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Culture - Page 33

  • Fuir en couleurs

    Highlands de Jérôme Magnier-Moreno (°1976) me fait découvrir la collection « Le sentiment géographique » chez Gallimard, dédiée à un écrivain qui recompose, « en vagabond attentif, un monde à la première personne ». Des échos lus ici et m’ont attirée en premier vers les couleurs de Rorcha, nom dont l’auteur-artiste signe ses peintures. Un détail de Plein ciel, en couverture, et une dizaine de paysages accompagnent son roman.

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    © Rorcha, Plein ciel (détail), 2022, acrylique sur bois, 60 x 92 cm. Collection privée, Paris.

    Ce récit de voyage s’ouvre sur une carte : le dessin de son itinéraire depuis Paris vers Inchnadamph, au nord de l’Ecosse, dans les Highlands, les 24 et 25 mai 2013. De « Bleu pétrole » à « Turquoise de banquise », toutes les séquences ont pour titre une indication de couleur, en commençant par le train pris à Londres un vendredi soir, le Caledonian Sleeper. Sous l’effet d’un tranquillisant, le narrateur s’apprête « à passer une nuit régressive dans le ventre du train, loin de Paris et de l’Himalaya d’emmerdes » qu’il y laisse.

    Londres 21h15, Inverness 8h41 : il se souvient de cet horaire, le même que quand il avait treize ans, et du même coup de sa mère, de « la douce expression » de son visage auquel celui de la Jeune Fille à la perle de Vermeer ressemble tellement. Il emporte avec lui le vieux sac à dos jadis « d’un vif rouge corail », décoloré en « vieux rose », témoin de deux années de suite passées en famille dans les Highlands écossais, « des jours qui comptaient parmi les plus beaux de [sa] vie. »

    Cette nuit rythmée par le train le trouve « écartelé entre l’impatience d’atteindre la destination de ce voyage et la tristesse d’avoir dû abandonner [son] propre foyer. » Il pense à son fils Thomas qui doit être surpris. Avec Claire, sa femme, ils ont eu des mots et des regards « si durs et si tristes » qu’il s’est décidé d’un coup : « Je pars ». Sur un post-it dans l’entrée, il a laissé un mot : « Je reviens dans une semaine. »

    « Jamais je n’ai été aussi loin de dormir. » Trop de cafés, de cachets, des ronflements dans la cabine voisine, une couette trop chaude… « Je ne connais que trop cette sensation de m’enfoncer sans retour dans l’insomnie […] ». Autant rejoindre le wagon-bar. Le goût du whisky ramène d’autres souvenirs, une autre tristesse. Passé la frontière écossaise, les ténèbres à l’extérieur, à l’intérieur le sourire d’une « ginger girl » bientôt emmenée par son « boyfriend », le passage des heures…

    Le lendemain matin, après qu’aux « étincellements jaunes » des genêts le long des talus succède la Lande, le paysage offre un spectacle « merveilleusement ensoleillé ». Voilà le train arrivé à destination, en gare d’Inverness. Un car emmène le voyageur plus au nord, le dépose devant l’auberge d’Inchnadamph, devenue « un repaire de naturalistes, ornithologues, pêcheurs et randonneurs de tout poil ».  Pas encore 14 heures, du ciel bleu : il part se promener sur-le-champ.

    Jérôme Magnier-Moreno nous prête ses yeux pour contempler la beauté du paysage écossais, la transparence de la rivière, tout ce qu’il reconnaît là, entre ses souvenirs de marche ou de pêche, des « nuées d’insectes », un microcosme « miraculeusement préservé ». Ses souvenirs de famille sont au rendez-vous, des moments rares de complicité avec son père, qu’il s’est attaché à développer avec son fils en l’entraînant dans les musées parisiens le samedi matin, pour dessiner.

    Mais pas de lumière sans ombres. Trouvera-t-il le lac sans nom qu’il est venu retrouver ? Comment faire quand la pluie et le brouillard s’en mêlent ? Dans ce récit éminemment visuel, les sensations, la confusion s’emparent du promeneur imprévoyant, terriblement obstiné. Happé par sa quête, le lecteur l’est aussi dans ses peintures aux couleurs fortes – turquoise, ocre, vert, rouge, noir. Plus que des paysages, des visions, captivantes.

