Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Culture - Page 4

  • Première soirée

    Trevor Ma-maison-en-ombrie.jpg« Nous avons tous quitté l’hôpital le même jour et nous avons passé la première soirée sur la terrasse, chez moi, autour de la table en carreaux de faïence, le général à ma droite et Otmar à ma gauche. La petite était déjà dans son lit et elle dormait.
    Rosa Crevelli nous a servi des lasagnes, de l’agneau au romarin, le tout arrosé de
    Vino nobile de Montepulciano, et puis des pêches. Un étranger débarquant inopinément aurait été quelque peu surpris de nous voir là, avec nos plâtres et nos pansements : le repas des éclopés. J’étais la seule à ne pas avoir perdu un être cher, puisque je n’avais personne à perdre. Comme je réfléchissais à cela, le titre qui m’était venu se mit à flotter dans mon esprit, écrit en lettres d’or sur un austère fond noir. Je revis une jeune fille en blanc qui traversait un jardin, et puis, une fois de plus, l’image se figea. »

    William Trevor, Ma maison en Ombrie

    LogoTP.JPG
    Textes & prétextes, 17 ans

  • Une femme de coeur

    Parfois une histoire par laquelle on se laisse simplement emporter est exactement ce dont on a besoin. Ma maison en Ombrie de William Trevor (2001, traduit de l’anglais par Cyril Veken) a été composé « en miroir » avec En lisant Tourgueniev, selon la quatrième de couverture. Alors que le roman précédent décrit la frustration, voire la folie, celui-ci « se risque au contraire à regarder du côté du bonheur ». C’est du moins ce qu’annonce l’éditeur (Phébus Libretto, qui ne mentionne plus ces titres sur son site.)

    william trevor,ma maison en ombrie,roman,littérature anglaise,maison d'hôtes,hospitalité,souffrance,résilience,attention aux autres,culture

    S’il fallait les opposer, je dirais plutôt qu’En lisant Tourgueniev raconte de l’extérieur la vie d’une femme qui subit les événements, tandis que Ma maison en Ombrie a pour héroïne et narratrice Mme Delahunty (Emily), une femme séduisante qui a beaucoup vécu : « je n’ai guère fréquenté l’école et tout ce que je sais, je l’ai appris par moi-même. » « Que les hommes se soient souvent montrés généreux et que moi, je n’aie pas souvent su dire non, je ne songe pas à le nier. » Trevor a opté ici pour un style moins classique, plus oral. 

    Elle se présente au début, un peu en vrac : « hôtesse » sur le Hambourg dans ses années de vaches maigres ; disant encore ses prières apprises à l’Ecole du dimanche quand elle était petite ; autrice de romans d’amour à succès depuis son installation en Ombrie ; née dans une station balnéaire du sud de l’Angleterre, où ses parents faisaient ensemble à moto le « Mur de la mort », un numéro qui était leur gagne-pain, comme elle l’a appris de ses parents adoptifs qui « donnèrent de l’argent en échange du bébé dont on ne voulait pas ».

    Quinty, un Irlandais rencontré en Afrique (au Café Rose, à Ombubu), l’a poussée à acheter avec ses économies une maison en Ombrie qu’il gérerait pour elle, « comme une sorte d’hôtel ». (Sa jeune épouse italienne l’avait quitté en découvrant qu’il n’était pas du tout « directeur d’usine ».) Il lui a arrangé cette « résidence privée », ni auberge ni pension, pour accueillir des touristes qui ne trouvent pas de place ailleurs, « jamais plus d’une poignée de visiteurs à la fois », et cela marche très bien, grâce à lui.

    Avant de raconter un été « tout à fait à part », Mme Delahunty remonte à son voyage en train vers Milan au début du mois de mai 1987. En première classe, elle observait les autres, de jeunes amoureux qui se parlaient en allemand, un couple anglais plus âgé avec leur père, des parents avec un garçon et une fille, une femme seule, des hommes d’affaires italiens… Elle y somnolait en imaginant le début d’un nouveau roman quand un fracas assourdissant lui a fait ouvrir les yeux : des débris de verre, « des cris, une douleur et puis le noir. »

    A l’hôpital, Quinty l’avait rassurée : elle avait eu un choc mais récupérait bien ; les calmants la plongeaient dans ses souvenirs. Ce n’était pas la foudre qui avait frappé leur voiture, mais l’explosion d’une valise piégée. Bientôt elle s’était inquiétée des autres : le vieil Anglais, un général, avait survécu, ainsi que l’amoureux, Otmar, qui avait perdu un bras, et la petite fille. Leurs proches étaient morts. On n’avait pas encore trouvé de parent pour Aimée, qui n’était pas en état de voyager ; la fillette ne parlait plus. Quinty avait proposé au petit groupe de s’installer chez Mme Delahunty, le temps de se rétablir.

