Le titre choisi par Diana Filippova, De l’inconvénient d’être russe (2023), rappelle Cioran, mais ce sont Marina Tsvetaïeva (Le Mal du pays) et Georges Perec (Ellis Island) qu’elle cite en épigraphe. Née en 1986 à Moscou, arrivée en France en 1993, l’autrice porte un regard sans concession sur son pays natal.
L’attaque de la Russie en Ukraine l’a décidée à écrire, non pas son projet de « suite moscovite, comme Elena Ferrante et son quatuor napolitain, Knausgard et son hexalogue norvégien », un « grand roman russe » sur « l’âme insondable de ses habitants », mais son parcours d’assimilation, d’éradication même de sa « russéité » : « Devenir autre supposait de cesser tout à fait d’être russe. »
Sa mère est russe, son père est né en Russie de parents et de grands-parents grecs, à Iessentouki, « sorte d’Odessa du Caucase », « terre d’exil pour un certain nombre d’opposants et d’indésirables du régime communiste ». Grâce aux bons professeurs « trop mollement alignés » rétrogradés dans cette station thermale, « [son] père et ses camarades reçurent une excellente éducation européenne. » Sa passion pour la science l’amènera à s’exiler en France quand il ne pourra plus faire son métier dans des conditions décentes, peu après la chute de l’URSS.
Diana Filippova explique la particularité du passeport soviétique qui « classe, délimite, ordonne, interdit. » L’origine ethnique s’y ajoute à l’adresse de domiciliation : son père était « soviétique et grec », en décalage avec « le commun des Russes », mais moins que les Soviétique géorgiens ou juifs discriminés par « l’article cinq », appelés « les handicapés du groupe cinq ».
« D’aussi loin que remontent mes souvenirs, j’ai toujours su que je n’étais pas une Russe pure. » Les Grecs étaient perçus en Russie comme des « Caucasiens », non pas au sens de « Blancs européens », mais de peuple du Caucase (avec les Géorgiens, les Arméniens, les Ossètes, les Azerbaïdjanais...), voire comme des « tchernye – Noirs ». Derrière l’image internationaliste de l’URSS, le racisme en fonction de l’origine ethnique existait déjà, il se montrera plus violemment à partir des années 1990.
« Pâle et sombre, pur et mélangé : cette séparation m’était aussi familière que les visages de ma mère et de mon père. […] J’arborais pour ma part des cheveux foncés et des yeux noisette virant sur le jaune, ma peau était mate, comme celle de ma mère. » Son père, « l’homme idéal », s’occupait de ses couches, de la nourrir, de l’endormir. Ses parents étaient de jeunes scientifiques prometteurs, elle grandit entourée de livres.
De l’inconvénient d’être russe : « C’est l’histoire d’une femme française, métisse dans le pays où elle est née, formée avant toute chose par la littérature du monde entier, écrivant en français. C’est l’histoire d’une femme russe qui depuis sa plus tendre enfance a décidé de ne plus l’être. C’est l’histoire d’une lente désunion et du commencement de la réconciliation. »
Diana Filippova raconte comment elle a appris la guerre en Ukraine, la peur, l’aide aux Ukrainiens. Surprise que ses amis lui écrivent « Et toi, ça va ? », elle s’est sentie tout à coup rappelée à ses origines. Une journaliste ukrainienne s’était étonnée de l’entendre dire « autre chose que la propagande poutinienne ».
Dans « Les choses qui font que je suis qui je suis », elle parle beaucoup de ses lectures. De l’école de banlieue où elle se rendait à pied en traversant un parc : « Avant toutes choses, la France eut pour moi le goût du loisir, des parcs et de la marche. » De la honte pour les immigrés post-soviétiques « d’appartenir à une nation rétrogradée ». Peu à peu, elle cessera de penser à la Russie, de se penser comme russe – « et je cessai de l’être. »
De l’inconvénient d’être russe raconte le parcours d’une femme, son héritage familial, son regard sur la chute de l’URSS, l’ascension de Poutine, l’évolution politique. Diana Filippova dénonce, entre autres, le refus russe du travail de mémoire (l’ONG Memorial a été dissoute deux mois avant la guerre en Ukraine) et la complaisance de certains Russes parisiens envers le régime actuel.
