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Culture - Page 35

  • Location privée

    Pfeijffer Grand-Hotel-Europa.jpg« […] la location de logements privés par des particuliers via Airbnb constitue un sérieux problème, tant pour les habitants que pour l’administration municipale. Cela cause un nombre inacceptable de désagréments aux riverains, il n’y a pas à polémiquer là-dessus. Lorsque la maison de vos voisins, toute l’année durant, été comme hiver, abrite de joyeux vacanciers qui traînent leurs valises à roulettes dans l’escalier et ne tiennent compte de rien d’autre que leur propre plaisir, vous avez un problème. Ces nuisances se traduisent en outre par une hausse exorbitante des prix de l’immobilier. Si un modeste bien au centre-ville peut rapporter de l’or en barre, les petits malins sautent sur l’occasion, avec pour corollaire qu’un logement en centre-ville, pour celui qui voudrait juste y vivre, est devenu inabordable. Résultat des courses, les Amstellodamois qui vivent encore ici tirent leurs marrons du feu, s’empressent d’empocher la plus-value de leur habitation, tournent le dos aux nuisances et à la ville, et c’est une maison de plus qui tombe définitivement aux mains du business du tourisme, devenant inaccessible en qualité de logement. Avec pour conséquence ultime un dépeuplement de la ville. Mais vous vivez à Venise. Vous connaissez ça par cœur. 
    Pfeijffer 10 18.jpgEn outre, la location privée constitue une concurrence déloyale vis-à-vis des hôtels. Vous pourriez objecter que c’est le problème des hôtels, mais je me devrais de vous corriger vivement. Pour ces hôtels, nous avons élaboré une kyrielle de permis, de normes anti-incendie, de règles d’hygiène, etc., et nous ne l’avons pas fait par sadisme ou parce que nous voulions pourrir la vie des hôteliers. Il y a de bonnes raisons à toutes ces règles qui, en fin de compte, servent à protéger le consommateur et les riverains. La location privée se soustrait à ces règles et peut donc pratiquer des tarifs inférieurs à ceux des hôtels.
    [...] L’argent ne va pas dans la poche des honnêtes citoyens qui ont une chambre d’amis. On estime que près des deux tiers des logements proposés à la location via Airbnb appartiennent à des multipropriétaires. L’argent va dans la poche des truands de l’immobilier et d’Airbnb lui-même. »

    Ilja Leonard Pfeijffer, Grand Hotel Europa

  • Grand Hotel Europa

    Grand Hotel Europa (sic, 2018) est le premier titre traduit en français (par Françoise Antoine) d’Ilja Leonard Pfeijffer (°1968). Cet écrivain néerlandais a beaucoup publié, dans divers genres, et a été souvent primé. Si son livre raconte une histoire d’amour pour une femme, vécue en grande partie à Venise, mêlée à une enquête sur Le Caravage, Grand Hotel Europa est aussi une réflexion sur le tourisme à notre époque, sur l’Europe, avec des pages pamphlétaires.

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    Place Saint-Marc, le 8 juin 2019 © Miguel Medina (Slate.fr)

    Le groom Abdul, « un jeune Noir maigre, vêtu de la nostalgique livrée rouge », est le premier personnage nommé dans cette histoire qui se déroule en alternance au Grand Hotel Europa où réside l’écrivain (ou le narrateur qui porte son nom) et à Venise, la ville où il a vécu avec Clio, historienne de l’art. M. Montebello, le majordome, heureux d’accueillir un nouvel hôte sensible au charme des décors anciens, lui confie son inquiétude quant aux changements que ne manquera pas d’y apporter le nouveau propriétaire chinois, pour attirer davantage de clients. L’écrivain trouve sa suite « parfaite, non parce que c’était une chambre d’hôtel parfaite, mais justement parce qu’elle ne l’était pas. »

    « Il n’est de plus belle ville que Venise pour retrouver un être cher qui vous attend. » Ilja s’est occupé de rendre leurs anciens logements à Gênes, Clio d’aménager leur nouvelle demeure. Dans le train, il a mémorisé l’itinéraire pour atteindre la calle nuova Sant’Agnese et en chemin, s’imprègne de l’atmosphère dorée de la ville. Sa bien-aimée l’attend dans une tenue élégante (robe, escarpins et boucles d’oreilles de marques citées par l’auteur, comme il le fera pour ses propres vêtements – placement de marque ?), prête à fêter son arrivée.

