosité, à laisser et à reprendre ; il est doté d’une table des matières et d’un index d’une douzaine de pages très utiles pour se promener dans ces quelque sept cents pages aux sujets très variés. Trente ans d’écriture ont permis à l’auteur de mieux comprendre pourquoi son bonheur dépend de sa « dose de littérature quotidienne ». Orhan Pamuk voulait devenir peintre. A dix-neuf ans, il décide de devenir écrivain, pour la littérature, sans doute, mais surtout par besoin d’une pièce où s’isoler avec ses pensées. Cette solitude, comparée à celle de quelqu'un qui contemple une fête de loin, revient dans D’autres couleurs comme un leitmotiv.

     

    Mille questions se posent dans la vie d’un homme : comment être heureux, comment arrêter de fumer, comment faire pour dormir « quand les objets parlent »… L’inspiration peut venir aussi d’un chien de rencontre, d’une mouette sous la pluie, de la montre qu’on pose à côté de soi avant d’aller dormir, d’un souvenir – « Je n’irai pas à l’école ». Pamuk ponctue certains textes de petits dessins de sa main, par exemple pour évoquer un paysage qui l’a marqué (« A cet endroit-là, il y a longtemps ») : un ruban d’asphalte, un toit entre les branches des arbres, « le doux serpentin de la route, les buissons qui la bordaient, et les premières feuilles mortes de l’automne. »

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    Istanbul est sa ville. Ses maisons, ses immeubles « de rapport » qui trop souvent ne résistent pas aux tremblements de terre – « L’histoire d’Istanbul est une histoire de ruines et d’incendies » –, ses barbiers spécialistes en ragots, ses vendeurs de sandwichs, l’été sur les îles, la circulation routière, tout est prétexte à décrire la vie des Stambouliotes. Dans « Les bateaux du Bosphore », un très beau texte, Orhan Pamuk raconte et le spectacle de la ville vue du pont d’un « vapur » et le spectacle des bateaux vus de la fenêtre, au loin. Son père et ses oncles avaient chacun leur bateau favori « qu’ils considéraient comme le leur » et son frère et lui les avaient imités, guettant leur passage, leur faisant signe de la main. Son père « feu follet » et sa mère, son frère, éternel rival, sont les figures familiales les plus présentes, et aussi sa fille Rüja, dont il ne sait pas toujours déjouer la tristesse.

     

    La lecture, pour Orhan Pamuk, reste irremplaçable malgré la télévision et les autres médias, « parce que les mots (et les œuvres littéraires qu’ils tissent) sont comme l’eau ou les fourmis : rien n’est capable de s’immiscer aussi vite dans les failles, les creux et les fissures invisibles de la vie que les mots. C’est d’abord dans ces brèches qu’apparaissent les choses essentielles – celles à propos desquelles nous nous questionnons – et la bonne littérature est la première à les révéler. » (« Sur la lecture : mots ou images ») Il évoque, entre autres, La Chartreuse de Parme, Tristram Shandy, Les carnets du sous-sol de Dostoïevski qui « contiennent en germe tous les grands romans qui suivront », Nabokov, Camus, Thomas Bernhard, Vargas Llosa, Salman Rushdie, Gide…

     

    Une allocution sur la liberté d’expression prononcée au Pen Club ouvre la section intitulée « Politique, Europe et autres problèmes pour être soi ». Pamuk y exprime ses préoccupations sociales, réagit à l’actualité, commente les réactions aux attentats du 11 septembre à New York – « Ce n’est pas l’islam, ni même la pauvreté, qui entraîne l’adhésion à la cause des terroristes, d’une cruauté et d’une ingéniosité sans précédent dans l’histoire de l’humanité, c’est plutôt l’écrasante humiliation dont souffrent tous les pays du Tiers Monde. »  

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    Orhan Pamuk - Photo : Murat Türemiş (Site de l’écrivain)

    Dans « C’est où, l’Europe ? », l’écrivain décrit la nouvelle boutique d’un bouquiniste de Beyoglu, proprette et ordonnée, très différente et sans le charme des échoppes anciennes, une « librairie d’antiquités » en quelque sorte. « Pour les gens comme moi, qui vivent aux frontières de l’Europe, dans un sentiment d’entre-deux et essentiellement dans la compagnie des livres, l’Europe a toujours été un rêve, une promesse d’avenir ; une image souhaitée ou redoutée, un but à atteindre ou un danger. »

    Mais le rêve d’Europe s’est mué en « ressentiment envers l’Occident », il constate la montée du nationalisme et du sentiment antieuropéen, même chez ceux qui « leur vie durant, avaient fait leur shopping en Europe et s’étaient servis de tout ce que la culture occidentale pouvait leur offrir, de l’art aux vêtements, pour se distinguer des classes inférieures et justifier leur supériorité » (« La colère des damnés »). Parmi ses réflexions sur la Turquie et l’Europe, on trouve un texte d’Orhan Pamuk sur son procès (dans un entretien pour un journal suisse, il avait déploré les tabous turcs sur la question arménienne).

