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totalitarisme

  • Des choses incroyables

    zamiatine,nous,roman,1920,anticipation,littérature russe,urss,totalitarisme,culture,contre-utopie« J’ai eu l’occasion de lire et d’entendre bien des choses incroyables sur les temps où les gens vivaient encore à l’état libre, c’est-à-dire inorganisé, sauvage. Mais ce qui m’est toujours apparu le plus incroyable, c’est ceci : comment le pouvoir d’alors – même embryonnaire – a-t-il pu admettre que les gens vivent sans l’équivalent de nos Tables, sans les promenades obligatoires, sans aucune régulation des heures de repas, qu’ils aient pu se lever et se coucher quand bon leur semblait ? Il paraît même, selon certains historiens, que, à cette époque, la lumière brûlait toute la nuit dans les rues, toute la nuit il y avait des passants et des voitures. »

    Evgueni Zamiatine, Nous

    Couverture de la première édition complète de Nous en russe
    (Casa editrice Cechov / Wikimedia)

  • Nous, Zamiatine, 1920

    Evgueni Zamiatine a écrit Nous en 1920, trois ans après la révolution d’Octobre. Ce récit d’anticipation aurait inspiré Le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley (écrit en 1931 à Sanary-sur-mer) et 1984 (publié en 1949) de George Orwell, qui l’a lu en français sous le titre Nous autres (première traduction en 1929). Dans un avant-propos à sa nouvelle traduction, Hélène Henry rappelle qui était Zamiatine, né en Russie en 1884 : un ingénieur naval doué et, « dès 1916, un écrivain reconnu et publié ». En 1917, il quitte le parti bolchevique dont il a d’abord partagé les idées.

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    L’URSS a interdit la publication de Nous. Des copies du texte ont circulé, une traduction, des extraits en russe à l’étranger : le régime soviétique engage alors des poursuites contre l’auteur d’un « infect pamphlet contre le socialisme ». Zamiatine démissionne de l’Union des écrivains et, en 1931, sur les conseils de Boulgakov, demande à Staline l’autorisation d’aller vivre à l’étranger. Il participe, comme Pasternak, au Congrès des écrivains de 1935 à Paris, où il meurt en 1937. Ce n’est qu’en 1952 que le texte complet de Nous paraît en russe, à New York. Les Russes n’y ont eu accès qu’en 1988.

    « Note n° 1 » (tous les chapitres sont numérotés ainsi) s’ouvre sur un extrait du Journal officiel à la gloire de l’« INTEGRALE » dont la construction s’achève : « cette machine électrique de verre qui souffle le feu » devrait permettre à « l’Etat Unitaire » de soumettre ceux qui vivent en dehors de lui pour leur apporter « un bonheur mathématiquement exact » et « les obliger à être heureux ».

    D-503, constructeur de l’INTEGRALE, ému par l’annonce, décide de prendre des notes : « Je ne ferai qu’essayer de transcrire ce que je vois, ce que je pense, ou plutôt ce que nous pensons (oui, nous, et ce « NOUS » sera le titre que je donnerai à ces notes.) » Un ciel de printemps sans nuage coule tout « dans le même cristal éternel, irréfragable, dont sont faits la Muraille verte et tous nos édifices ». Il admire le « grandiose ballet mécanique » sur le chantier.

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    Le « numérateur » résonne : c’est l’heure d’O-90, la femme douce et ronde avec qui il se promène durant « l’Heure privative » d’après-déjeuner, comme tous les « Numéros », en rangs par quatre, dans leurs « Tenues d’uniforme bleutées, la plaque dorée sur la poitrine – immatriculation officielle ». Il en est ébloui, comme s’il voyait ce spectacle parfait pour la première fois.

    Un rire et un visage de femme aux dents « extraordinairement blanches et aiguës » à sa droite le surprennent, comme si I-330 avait deviné ses pensées. Troublé par ses remarques inattendues et gêné par l’intervention d’O-90 pour dire qu’il « est inscrit » avec elle, il a juste le temps d’entendre son invitation à la rejoindre le surlendemain à l’amphithéâtre 112 – l’Heure privative est terminée. Juste le temps d’embrasser les yeux bleus de O en attendant leur prochain « jour sexuel », où l’on peut « baisser les stores » (à condition de posséder « un billet rose »).

    Le narrateur, quand il relit ses notes, a conscience de n’être peut-être pas assez clair pour les inconnus qui les liront sans connaître « les Tables du Temps, les Heures privatives, la Norme maternelle, la Muraille verte, le Bienfaiteur ». Il rappelle qu’après « la guerre de Deux Cents Ans », on a détruit les routes pour couper les villes les unes des autres et les séparer par une « jungle verte » dont la couverture de verre de la Muraille les protège. Dans l’Etat unitaire, tous se fondent dans un corps unique avec le même emploi du temps, à l’exception des Heures privatives (16-17h, 21-22h).