    Au Grand Hotel Europa, où l’écrivain rédige leur histoire (comme il avait promis de le faire quand elle serait finie), il rencontre d’autres résidents (un grand Grec, une poétesse française, un vieil érudit qui aime discuter de littérature, entre autres) et cherche en vain la chambre où l’ancienne propriétaire, une très vieille dame, vit entourée de livres et d’œuvres d’art ; elle n’a de contacts qu’avec le majordome.

    C’est à Gênes (où vit l’auteur) qu’Ilja a rencontré Clio. Elle travaillait, faute de mieux, pour une maison de vente aux enchères et déplorait que son pays soit devenu « une maison de repos pour vieux en phase de décomposition », « un beau jardin ensoleillé », « un pays sans avenir ». Ravie de rencontrer un poète, elle parlait beaucoup. Dès le premier soir chez lui, c’est elle qui a mené la danse et l’a surpris en sortant nue de la salle de bains, « statue de la Renaissance », « Daphné convoitée par Apollon », « Diane surprise au bain », telle une déesse grecque. Quand sa muse accepte un nouvel emploi plus intéressant à Venise, son amoureux décide de déménager pour y vivre avec elle.

    Clio est si élégante qu’Ilja se rhabille dans les meilleures boutiques tant il est fier, lui qui a quelques kilos à perdre, de s’afficher « avec une telle splendeur » à ses côtés. L’historienne connaît très bien l’art ancien. Devant ses opinions tranchées et son tempérament « volcanique », l’écrivain apprend à mesurer ses propos. Au Palazzo Bianco de Gênes, où ils étaient allés un jour admirer le célèbre Ecce homo du Caravage, Clio l’avait jugé « trop explicitement dans le style du Caravage pour être un Caravage ».

    Ainsi a commencé un jeu qu’ils vont pratiquer ensemble tout du long : rechercher sa dernière œuvre présumée, dont on a perdu la trace, grâce aux indices récoltés par Clio, spécialiste de Caravaggio. Quand Ilja a rendu visite à sa mère, une marquise, dans son palais génois plein d’œuvres d’art dont un authentique Caravage, Clio lui a expliqué avoir grandi « avec la tâche de perpétuer le passé ». Ses études l’y ont encore enlisée davantage. Elle déplore pourtant que « l’Europe se vautre dans la nostalgie ».

    Ilja Pfeijffer reprend les cinq critères par lesquels George Steiner a défini « l’idée d’Europe » : l’omniprésence de cafés, la nature domestiquée et accessible, la saturation par sa propre histoire, une civilisation née à Athènes et à Jérusalem, la conscience de son propre déclin. Leitmotiv de Grand Hotel Europa, l’identité européenne est parfaitement illustrée par l’Italie ou par Venise, vidée de ses habitants pour accueillir des vacanciers du monde entier. Pour l’auteur, l’Europe, c’est son passé, livré à l’exploitation commerciale.

    Ce récit « brillant », d’une érudition formidable, développe de nombreux thèmes : l’amour des villes anciennes et la critique très documentée du tourisme de masse et d’Airbnb ; la distinction, moins simple qu’il n’y paraît, entre le voyageur et le touriste, entre l’authentique et le faux ; la recherche de la distinction et le mépris des foules ; un dandysme qui frôle le cynisme et la mauvaise foi ; le sentiment amoureux et le rapport de force, avec des scènes de sexe crûment décrites ; l’égoïsme et l’empathie. Et bien sûr, la littérature, le rapport au temps, le charme des rencontres, la passion de l’art. Etonnant, inclassable, tout sauf politiquement correct.