     

    « Mes livres sont ma vie » rassemble des commentaires à propos de ses œuvres romanesques. Mon nom est Rouge a eu pour premier titre L’Amour à la seule vue d’un portrait, en référence à Hüsrev et Sirin, « l’histoire la plus connue et la plus fréquemment illustrée de la littérature islamique » qui a inspiré son roman « classique » sur « la cruauté de l’Histoire et la beauté d’un monde désormais disparu ».

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    Page d’écriture d’Orhan Pamuk - Photo : Erzade Ertem (Site de l’écrivain)

    Un beau texte sur « Bellini et l’Orient » évoque une exposition à la National Gallery de Londres. Pamuk s’attarde sur le célèbre Portrait de Mehmed II, « devenu l’image générique du sultan ottoman », et sur une merveilleuse aquarelle, Un scribe assis, où un jeune enlumineur ou calligraphe se tient assis en tailleur, le visage penché, le regard concentré vers son papier. 

    D’autres couleurs se termine sur des impressions de voyage aux Etats-Unis, une interview sur sa vie d’écrivain. Cela mène à deux textes très forts, pour finir : « Regarder par la fenêtre », très personnel, et la conférence du Nobel, où Orhan Pamuk évoque le destin d’écrivain, son travail, à partir d’une petite valise où son père conservait ses propres écrits et qu’il lui a confiée deux ans avant de mourir.

     

    Mots et images, les trésors d’Orhan Pamuk, ont trouvé il y a quelques jours une forme inédite, avec l’ouverture à Istanbul d’une exposition d'objets, une vitrine par chapitre, en lien avec son dernier roman, Le Musée de l’innocence.

  • Maeterlinck & Minne

    Prix Nobel de littérature en 1911, Maurice Maeterlinck (1862-1949) appréciait le peintre et sculpteur George Minne (1866-1941) qui a illustré plusieurs de ses livres. Le Musée des Beaux-Arts de Gand (MSK) a saisi l’occasion de ce centenaire, à la fin de l’année dernière, pour réunir les deux grands artistes gantois dans une rétrospective qu’un catalogue fouillé permet de visiter après coup, sous d’intéressants éclairages : L'univers de George Minne & Maurice Maeterlinck. 

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    Ils font connaissance vers 1886. Tous deux sortent d’un milieu aisé mais leurs personnalités et leurs parcours sont très différents. Maeterlinck se lie au collège Sainte-Barbe avec Charles Van Lerberghe et Grégoire Le Roy, poètes eux aussi.  Après un doctorat en droit, il se spécialise comme avocat à Paris et y fréquente les cercles symbolistes. Rodenbach le décrit ainsi : « une vraie tête de flamand avec des dessous de rêverie et des sensibilités de couleur ». Ses premières œuvres – Serres chaudes, La princesse Maleine –, publiées en 1889, sont remarquées par Mirbeau dans Le Figaro, ce qui vaut d’emblée à Maeterlinck une réputation internationale. Publié à Bruxelles, joué à Paris, il sera un « aimant » pour de jeunes écrivains comme Karel Van de Woestijne qui admire en lui « le fouilleur inlassable de tous les souterrains de la vie intérieure. »

     

    Minne est fils d’architecte. Ils sont aussi quatre enfants, comme chez Maeterlinck, et chacun vit la grande douleur de perdre trop tôt un frère de vingt et un ans pour Maeterlinck, une sœur de dix-sept ans pour Minne. Entré à l’Académie de Gand pour suivre une formation d’architecte, George Minne choisit la peinture, et travaille bientôt pour son père. La souffrance de l’homme blessé, de la mère qui perd un enfant, sera un thème récurrent dans son œuvre. C’est lors de sa première participation au Salon de Gand que « tel un tailleur de pierre du Moyen Age », il est remarqué par Verhaeren. Ensuite il est invité chez les XX, devient membre du groupe, et se révèle un illustrateur remarquable.