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    Ce qu’on raconte des temps anciens lui semble absurde : « Absolument ascientifique, carrément bestial. Et pour les naissances, c’est pareil : au hasard, comme les bêtes. » S’il s’est réjoui jusqu’alors de vivre dans un monde parfaitement clair et organisé, D-503 ressent pourtant des émotions nouvelles quand il se rend à une convocation pour l’amphithéâtre 112 et voit apparaître I-330 dans « le costume fantastique d’une lointaine époque : une robe noire étroitement moulante » et décolletée.

    C’en est fini de sa tranquillité d’esprit. D-503 se rend un jour avec elle à la « Vieille maison » au mobilier d’autrefois, où I-330 revêt une autre tenue originale : elle aime « se distinguer des autres », « enfreindre l’égalité ». La séduction opère. Il a beau chanter les bienfaits de l’Etat unitaire, il en découvre une faille qui va en s’élargissant. Le journal signale qu’on aurait « retrouvé les traces d’une organisation jusqu’ici demeurée insaisissable, ayant pour objectif la libération du joug bienfaisant de l’Etat. » Devrait-il la dénoncer ?

    Entre la description du fonctionnement qu’il juge idéal de son monde totalitaire et le récit de ses rendez-vous avec cette femme imprévisible, dont O-90 sera jalouse, D-503 se découvre un moi divisé, doté d’imagination, malade peut-être. Toute sa vie en est ébranlée, sa vision des choses, ses relations avec les autres, sa place dans la société. Osera-t-il se lier avec ceux qui se révoltent ?

  • Système

    « Comme le savaient les architectes de Gilead, si l’on veut instituer un système totalitaire efficace, ou n’importe quel système, d’ailleurs, il est nécessaire d’offrir certains bénéfices et libertés à tout le moins à une poignée de privilégiés, en échange de ceux que l’on abolit. »


    Margaret Atwood, La servante écarlate

    Atwood couverture Laffont.jpg

     

  • Un terrible conte

    En 1985, trois ans avant Œil-de-Chat, Margaret Atwood publiait un terrible conte, La servante écarlate (The Handmaid’s Tale, traduit de l’anglais par Sylviane Rué). La narratrice, Defred, est une des Servantes affectées au service des couples qui n’arrivent plus à procréer dans un monde d’après catastrophe, dans la République de Gilead où ceux qui ne respectent pas les règles sont pendus au Mur pour l’exemple.

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    Defred a des souvenirs de sa vie d’avant. La salle où elle a dormi en compagnie d’autres femmes sélectionnées était autrefois un gymnase, on y organisait des bals. D’un lit de camp à l’autre, des prénoms se sont échangés, à peine murmurés pour ne pas éveiller l’attention des Tantes qui patrouillaient, un aiguillon électrique à bétail suspendu à leur ceinture – « Alma. Janine. Dolorès. Moira. June. »


    Dans son nouveau poste, la jeune femme dispose d’une chambre très simple, où pendait jadis un lustre – « Ils ont retiré tout ce à quoi on pourrait attacher une corde. » Mais Defred a « l’intention de durer ». Une chaise, une fenêtre qui ne s’ouvre qu’en partie, du soleil, une aquarelle de fleurs au mur, « tout cela n’est pas à dédaigner. Je suis vivante, je vis, je respire, j’étends la main, ouverte, dans le soleil. Ce lieu où je suis n’est pas une prison, mais un privilège, comme disait Tante Lydia qui adorait les solutions extrêmes. » 

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    Souliers rouges, gants rouges, tous les vêtements des Servantes sont écarlates, sauf les ailes blanches réglementaires qui empêchent de voir sur le côté et d’être vues. C’est dans cette tenue – « Une Sœur, trempée dans le sang » – qu’on l’envoie faire les commissions hors de la maison du Commandant et de son Epouse. Des couleurs imposées distinguent les femmes de Gilead : bleu pour les Epouses, vert pour les Marthas à la cuisine. Defred a entendu l’une d’elles dire à son passage qu’elle n’accepterait pas de s’avilir ainsi, plutôt aller aux Colonies – « Avec les Antifemmes, et crever de faim, et Dieu sait quoi encore ? », a répondu l’autre. Là-bas, en effet, on meurt très rapidement du travail au contact de déchets toxiques.