  • Premier voyage

    Son frère Leslie, à la demande de Gerry, lui a construit pour son anniversaire un bateau baptisé Bootle-Bumtrinket.

    gerald durrell,ma famille et autres animaux,la trilogie de corfou,récit,autobiographie,littérature anglaise,histoire naturelle,apprentissage,famille,grèce,humour,animaux,culture« Quelle joie d’avoir un bateau à soi ! L’agréable sensation de pouvoir que l’on éprouve à tirer la rame et à sentir la barque avancer ! Avec le soleil, qui doucement vous chauffe le dos et fait miroiter la mer de mille reflets. La satisfaction de se frayer un chemin à travers les herbes touffues qui brillent sous la surface de l’eau ! Je contemplais même avec plaisir les ampoules qui me venaient aux mains.
    J’ai passé depuis des jours et des jours à voguer dans le Bootle-Bumtrinket et il m’est arrivé nombre d’aventures, mais rien ne saurait être comparé à ce tout premier voyage. La mer semblait plus bleue, plus limpide, plus transparente, les îles plus lointaines, plus ensoleillées et plus séduisantes qu’auparavant. On eût dit que toute la vie de la mer s’était concentrée dans les petites baies et dans les chenaux pour nous accueillir, mon bateau et moi. »

    Gerald Durrell, Ma famille et autres animaux 

    Photo de la couverture originale en 1956 (source)

  • Gerry à Corfou

    Il faut absolument que tu lises ça, m’avait dit maman un jour, après avoir lu My Family and Others Animals de Gerald Durrell (1925-1995). Quand j’ai vu la nouvelle édition de La Trilogie de Corfou en un volume (La Table Ronde, 2023), j’ai su que le moment était enfin venu de découvrir Ma famille et autres animaux (traduit de l’anglais par Léo Lack). Que c’est joyeux ! Que c’est drôle !

    Durrell La trilogie de Corfou.jpg

    Ce premier volet (1956) s’ouvre sur un « Plaidoyer pro domo » où l’auteur annonce son sujet : le récit d’un séjour de cinq ans avec sa famille dans l’île de Corfou : Larry, son frère aîné avait vingt-trois ans (Lawrence Durrell, l’écrivain qui écrira le fameux Quatuor d’Alexandrie) ; son frère Leslie, dix-neuf ans ; sa sœur Margo, dix-huit ans et Gerry, dix ans. De leur mère veuve à qui il dédie son livre, il écrit que « tel un Noé plein de douceur, enthousiaste et compréhensif, elle a su gouverner son navire rempli d’une étrange progéniture à travers les orages de la vie avec une grande habileté… »

    C’est Larry qui déclare, pendant un mois d’août pluvieux en Angleterre, qu’ils ont besoin de soleil et d’un climat plus propice à l’écriture. Il propose Corfou, dont un ami lui a fait l’éloge. « Nous vendîmes donc la maison et, telle une bande d’oiseaux migrateurs, prîmes la fuite, loin du lugubre été anglais. » Avec leurs bagages et équipements divers, sans oublier Roger, le chien, ils accostent sur l’île « dans les vapeurs du matin »« tout à coup, le soleil parut à l’horizon et le ciel prit la teinte bleu émail des yeux du geai. »

    D’abord mal logés dans une Pension, ils se mettent à la recherche d’une villa avec salle de bains. L’aide proposée à la douane de Spiro Hakiaopoulos, qui parle anglais, va leur faciliter les choses ; ils y gagnent un ami, un chauffeur, un protecteur. Spiro déniche une maison selon leurs vœux : à mi-pente d’une colline couverte d’oliveraies, encadrée par des cyprès, « une charmante villa couleur de fraise, pareille à un fruit exotique posé dans la verdure ». Petite et carrée, la maison leur plaît. Spiro s’occupe de tout pour les y installer.