    Dans Highlands, la crise de couple qui a déclenché la fuite du narrateur reste à l’arrière-plan, tant importe à l’auteur de raconter et surtout montrer ces « terres hautes » d’Ecosse où il nous invite, comme Rorcha, à nous perdre avec lui entre terre et ciel, entre lacs et nuages. Merci, Jérôme Magnier-Moreno, pour cet envoi qui nourrit l’imaginaire et le regard.

  • Avoir hâte

    Stefansson Saga Astu.jpg« Avoir hâte : y a-t-il expression plus belle ?

    La femme aux yeux gris parle à Sigvaldi, il ne saisit pas les mots, il pensait à autre chose – mais à quoi ? Ah oui, évidemment, comment oublier ?! Il pensait à l’époque où Sesselja avait cinq ans et il lui apprenait à lire.
    Il avait toujours hâte de rentrer chez lui après le travail. Il avait passé ses journées à imaginer des contes et des histoires autour des lettres qu’elle devait apprendre à reconnaître. Sesselja l’attendait souvent à la fenêtre, elle criait et frappait dans les mains en le voyant arriver, Sigrid avait déjà préparé le café. Puis Sigvaldi s’asseyait à la table de la cuisine avec la petite sur ses genoux et ils se frayaient doucement un chemin à travers le savoir. Pendant ce temps, Sigrid faisait une réussite, elle fumait, souvent, on distinguait à la commissure de ses lèvres ce sourire presque invisible. Et parfois, Sesselja se penchait sur la main de Sigvaldi et y déposait un baiser. C’était le bonheur, dit-il à haute voix. Et qu’il est délicieux d’avoir hâte de vivre. »

    Jón Kalman Stefánsson, Ásta

  • Stefansson, Asta

    Jón Kalman Stefánsson raconte dans Ásta (Saga Ástu, traduit de l’islandais par Eric Boury, 2018), l’histoire d’Helga et Sigvaldi, ses parents, mêlée à celle d’Ásta. Ils ont trouvé son prénom dans Gens indépendants, un roman de Halldor Laxness qui les avait fait pleurer. En voyant que sans la dernière lettre, il restait « Ást » (« amour » en islandais), Helga avait accepté le choix de Sigvaldi : « La vie d’Ásta était née de l’amour et elle grandirait entourée d’amour. » Voilà pour les bonnes intentions. Le roman a un sous-titre : « Où se réfugier quand aucun chemin ne mène hors du monde ? »

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    Helga, à peine dix-neuf ans, et Sigvaldi, son aîné « d’une bonne dizaine d’années » ont déjà une petite fille de sept mois quand Ásta est conçue, ils vivent à Reykjavik dans un logement confortable en sous-sol. Les marins faisant grève, cet ouvrier « courageux et robuste » est à présent peintre en bâtiment. Très amoureux de sa femme, il ne résiste pas quand elle lui fait des avances – les scènes de sexualité, crûment décrites, sont nombreuses.

    « Et trente ans plus tard, Sigvaldi tend un peu trop loin le bras avec son pinceau sur son échelle, il perd l’équilibre et en quelques secondes, son corps s’abat sur le trottoir. » Il ferme les yeux, les rouvre, se revoit petit garçon courant et riant, « ses paupières se ferment. » Le défilé des images d’autrefois continue. Une vieille femme pose ses cabas à terre près de lui et lui parle en norvégien – il est en Norvège, à Stavanger, où il habite avec sa seconde épouse, Sigrid, et avec Sesselja, la fille d’Ásta.

    Puis vient la « première lettre d’Ásta », adressée à son « amour » qui s’en est allé. Elle vit à Reykjavik rue Njálsgata, au-dessus de l’appartement d’Anna et Gudmundur qui ont deux enfants, et du sous-sol habité par sa « chère » Björg. Tard le soir, elle écrit à son amant qu’elle l’aime encore et souffre de son absence. Stefánsson  prévient ses lecteurs : « Si tant est que ça l’ait été un jour, il n’est désormais plus possible de raconter l’histoire d’une personne de manière linéaire, ou comme on dit, du berceau à la tombe. Personne ne vit comme ça. » Son récit sera discontinu de bout en bout. Pour lui, « nous vivons tout autant dans les événements passés que dans le présent. » Il se demande s’il a eu raison de commencer par la conception d’Ásta…

    La voilà soudain « au début des années soixante-dix », « internée en psychiatrie dans une banlieue de Vienne après une tentative de suicide ratée ». Ásta est à Vienne depuis six mois pour étudier le théâtre avec un spécialiste de Bertolt Brecht. Elle a perdu sa nourrice, qui l’a élevée quand sa mère l’a abandonnée, ensuite « celui dont elle préfère ne jamais prononcer le nom » et maintenant sa sœur aînée : « Ceux qui sont aimés des dieux meurent prématurément. »

    L’auteur cite un passage du poème « A ceux qui viendront après nous » :

    Dans les livres anciens, il est dit ce qu’est la sagesse :
    Se tenir à l’écart des querelles du monde et, sans crainte,
    passer son peu de temps sur terre. » (Brecht)

    Sa sœur lui avait envoyé neuf lettres, presque toutes écrites à l’hôpital, et « Ásta n’en a envoyé que trois en retour. » Son aînée ne le lui reprochait pas, elle la savait très occupée par ses études.