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    Alladine et Palomides, Intérieur et La Mort de Tintagiles : Trois petits drames pour marionnettes,
    Edmond Deman, Collection du Réveil, Bruxelles, 1894, culs de lampe hors texte de Georges Minne

    Quand Maeterlinck et Minne se promènent ensemble, en silence – Minne le taiseux (comme on dit chez nous) « ne parlait pas, il balbutiait » –,  ils s’entendent et s’estiment :  « Nous le regardions amicalement et non sans respect, comme une sorte de primaire, de minus habens merveilleux. » Proche des anarchistes, antibourgeois, Minne épouse en 1892 Joséphine Destanberg, la fille d’un journaliste de gauche, elle écrit des poèmes. Il tente de gagner sa vie comme agriculteur, échoue, et se trouve dans la misère quand il s’installe à Bruxelles en 1895. Ses difficultés personnelles contrastent avec l’aisance de Maeterlinck. Minne n’a guère d’intérêt pour la littérature, mais confirme lui-même leur sensibilité commune : « Maeterlinck et moi étions à peu près vers le même temps sensibles à la même ambiance ». 

    Maeterlinck s’intéresse aux préraphaélites anglais, à Redon, au mouvement symboliste. Il aime dans l’art médiéval son climat spirituel, en particulier chez Ruysbroeck (son article « Ruysbroeck l’Admirable » a fait redécouvrir ce grand mystique), et reconnaît en Minne une « âme gothique ». Tous deux choisissent de s’exprimer avec « un minimum suggestif ». Quand il publiera ses œuvres, Maeterlinck choisira des typographies en rouge et noir et des mises en page inspirées des manuscrits anciens. La couverture du catalogue s’en inspire.

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    Léon Spilliaert, Maeterlinck Théâtre, 1902-1903,
    encre de Chine, lavis, pinceau, plume, pastel sur papier, 37,2 x 24,9 cm,
    Bibliothèque royale de Belgique. Cabinet des Estampes, Bruxelles

    L’édition illustrée est propice au croisement des arts, l’écriture y rencontre l’image, la composition d’une couverture est l’objet de tous les soins. Les premiers livres de Maeterlinck sont illustrés par Minne, les suivants par Charles Doudelet, puis d’autres artistes dont Spilliaert. Le choix de « monochromes d’atmosphère » en frontispice s’inspire des peintres symbolistes et celui du noir, de Redon. L’art du livre se renouvelle dans cette complicité. Les Nabis en seront influencés. 

    Minne peint et sculpte la douleur, la blessure, le « tragique intérieur ». Il façonne la forme par le vide, comme on met du silence autour des mots. Elève de Charles Van der Stappen à Bruxelles, il crée d’abord des groupes dramatiques dans l’esprit de Rodin, puis ses fameuses figures agenouillées, blessées, affligées, aux formes épurées. Henry Van de Velde s’intéresse beaucoup à Minne et l’aide pour son projet de Fontaine des agenouillés. C’est par son intermédiaire que Minne va connaître un grand rayonnement en Allemagne où ses lignes, formes, ornements plastiques influencent la sculpture pré-expressionniste du Jugendstil. Minne y incarne le renouveau et fascine aussi par sa personnalité d’artiste « maudit ».

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    Minne, Fontaine des agenouillés (Musée des Beaux-Arts de Gand)

    Les diverses contributions au catalogue analysent les relations entre Maeterlinck et Minne, le contexte culturel dans lequel ils évoluent, au sein de groupes divers, et leurs rapports avec ceux qui les soutiennent, critiques d’art et mécènes. Cent quinze œuvres (dessins, peintures, sculptures, livres illustrés) sont ici cataloguées en pleine page. J’y ai appris que la modernité viennoise vers 1900 doit beaucoup à ces inspirations belges, chez Klimt même, et Schiele, et Kokoschka. L’essayiste et critique d’art autrichien Hermann Bahr écrivait alors : « Khnopff peint ce que Maeterlinck dit en vers : de secrets surgissements de l’âme. »

  • Etrange Herta Müller

    Le prix Nobel de littérature accordé en 2009 à Herta Müller, originaire de Roumanie et réfugiée en Allemagne en 1988 (elle avait alors 35 ans), pour avoir « avec la densité de la poésie et l’objectivité de la prose, dessiné les paysages de l’abandon », m’a donné envie de la découvrir. Le renard était déjà le chasseur (traduit de l’allemand) est un titre énigmatique qui correspond bien à l’atmosphère du roman. Cela commence avec l’observation d’une mouche transportée par une fourmi. Adina, une institutrice, est allongée sur le toit de son immeuble près de son amie Clara, occupée à se coudre un chemisier pour l’été. Les peupliers autour d’elles « ne bruissent pas, ils murmurent. »

