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le renard était déjà le chasseur

  • L'été

    « Sur les têtes qui crient dans le magasin, la faim a des oreilles transparentes, des coudes durs, des dents cariées pour mordre et des dents saines pour crier.
    Il y a du pain frais dans le magasin. On ne compte plus les coudes dans le magasin, mais le pain est compté.

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    A l’endroit où la poussière vole le plus haut, la rue est étroite, les immeubles
    sont penchés et serrés. L’herbe s’épaissit au bord des chemins et quand elle fleurit, elle devient insolente et criarde, toujours déchiquetée par le vent. Plus
    les fleurs sont insolentes, plus la pauvreté est grande. Alors l’été se moissonne lui-même, confond les vêtements déchirés et la balle des céréales. Pour faire briller les vitres, les yeux qui sont devant et derrière comptent autant que les graines volantes pour l’herbe. »

    Herta Müller, Le renard était déjà le chasseur

  • Etrange Herta Müller

    Le prix Nobel de littérature accordé en 2009 à Herta Müller, originaire de Roumanie et réfugiée en Allemagne en 1988 (elle avait alors 35 ans), pour avoir « avec la densité de la poésie et l’objectivité de la prose, dessiné les paysages de l’abandon », m’a donné envie de la découvrir. Le renard était déjà le chasseur (traduit de l’allemand) est un titre énigmatique qui correspond bien à l’atmosphère du roman. Cela commence avec l’observation d’une mouche transportée par une fourmi. Adina, une institutrice, est allongée sur le toit de son immeuble près de son amie Clara, occupée à se coudre un chemisier pour l’été. Les peupliers autour d’elles « ne bruissent pas, ils murmurent. »

     

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    Dès le premier chapitre, Le chemin du ver dans la pomme, - tous les chapitres portent un titre -, le récit colle aux choses (une aiguille, des ciseaux, une pomme, des tapis battus…) et aux lieux : un atelier de couturière, celui du ferblantier, le salon du coiffeur qui évalue la durée de vie de ses clients au poids des cheveux qu’il leur a déjà coupés. Herta Müller compose surtout des phrases basiques (sujet, verbe, complément) où les images surgissent à l’improviste : « Quand il n’y a pas d’électricité dans la ville, les lampes de poche font partie des mains, tels des doigts. »

     

    Chaque jour, la photo du dictateur dans le journal, avec sa boucle sur le front, regarde les Roumains qui le lisent, dans les quartiers populaires comme dans les « rues silencieuses du pouvoir » réservées aux membres du Parti et de la Police, les seules
    à être éclairées. Par une collègue dont la mère est domestique chez un officier, Adina connaît un peu ce qui se passe là-bas. « Dans le souffle de la peur, on finit par avoir l’oreille fine. » Au café près de la rivière, Paul, son ex, lit le journal pendant qu’elle découvre l’invitation de Liviu : leur ami qui a quitté la ville deux ans plus tôt pour enseigner dans un petit village du Sud va se marier avec une institutrice du coin.

     

    Mais la mort s’invite dans le quartier. Le ferblantier est retrouvé pendu, un ivrogne s’effondre dans une cabine téléphonique. Adina emmène ses élèves aux champs pour la cueillette des tomates. De son côté, dans un magasin, Clara est abordée par un homme avec une cravate à pois rouges et bleus qui la complimente sur sa robe et se présente : Pavel, avocat. Au cœur de l’été passe un cortège funèbre. « Un mort que l’on pleure beaucoup devient un arbre, dit un passant, et un mort que personne ne pleure devient une pierre. »

     

    L’oppression perceptible dans le tranchant des difficultés quotidiennes se fait explicite quand le directeur d’Adina la convoque pour l’avoir appelé « Monsieur le directeur » au lieu de « Camarade directeur » puis porte la main à son corsage. A l’usine aussi, les femmes subissent constamment les avances de l’intendant Grigore, dont les enfants sont légion. Au village de Liviu, ceux qui veulent traverser le Danube à la nage sont abattus d’un coup de fusil. Adina attend en vain une lettre de son amoureux, Ilie, soldat sur le front. Un concert où Paul se produit sur scène avec un groupe, est interrompu, le public chassé à coups de matraques, le chanteur Abi arrêté et interrogé sur le sens de la chanson « Visage sans visage », écrite par Paul.

     

    Le danger fait d’autant plus peur quand il s’insinue : Adina découvre un soir que la queue se détache de la fourrure du renard au pied de son lit, plus tard qu’on lui a coupé une patte… On s’est introduit chez elle. Adina n’avait pas dix ans quand elle s’était rendue avec sa mère au village voisin pour acheter un renard. « Le chasseur posa le renard sur la table et lui lissa les poils. Il dit : on ne tire pas sur les renards, les renards tombent dans le piège. Ses cheveux, sa barbe et les poils de ses mains étaient rouges comme ceux du renard, ses joues aussi. A l’époque, le renard était déjà le chasseur. » Clara devient la maîtresse de Pavel sans savoir au début le genre d’homme qu’il est, lui qui torture pendant les interrogatoires. Adina la repousse quand elle apprend qu’elle sort avec un homme de la securitate. Plus tard, Clara les avertira, elle et Paul, d'une liste portant leurs noms, et  leur conseillera de s’enfuir, de se cacher.

    Comment rendre compte de ce récit où les faits importent moins que l’atmosphère, les personnages moins que les situations ? La prose d’Herta Müller est pleine de leitmotivs, de détails grossis comme à la loupe, de mots en capitales, de gestes lourds de sens. La nature, le travail, la conversation, tout peut soudain s’y transformer en menace. Les hommes y subissent la loi de leurs supérieurs ; les femmes, la loi des hommes, à moins qu’elles ne se vengent ; les hommes et les femmes la loi de la peur – jusqu’à ce jour inattendu où la télévision montre la fin des Ceaucescu, réveillant le chant interdit qui se répand comme une clameur : « Réveille-toi Roumain de ton sommeil éternel »…