    « Si… seulement tu avais la moitié de la gentillesse de ta sœur, tu es aussi invivable que ta gorgone de mère, lui avait dit un jour Sigvaldi, leur père, ou plutôt, il  l’avait vociféré, il l’avait crié, au moment où il avait jeté Ásta dans la cage d’escalier de l’immeuble de la rue Skaftahlid, deux ans après qu’elle avait emménagé chez lui. »

    En psychiatrie, elle passe ses plus belles journées depuis la fin brutale de son enfance, à quinze ans. Après avoir été une élève modèle, elle était devenue une ado rebelle, victime d’un mauvais gars, envoyée pour travailler l’été chez un paysan des fjords de l’Ouest, en guise de redressement. A la vie chaotique d’Ásta se mêle l’histoire de son père, avant sa chute fatale.

    Des moments heureux se glissent entre les drames de leur vie. Comme dans les autres romans de Stefánsson , une bande-son accompagne le récit, ainsi que de nombreuses lectures. Sexe, violence, alcool, mais aussi de la poésie, des instants de contemplation, de complicité, des aurores boréales… Cà et là, des grossièretés – « Tu iras loin avec ta chatte » –, des aphorismes – « Le quotidien est la pierre sur laquelle nous bâtissons notre existence. »

    Ásta pâtit, à mon avis, de ce méli-mélo où Stefánsson  nous entraîne à sa manière, avec des débuts de phrase ou des questions en guise de titres. Le texte m’a semblé parfois creux : « Quand il faut rentrer le foin, il faut le rentrer. » Ou « Ça fait du bien à l’être humain d’attendre. Ça le pousse à réfléchir un peu. Et une personne qui réfléchit comprend mieux la vie. » Je suis restée à distance, cette fois. Plus enthousiastes, voici les critiques de Télérama et de Libération. Et vous, qu’en avez-vous pensé ?

  • Un précurseur

    Ensor Autoportrait à la lampe.jpg« Un homme blessé par la vie, l’incompétence des êtres, peut, soit être détruit, soit devenir un génie, et c’est cette seconde voie qu’il avait choisie. Son humour caustique, son ironie, son goût pour l’observation ont dominé son envie de revanche sur tous ceux qui l’avaient couvert de leurs sarcasmes, sur leurs outrages et leur dédain vis-à-vis de son œuvre. Ce qui était inévitable, car la population n’admettait pas encore que les peintres puissent avoir une autre vision que celle des représentants du monde académique. Ensor était un précurseur dans son art, où il a ouvert une nouvelle voie, tant dans la recherche chromatique que dans sa vision très personnelle du monde. »

    Juliette Daveluy, James Ensor in Catalogue de la rétrospective Ensor, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles, 1999-2000

    James Ensor, Autoportrait à la lampe, 1886, Crayon Conté et fusain sur papier collé sur carton,
    Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles

  • D'Ensor et Balzac

    « Ensor, l’artiste qui a trouvé le monde entier en Belgique » : un article très intéressant d’Helen Lyons dans The Brussels Times (signalé par Colo, merci), m’a incitée à lire Jésus-Christ en Flandre, court récit de Balzac intégré dans ses Etudes philosophiques, dédié à Marceline Desbordes-Valmore : « A vous, fille de la Flandre et qui en êtes une des gloires modernes, cette naïve tradition des Flandres. » C’était l’une des histoires préférées de James Ensor que lui racontait son père, selon laquelle Jésus-Christ a fait ses derniers pas sur terre à Ostende, en Belgique.