     

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    Dès le premier chapitre, Le chemin du ver dans la pomme, - tous les chapitres portent un titre -, le récit colle aux choses (une aiguille, des ciseaux, une pomme, des tapis battus…) et aux lieux : un atelier de couturière, celui du ferblantier, le salon du coiffeur qui évalue la durée de vie de ses clients au poids des cheveux qu’il leur a déjà coupés. Herta Müller compose surtout des phrases basiques (sujet, verbe, complément) où les images surgissent à l’improviste : « Quand il n’y a pas d’électricité dans la ville, les lampes de poche font partie des mains, tels des doigts. »

     

    Chaque jour, la photo du dictateur dans le journal, avec sa boucle sur le front, regarde les Roumains qui le lisent, dans les quartiers populaires comme dans les « rues silencieuses du pouvoir » réservées aux membres du Parti et de la Police, les seules
    à être éclairées. Par une collègue dont la mère est domestique chez un officier, Adina connaît un peu ce qui se passe là-bas. « Dans le souffle de la peur, on finit par avoir l’oreille fine. » Au café près de la rivière, Paul, son ex, lit le journal pendant qu’elle découvre l’invitation de Liviu : leur ami qui a quitté la ville deux ans plus tôt pour enseigner dans un petit village du Sud va se marier avec une institutrice du coin.

     

    Mais la mort s’invite dans le quartier. Le ferblantier est retrouvé pendu, un ivrogne s’effondre dans une cabine téléphonique. Adina emmène ses élèves aux champs pour la cueillette des tomates. De son côté, dans un magasin, Clara est abordée par un homme avec une cravate à pois rouges et bleus qui la complimente sur sa robe et se présente : Pavel, avocat. Au cœur de l’été passe un cortège funèbre. « Un mort que l’on pleure beaucoup devient un arbre, dit un passant, et un mort que personne ne pleure devient une pierre. »

     

    L’oppression perceptible dans le tranchant des difficultés quotidiennes se fait explicite quand le directeur d’Adina la convoque pour l’avoir appelé « Monsieur le directeur » au lieu de « Camarade directeur » puis porte la main à son corsage. A l’usine aussi, les femmes subissent constamment les avances de l’intendant Grigore, dont les enfants sont légion. Au village de Liviu, ceux qui veulent traverser le Danube à la nage sont abattus d’un coup de fusil. Adina attend en vain une lettre de son amoureux, Ilie, soldat sur le front. Un concert où Paul se produit sur scène avec un groupe, est interrompu, le public chassé à coups de matraques, le chanteur Abi arrêté et interrogé sur le sens de la chanson « Visage sans visage », écrite par Paul.

     

    Le danger fait d’autant plus peur quand il s’insinue : Adina découvre un soir que la queue se détache de la fourrure du renard au pied de son lit, plus tard qu’on lui a coupé une patte… On s’est introduit chez elle. Adina n’avait pas dix ans quand elle s’était rendue avec sa mère au village voisin pour acheter un renard. « Le chasseur posa le renard sur la table et lui lissa les poils. Il dit : on ne tire pas sur les renards, les renards tombent dans le piège. Ses cheveux, sa barbe et les poils de ses mains étaient rouges comme ceux du renard, ses joues aussi. A l’époque, le renard était déjà le chasseur. » Clara devient la maîtresse de Pavel sans savoir au début le genre d’homme qu’il est, lui qui torture pendant les interrogatoires. Adina la repousse quand elle apprend qu’elle sort avec un homme de la securitate. Plus tard, Clara les avertira, elle et Paul, d'une liste portant leurs noms, et  leur conseillera de s’enfuir, de se cacher.