Les grands écrivains russes, français et autres, occupent une place importante dans cet essai. L’enjeu de la langue aussi : d’intéressantes pages sur le « mat’ » russe, « langue carcérale », grossière, prisée des gens au pouvoir ; sur l’apprentissage du français et sa volonté d’écrire dans la langue de son pays, même si son français est « irrémédiablement infesté de [son] russe ».
« Aujourd’hui, Diana Filippova est une femme engagée, qui défend les droits humains à la mairie de Paris. On voudrait lui dire que, pour cette défense-là, être russe n’est pas un inconvénient mais un atout, une carte biface : cruauté à combattre d’un côté, humanisme à la coupole dorée à défendre de l’autre. » (Cécile Dutheil de la Rochère)
Commentaires
Comme ce livre semble intéressant ! Et utile pour comprendre ce que l’on ne perçoit pas de ce grand pays dirigé par un dictateur.
Les Russes n'ayant plus la liberté de s'exprimer sur leur pays, ce point de vue extérieur comble un peu notre désir de les entendre davantage.
Il me semble l'avoir entendue dans une émission de radio. Un livre d'autant plus important dans le contexte actuel et un.parcours personnel pas évident à vivre.
Diana Filippova intervient dans les médias, oui. J'ai aimé qu'elle partage aussi son approche de la langue, de la littérature, de son enfance à aujourd'hui.
Son point de vue sur la Russie est assez particulier quand même: à partir de 8 ans elle a fait toute son éducation en France, a la nationalité française, son père est grec, elle est en politique à Paris.... Explique-t-elle en quoi elle se "sent" (ou se sentait) russe?
Bref, tu vois, je me pose plein de questions...:-)).
C'est exactement son sujet. Elle ne se sentait plus russe, mais la guerre en Ukraine lui a valu en France des remarques en tous genres qui l'ont questionnée et amenée à faire le point, à se situer.
Comme Colo je me pose plein de questions en te lisant, car même si sa mère est russe, elle-même n'a pas vécue longtemps en Russie et ne peut en avoir qu'une vision plutôt lointaine, non ? Par contre cela n'enlève en rien l'intérêt de cette lecture d'autant plus que je ne la connais pas et que ce qu'elle fait en France prouve une belle réflexion et un bel engagement. Merci pour la découverte
Pour compléter ma réponse à Colo, sur ce rappel à ses origines, à son patronyme aussi, je précise que les ancêtres de son père étaient établis en Géorgie, en Russie depuis plusieurs générations. Diana Filippova remonte l'arbre familial, mêle les souvenirs qu'on lui a rapportés et ceux de sa propre vie en URSS au récit de sa vie en France.
C'est toujours compliqué de vivre avec ces passés si différents, ils laissent leurs traces et c'est à chacun d'en faire quelque chose, pas simple ! Lumineuse semaine Tania, à bientôt. brigitte
C'est tout à fait cela - merci, Brigitte.
Intéressante cette vision "de l'intérieur"...même si elle n'a pas beaucoup vécu en Russie.
Les ancêtres, les traditions, la culture russe doivent être prégnants tout de même.
Merci Tania et très douce semaine !
Bonsoir, Claudie, ravie de te retrouver ici. Nos identités sont multiples, comme l'a si bien montré Amin Maalouf, et d'être soudain renvoyée à l'étiquette russe a été pour cette Française un incitant à se positionner, pour les autres comme pour elle-même.
Mais être russe, c'est aussi une langue magnifique (pas le mat, bien sûr) et quelle littérature ! Et la musique, les contes, les coutumes, les traditions et la richesse des villes, la beauté du pays... Tout n'est pas inconvénient !
Merci, Claudialucia, de me donner l'occasion d'insister là-dessus. Le titre est bien sûr ambivalent : "l'inconvénient" d'être associée à la politique de Poutine, mais le bonheur d'une culture russe et cosmopolite qui la nourrit, avec de très belles pages sur ses lectures.