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    James Ensor, Le Christ apaisant la tempête, 1906, huile sur toile, Bruxelles, musée d’Ixelles

    Quand en dernière minute, un voyageur monte à bord d’une barque qui reliait l’île de Cadzant aux côtes de la Flandre, à une époque où « la riche Ostende était un havre inconnu », il y a déjà sept personnes à l’arrière, « séparées de l’avant par le banc des rameurs » : des nobles, un bourgeois avec son domestique, un docteur en science avec son clerc. Le dernier venu cherche alors une place à l’avant, parmi « de pauvres gens » (un vieux soldat, une jeune mère, un paysan et son fils, une « pauvresse ») qui le voyant « tête nue », habillé simplement, le prennent pour « un bourgmestre bon homme et doux comme quelques-uns de ces vieux Flamands dont la nature et le caractère ingénus ont été si bien conservés par les peintres du pays. »

    Balzac décrit l’embarquement, les attitudes des uns et des autres, puis le spectacle de la mer et du ciel qui changent soudain, à l’approche d’Ostende. La tempête éclate. « Nous périssons ! » s’écrient les gens de l’arrière, quand une lueur éclaire le dernier passager : « Ses cheveux d’or, partagés en deux bandeaux sur son front tranquille et serein, retombaient en boucles sur ses épaules, en découpant sur la grise atmosphère une figure sublime de douceur et où rayonnait l’amour divin. » A la vieille femme pauvre qui craint de mourir sans absolution, il dit : « Ayez la foi, et vous serez sauvée. »

    Le pilote mène adroitement la chaloupe à cinquante pas du rivage quand « une convulsion de la tempête » la fait soudain chavirer. « L’étranger au lumineux visage » les invite alors à le suivre et à marcher sur les flots. Les passagers de l’avant lui font confiance et le suivent, ceux de l’arrière se noient, l’un voulant emporter son or, les autres victimes de leur incrédulité. Sauvés, les naufragés se réfugient dans la cabane d’un pêcheur, « puis le Sauveur disparut ». On bâtit là « le couvent de la Merci, où se vit longtemps l’empreinte que les pieds de Jésus Christ avaient, dit-on, laissée sur le sable. En 1793, lors de l’entrée des Français en Belgique, des moines emportèrent cette précieuse relique, l’attestation de la dernière visite que Jésus ait faite à la terre. »

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    James Ensor, La Cathédrale, 1886, eau-forte, collection KBR

    C’est dans l’église de ce couvent que se trouve le narrateur après la révolution de 1830, « fatigué de vivre »se mettre à, dans la seconde partie du récit. En regardant les piliers, les roses, les galeries, les colonnes, les vitraux, les arcs, soudain illuminés par le soleil, il les voit vibrer, danser même, « sans changer de place ». Les orgues font entendre une « harmonie divine » et lui-même se sent entraîné dans ce « sabbat étrange », sous la « malicieuse bienveillance » du Christ de l’autel. Une voix criarde le sort de cette « extase molle et douce » : une vieille femme desséchée l’entraîne hors de l’église, porteuse d’une révélation. A la fin de Jésus-Christ en Flandre, la vieille (qui incarne une Eglise usée par les compromissions) sera transfigurée en éblouissante jeune fille (l’Eglise peut retrouver son rayonnement).

    Pour le peintre ostendais, qui critique les prêtres, médecins, gouvernants…, « La figure mythique du Christ correspond au moi idéal ensorien. » (Encyclopedia universalis) Comme son père (britannique) qui n’a jamais trouvé sa place en Belgique, James Ensor a passé une grande partie de sa vie à se sentir incompris et rejeté par des gens dont il n’était pas tout à fait sûr de vouloir l’approbation. Comme tant d’artistes qui osent perturber, provoquer, séduire, voire repousser, l’appréciation de ses compatriotes est venue tard et lui a apporté peu de joie. Il trouvait certainement un certain réconfort et une justification dans cette histoire dans laquelle le Christ lui-même est venu en Flandre sans être reconnu de tous.

    Selon Xavier Tricot, spécialiste d’Ensor, l’artiste aimait Ostende, mais pas les Ostendais. Dans la bibliothèque de sa maison d’enfance, dans la boutique de curiosités de sa mère et au carnaval annuel d’Ostende, Ensor trouvait le monde entier, même si ses deux pieds étaient plantés sur les plages grises et humides de Belgique. « En fin de compte, on s’habitue à la vie à Ostende et aux maux qui affectent sa famille », écrivait-il dans une lettre à des amis en 1896 (traduction de l’article en anglais). « Mais quelle solitude ! Comme il est difficile d’être coupé de tout après avoir eu tant de succès ! Je me réconforte un peu en travaillant – je peins constamment des masques. Ils se regardent furieusement, reflétant ce que je ressens. »