    Pour Gerry, naturaliste en herbe, son « jardin de poupée était une terre magique, une forêt de fleurs » à travers laquelle, accompagné du chant des cigales, observer toutes sortes de créatures jamais vues : araignées minuscules, coccinelles de diverses couleurs, abeilles, fourmis, papillons… L’auteur raconte son émerveillement à chaque découverte et ses rencontres diverses avec des êtres humains. Comme George, un vieil ami de Larry, « venu à Corfou pour écrire », qui accepte de lui donner des cours particuliers et lui apprend « à observer et à consigner » ses observations.

    Chez George, Gerry fait la connaissance du Dr Theodore Stephanides, « un amoureux excentrique de la nature », « le seul à partager [son] enthousiasme pour la zoologie ». Le garçon lui a montré en chemin un terrier de mygales, ce qui lui vaut des explications très instructives. Enchanté de leur conversation, son futur mentor lui envoie un microscope de poche et l’invite à venir prendre le thé chez lui. Tous les jeudis, Gerry se rendra dans le cabinet de travail de Theodore pour observer ses propres trouvailles.

    Ma famille et autres animaux, récit à la fois autobiographique et romancé, conte aussi les petites histoires des siens, comme celle de Margo et d’un jeune Turc arrogant dont elle s’est entichée, celle de Leslie et de ses fusils de chasse, celle de Larry qui invite des amis à séjourner chez eux alors qu’il n’y a pas de place. Leur mère, d’abord furieuse, se résout à sa nouvelle suggestion : déménager dans une maison plus grande.

    La villa jonquille est immense. Ils y reçoivent l’aide d’un jardinier et de sa femme hypocondriaque qui assiste leur mère passionnée de cuisine et de nouvelles recettes. Tandis que sa sœur tombe malade après avoir « vraiment » baisé les pieds de la relique de saint Spyridon à l’église, Gerry a « six hectares de jardin à explorer ». Les invités de Larry – un poète arménien, trois artistes, une comtesse –, loin d’être « ordinaires et charmants », complètent leur quatuor excentrique.

    Enchanté de découvrir un jour une femelle scorpion portant « une masse de bébés minuscules », Gerry ramène comme il en a l’habitude ce spécimen à la villa dans une boîte d’allumettes, sans se douter du drame qui s’ensuivra. Sa mère décide alors de lui faire prendre des cours de français chez le consul belge, puis lui trouve un nouveau précepteur.

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    Gerald Durrell en Grèce à la fin des années 30 © Durrell Wildlife Conservation Trust

    On verra pourquoi les Durrell vont à nouveau déménager, ce qui leur vaudra de nouvelles découvertes et d’autres rencontres hautes en couleurs, jusqu’à ce que le temps soit venu de rentrer en Angleterre pour que Gerry achève son éducation. Ma famille et autres animaux, plusieurs fois adapté pour la télévision, se termine sur ce retour, non définitif selon leur mère : « Afin d’apaiser les velléités de rébellion de la famille, elle nous dit qu’il fallait considérer ce séjour comme des vacances. Nous serions bientôt de retour à Corfou. »

  • Tensions

    adam haslett,imagine que je sois parti,roman,littérature anglaise,etats-unis,famille,dépression,anxiété,apprentissage,musique,culture,psychiatrie« De quoi a-t-on peur quand on a peur de tout ? Du temps qui passe et du temps qui ne passe pas. De la mort et de la vie. Je pourrais dire que mes poumons n’étaient jamais assez remplis d’air, quel que soit le nombre de bouffées que j’inhalais. Ou que mes pensées étaient trop rapides pour aboutir, tronquées par des accès de vigilance. Mais même dire ça serait encourager le mensonge selon lequel on peut décrire la terreur, alors que tous ceux qui l’ont connue savent qu’elle n’a pas de composants, mais se trouve partout en vous en même temps, jusqu’à ce qu’on n’arrive plus à se reconnaître autrement que par les tensions qui enchaînent une minute à la suivante. Et pourtant je continue de mentir en la décrivant, car comment pourrais-je, sinon, éviter cette seconde, et celle qui va suivre ? Et c’est en ça que consiste cet état : le besoin incessant d’échapper à un instant qui n’a jamais de fin. »

    Adam Haslett, Imagine que je sois parti