    A son arrivée, l’Epouse du Commandant l’a fait entrer au salon : elle désirait la voir aussi peu que possible. « Cela fait partie des choses pour lesquelles nous nous sommes battues », a-t-elle ajouté, et Defred a reconnu alors Serena Joy, une des femmes qui chantaient dans l’émission « L’Evangile pour la formation des Jeunes Ames ». Defred a aussi repéré Nick, un des Gardiens qui s’occupe de la voiture et vit au-dessus du garage, il la regardait – « Peut-être est-il un Œil. » 

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    Au coin de la rue, une femme vêtue comme elle la rejoint, c’est la règle pour les courses en ville. « Béni soit le fruit » – « Que le Seigneur ouvre » sont les formules convenues. Barrières, portillons, projecteurs, hommes armés dans des guérites, laissez-passer, l’obsession de la sécurité est omniprésente. Defred croise le regard d’un jeune Gardien qui cherche à voir son visage, il rougit. « C’est un événement, un petit défi à la règle, si petit qu’il est indécelable, mais de tels instants sont des récompenses que je me réserve, comme les sucreries que j’aimais, enfant, au fond d’un tiroir. De tels moments sont des possibilités ; de minuscules judas. »


    Dans cette ville jadis universitaire, il n’y a plus d’avocats, plus d’université. Luke et elle s’y promenaient ensemble, parlaient d’acheter une maison avec un jardin – « Pareille liberté paraît aujourd’hui presque aérienne. » Le magasin Le Lys des Champs était alors un cinéma fréquenté par les étudiants, des actrices incarnaient des femmes qui prenaient leurs propres décisions. « Nous semblions avoir le choix, alors. Notre société se mourait, disait Tante Lydia, à cause de trop de choix. » 

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    Peu à peu la grande romancière canadienne installe ses lecteurs dans un monde où tout est soumis à des protocoles particuliers. Ce qui le rend vivable, ou invivable, ce sont les souvenirs d’une vie antérieure qui affleurent régulièrement. Defred était la femme de Luke, elle était mère d’une petite fille, ils ont essayé de s’échapper, en vain. Que sont-ils devenus ?

     

    Dans cette société où les naissances sont rares, les nouveau-nés rarement viables, elle n’est plus qu’attente de la grossesse qui pourrait la sauver – la chance des femmes encore fertiles, c’est pourquoi les servantes écarlates sont jalousées. Mais elle se méfie du médecin qui l’examine et lui propose d’y contribuer lui-même, trop risqué. Son amie Moira a enfreint les règles, elle a disparu. Pour le rituel de procréation, « La Cérémonie », la Servante s’interpose entre le Commandant et l’Epouse improductive – rien d’érotique – « pour laquelle des deux est-ce pire, elle ou moi ? » s’interroge Defred.

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    Plongées dans les souvenirs du monde d’avant, vie quotidienne ultra réglementée, hypothèses sur d’éventuels arrangements avec Nick, qui semble s’intéresser à elle, avec une organisation clandestine dont lui a parlé Deglen, sa compagne de courses, voire avec le Commandant quand celui-ci, au mépris des règles, veut la voir seule dans son bureau, telle est la trame de La servante écarlate. Comme dans Le meilleur des mondes ou 1984, contre-utopies fameuses, on assiste au pire et on prend la mesure, a contrario, des libertés démocratiques.


    « Les œuvres d'Atwood, peu importe leur genre, ont toujours un lien étroit avec des enjeux personnels et généraux et portent principalement sur les thèmes de la dégradation de l'environnement, du rôle de la femme dans la société et de la dynamique du pouvoir dans l'organisation sociale », écrit Barbara Godard dans L’encyclopédie canadienne. L’aliénation des femmes dans cette théocratie post nucléaire fait froid dans le dos.

  • L'été

    « Sur les têtes qui crient dans le magasin, la faim a des oreilles transparentes, des coudes durs, des dents cariées pour mordre et des dents saines pour crier.
    Il y a du pain frais dans le magasin. On ne compte plus les coudes dans le magasin, mais le pain est compté.

    Chat dans l'herbe.JPG

    A l’endroit où la poussière vole le plus haut, la rue est étroite, les immeubles
    sont penchés et serrés. L’herbe s’épaissit au bord des chemins et quand elle fleurit, elle devient insolente et criarde, toujours déchiquetée par le vent. Plus
    les fleurs sont insolentes, plus la pauvreté est grande. Alors l’été se moissonne lui-même, confond les vêtements déchirés et la balle des céréales. Pour faire briller les vitres, les yeux qui sont devant et derrière comptent autant que les graines volantes pour l’herbe. »

    Herta Müller, Le renard était déjà le chasseur