    Comment rendre compte de ce récit où les faits importent moins que l’atmosphère, les personnages moins que les situations ? La prose d’Herta Müller est pleine de leitmotivs, de détails grossis comme à la loupe, de mots en capitales, de gestes lourds de sens. La nature, le travail, la conversation, tout peut soudain s’y transformer en menace. Les hommes y subissent la loi de leurs supérieurs ; les femmes, la loi des hommes, à moins qu’elles ne se vengent ; les hommes et les femmes la loi de la peur – jusqu’à ce jour inattendu où la télévision montre la fin des Ceaucescu, réveillant le chant interdit qui se répand comme une clameur : « Réveille-toi Roumain de ton sommeil éternel »…

  • Une canne à pêche

    J’ai découvert Gao Xingjian grâce à son prix Nobel en l’an 2000 et  à travers un long roman dans lequel je ne suis pas vraiment entrée, malgré son titre prometteur,
    La montagne de l’âme (1990). Condamné à l’exil à cause de sa liberté de parole, l’écrivain chinois Gao Xingjian vit en France depuis vingt ans et a aujourd’hui la nationalité française. Ensuite j’ai découvert le peintre et ses magnifiques encres de Chine sur papier de riz. C’est par ce double éclairage, littéraire et graphique, que le recueil de nouvelles Une canne à pêche pour mon grand-père a attiré mon attention sur la table d’un libraire, entouré d’un bandeau : « Les arts déco habillent les Nobel ! » (édition spéciale à tirage limité) Une couverture originale en noir et blanc, due à Fanny Le Bras.

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    Le temple m’a rappelé La montagne de l’âme par le sujet, un jeune couple en voyage de noces. « Dans notre vie si courte, le bonheur est en fait assez rare.
    Que ce soit Fangfang ou moi, nous avions connu une époque où l’on devait braver les tempêtes et affronter le monde. Pendant la période de grande catastrophe nationale, nos familles et nous-mêmes avions pas mal souffert,
    nous avions enduré tellement de malheurs. Sur le sort de notre génération,
    nous avions vraiment de quoi nous plaindre. Mais nous ne voulions plus parler
    de tout cela ; l’important, c’était qu’à présent nous connaissions enfin le bonheur. »
    C’est par hasard, le train restant à quai dans un chef-lieu de district, qu’ils aperçoivent de loin le temple de la Parfaite Bienveillance - « sous la lumière du soleil, ses tuiles vernissées jaune d’or »  - et qu’ils décident d’y aller faire un tour, sur le flanc de la colline. Un homme y arrive après eux, accompagné d’un enfant. Une rencontre.

    La nouvelle suivante, L’accident, contraste évidemment. Sans déflorer l’intrigue, j’y ai noté des couleurs : « le manteau gris de demi-saison », les « habits de printemps bleu clair », la « bâche à petits carreaux rouges et bleus » sur une carriole d’enfant tirée par une bicyclette. Après ce drame urbain, La crampe se déroule à la plage, un jour d’automne. Avant de se jeter à l’eau, un homme remarque parmi un groupe de jeunes gens « une jeune fille en maillot de bain rouge ». Mais à un kilomètre du rivage, le nageur est saisi d’une crampe. Il se bat, conscient d’être dans la mer un
    point noir dont personne, sur la plage, ne devine les difficultés.
    Dans un parc est presque entièrement dialogué. Un homme et une femme qui se sont aimés puis perdus se rencontrent sans se retrouver. « Dans le halo lumineux des lampadaires, les peupliers agitent imperceptiblement leur jeune feuillage vert tendre aux reflets de satin. »

     

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    La nouvelle éponyme commence avec l’achat coup de cœur d’une canne à pêche, en souvenir du grand-père qui fabriquait les siennes en bambou. Les souvenirs affluent de ce pêcheur qui emmenait son petit-fils au Lac du Sud et était aussi chasseur. Par exemple, sous l’avant-toit de sa maison, voici les « cages où mon grand-père
    élevait des oiseaux, une grive et un merle huppé ».
    Et avec lui la grand-mère qui « semblait toujours parler de quelque chose enfoui enfoui enfoui, encore enfoui enfoui enfoui enfoui, ces souvenirs crissent sous tes pieds qui foulent le sable. » Mais comment se promener en ville avec une canne à pêche sur l’épaule ? Où la ranger dans l’appartement à l’abri des maladresses de son petit garçon qui voudra sûrement y toucher ?

      

    Des Instantanés terminent le recueil de Gao Xingjian. De courts fragments autour d’un homme seul, sur la plage, dans une chaise longue. Soleil doux. Sommeil. Mélodie de la marée ou du vent. Par petites touches, nous entrons dans l’imaginaire d’un écrivain, dans ses rêveries ponctuées par le cri des mouettes. L’écriture est visuelle, mais pas seulement. Le dehors et le dedans s’y frôlent, le réel et l’imaginé, les sensations et les sentiments. C’est sobre. C’est fluide. Comme une encre de Chine.