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Un terrible conte

En 1985, trois ans avant Œil-de-Chat, Margaret Atwood publiait un terrible conte, La servante écarlate (The Handmaid’s Tale, traduit de l’anglais par Sylviane Rué). La narratrice, Defred, est une des Servantes affectées au service des couples qui n’arrivent plus à procréer dans un monde d’après catastrophe, dans la République de Gilead où ceux qui ne respectent pas les règles sont pendus au Mur pour l’exemple.

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Defred a des souvenirs de sa vie d’avant. La salle où elle a dormi en compagnie d’autres femmes sélectionnées était autrefois un gymnase, on y organisait des bals. D’un lit de camp à l’autre, des prénoms se sont échangés, à peine murmurés pour ne pas éveiller l’attention des Tantes qui patrouillaient, un aiguillon électrique à bétail suspendu à leur ceinture – « Alma. Janine. Dolorès. Moira. June. »


Dans son nouveau poste, la jeune femme dispose d’une chambre très simple, où pendait jadis un lustre – « Ils ont retiré tout ce à quoi on pourrait attacher une corde. » Mais Defred a « l’intention de durer ». Une chaise, une fenêtre qui ne s’ouvre qu’en partie, du soleil, une aquarelle de fleurs au mur, « tout cela n’est pas à dédaigner. Je suis vivante, je vis, je respire, j’étends la main, ouverte, dans le soleil. Ce lieu où je suis n’est pas une prison, mais un privilège, comme disait Tante Lydia qui adorait les solutions extrêmes. » 

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Souliers rouges, gants rouges, tous les vêtements des Servantes sont écarlates, sauf les ailes blanches réglementaires qui empêchent de voir sur le côté et d’être vues. C’est dans cette tenue – « Une Sœur, trempée dans le sang » – qu’on l’envoie faire les commissions hors de la maison du Commandant et de son Epouse. Des couleurs imposées distinguent les femmes de Gilead : bleu pour les Epouses, vert pour les Marthas à la cuisine. Defred a entendu l’une d’elles dire à son passage qu’elle n’accepterait pas de s’avilir ainsi, plutôt aller aux Colonies – « Avec les Antifemmes, et crever de faim, et Dieu sait quoi encore ? », a répondu l’autre. Là-bas, en effet, on meurt très rapidement du travail au contact de déchets toxiques.

A son arrivée, l’Epouse du Commandant l’a fait entrer au salon : elle désirait la voir aussi peu que possible. « Cela fait partie des choses pour lesquelles nous nous sommes battues », a-t-elle ajouté, et Defred a reconnu alors Serena Joy, une des femmes qui chantaient dans l’émission « L’Evangile pour la formation des Jeunes Ames ». Defred a aussi repéré Nick, un des Gardiens qui s’occupe de la voiture et vit au-dessus du garage, il la regardait – « Peut-être est-il un Œil. » 

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Au coin de la rue, une femme vêtue comme elle la rejoint, c’est la règle pour les courses en ville. « Béni soit le fruit » – « Que le Seigneur ouvre » sont les formules convenues. Barrières, portillons, projecteurs, hommes armés dans des guérites, laissez-passer, l’obsession de la sécurité est omniprésente. Defred croise le regard d’un jeune Gardien qui cherche à voir son visage, il rougit. « C’est un événement, un petit défi à la règle, si petit qu’il est indécelable, mais de tels instants sont des récompenses que je me réserve, comme les sucreries que j’aimais, enfant, au fond d’un tiroir. De tels moments sont des possibilités ; de minuscules judas. »


Dans cette ville jadis universitaire, il n’y a plus d’avocats, plus d’université. Luke et elle s’y promenaient ensemble, parlaient d’acheter une maison avec un jardin – « Pareille liberté paraît aujourd’hui presque aérienne. » Le magasin Le Lys des Champs était alors un cinéma fréquenté par les étudiants, des actrices incarnaient des femmes qui prenaient leurs propres décisions. « Nous semblions avoir le choix, alors. Notre société se mourait, disait Tante Lydia, à cause de trop de choix. » 

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Peu à peu la grande romancière canadienne installe ses lecteurs dans un monde où tout est soumis à des protocoles particuliers. Ce qui le rend vivable, ou invivable, ce sont les souvenirs d’une vie antérieure qui affleurent régulièrement. Defred était la femme de Luke, elle était mère d’une petite fille, ils ont essayé de s’échapper, en vain. Que sont-ils devenus ?

 

Dans cette société où les naissances sont rares, les nouveau-nés rarement viables, elle n’est plus qu’attente de la grossesse qui pourrait la sauver – la chance des femmes encore fertiles, c’est pourquoi les servantes écarlates sont jalousées. Mais elle se méfie du médecin qui l’examine et lui propose d’y contribuer lui-même, trop risqué. Son amie Moira a enfreint les règles, elle a disparu. Pour le rituel de procréation, « La Cérémonie », la Servante s’interpose entre le Commandant et l’Epouse improductive – rien d’érotique – « pour laquelle des deux est-ce pire, elle ou moi ? » s’interroge Defred.

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Plongées dans les souvenirs du monde d’avant, vie quotidienne ultra réglementée, hypothèses sur d’éventuels arrangements avec Nick, qui semble s’intéresser à elle, avec une organisation clandestine dont lui a parlé Deglen, sa compagne de courses, voire avec le Commandant quand celui-ci, au mépris des règles, veut la voir seule dans son bureau, telle est la trame de La servante écarlate. Comme dans Le meilleur des mondes ou 1984, contre-utopies fameuses, on assiste au pire et on prend la mesure, a contrario, des libertés démocratiques.


« Les œuvres d'Atwood, peu importe leur genre, ont toujours un lien étroit avec des enjeux personnels et généraux et portent principalement sur les thèmes de la dégradation de l'environnement, du rôle de la femme dans la société et de la dynamique du pouvoir dans l'organisation sociale », écrit Barbara Godard dans L’encyclopédie canadienne. L’aliénation des femmes dans cette théocratie post nucléaire fait froid dans le dos.

Commentaires

  • Je diffère cette lecture depuis trop longtemps, il est vrai que ton résumé fait froid dans le dos, mais çà me paraît indispensable d'y aller voir. Les reculs peuvent être nettement plus brutaux que l'on imagine, les mises en garde ne sont pas inutiles. Et puis il y a le talent de Margaret Atwood.

  • @ MH : J'en frissonne aussi. Defred n'a perdu ni le souvenir ni le goût de la liberté, ouf.

    @ Aifelle : Atwood est une romancière redoutable, tu verras comment elle nous installe dans cette fiction, son sens du suspense. Son oeuvre porte des questions essentielles, il me reste beaucoup à lire.

  • Je n'ai rien lu de Margaret Atwood et je sais que c'est dommage. En même temps cet univers doit nous suggérer que la liberté est fragile et qu'il ne faut pas imaginer qu'elle nous est donné pour toujours. En attendant, en France, on respire mieux.

  • @ Zoë Lucider : Vous avez raison d'insister sur la vigilance, Zoë. Combien de fois ne me suis-je pas répété cette phrase de Prévert : "La liberté est toujours en vérité provisoire."

  • j'ai tenté la lecture de ce roman il y a longtemps, mais je n'ai pas accroché

  • @ Niki : L'entrée en matière est lente, l'atmosphère oppressante - peut-être un nouvel essai ?

  • Il y a longtemps que je suis tenté par cette auteure. Je me méfie un peu des récits fantastiques, à tort sans doute, j'en ai lu tant adolescent, et ce billet me décide à dépasser ma résistance.

  • @ Christw : Le roman d'anticipation n'est pas non plus mon genre préféré, mais ici, j'ai fait confiance à la romancière qui m'a fascinée avec "Oeil-de-chat" et surtout "Faire surface". Bonne rencontre avec Atwood.

    @ Dominique : Je ne lis la littérature étrangère qu'en traduction, Dominique, et toujours avec ce recul inévitable concernant la langue de l'écrivain. Dans le cas de ce récit d'Atwood, un style plutôt factuel me donne l'impression de ne pas en être trop éloignée.

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