    « Le chagrin, la souffrance, la détresse, les longs silences, les ombres immobiles de la mort, nos cauchemars intimes, voilà ce que, sans nous en faire part, nous avions en commun, sans même la consolation de pouvoir les partager. » En Ombrie, les « éclopés » font plus ample connaissance. L’enquête de la police piétine. Aimée reste sans parler, elle dessine, surtout des monstres repoussants. Puis on retrouve en Amérique la trace d’un oncle, le frère de sa mère, M. Riversmith.

    Ma maison en Ombrie nous plonge dans la vie d’une femme généreuse, fantaisiste, fort portée sur les apéritifs, l’esprit circulant sans cesse entre présent, passé et imagination, et dans le récit de cette cohabitation improvisée qui, peu à peu, permet aux victimes de l’attentat de surmonter ensemble leurs pertes, leur traumatisme. Le fidèle Quinty veille à tout dans la maison.

    Emily Delahunty aura bien du mal à faire comprendre à Thomas Riversmith, quand il viendra en juillet, les profondes blessures qu’ils portent en eux et qui les rendent si sensibles et proches les uns des autres. Ce spécialiste des fourmis arboricoles n’est pas à l’aise avec les êtres humains, il manque d’empathie et, contrairement aux autres, ne goûte pas les charmes de son hospitalité. Attentive à tous, la romancière va tout tenter pour l’adoucir. (Maggie Smith a joué son rôle dans le téléfilm My house in Umbria.)

    Si le roman de William Trevor est un portrait de groupe, c’est cette femme de cœur qui en est l’âme. Observateur des vies ordinaires, l’écrivain irlandais se disait « un nouvelliste qui écrit des romans, pas le contraire ». Son univers « est souvent celui d’un temps suspendu, voilé par la mélancolie », écrivait Florence Noiville à sa mort en 2016 (Le Monde).

  • Marie-Louise

    william trevor,en lisant tourgueniev,roman,littérature anglaise,mariage,famille,asile,amour,solitude,culture,irlande,extrait« Marie-Louise », murmure-t-elle en cette matinée qui suit l’arrivée inopinée de son visiteur. « Marie-Louise Dallon. Madame Querry, en fait. » C’est un homme âgé maintenant, et ses sœurs encore plus. Il a devant lui quoi ? une douzaine d’années, mettons quatorze ou quinze, mais les sœurs, elles, sont inusables. Il prend toujours en charge sa pension dans l’établissement de Miss Foye, comme depuis le premier jour. Il y a des années, les sœurs ont essayé de faire adresser la note à Culleen, mais son père n’avait pas les moyens. « Quel brave homme, votre mari ! » lui répète Miss Foye. Il faut dire qu’elles sont un certain nombre à n’avoir personne pour subvenir à leur pension : celles qui occupent les dortoirs collectifs dépourvus de tout confort, celles qui n’ont droit qu’à la vaisselle de tôle émaillée. Un brave homme, oui, qui s’est adonné à la boisson. Il n’y est pour rien, s’ils ont décidé de fermer ce genre d’institution. On regroupera les plus agitées, on leur trouvera un autre asile. Elle n’a jamais fait partie des agitées.
    Une silhouette émerge de la pénombre et vient s’asseoir sur le bord de son lit, emmitouflée dans une couverture. C’est Mme Leavy, de Youghal, qui est venue lui raconter ses rêves.
    Elle l’écoute, et puis c’est à son tour de raconter les siens. »

    William Trevor, En lisant Tourgueniev

    © Nikolaas Eekman (1889 - 1973), Femme lisant

  • Un mariage décevant

    En lisant Tourgueniev de William Trevor (traduit de l’anglais par Cyril Veken), retrouvé dans ma bibliothèque, porte en couverture un détail d’une peinture de Vilhelm Hammershoi (Les portes ouvertes) qui convient parfaitement au roman. J’avais quasi tout oublié de Marie-Louise, la fille cadette des Dallon, et de son mariage désastreux.

    william trevor,en lisant tourgueniev,roman,littérature anglaise,mariage,famille,asile,amour,solitude,culture

    Le romancier irlandais nous introduit d’abord dans la salle à manger d’un asile où une femme de « cinquante-sept ans à peine, menue et d’apparence fragile, s’applique devant son repas », à la table où elle mange seule. Un visiteur est annoncé, Marie-Louise se force à finir son assiette pour avoir droit au parloir. Elle est déçue d’y trouver son mari qui cherche à la rassurer, l’établissement va devoir fermer : « Eh bien, toi, tu sais où aller. Tu n’as pas de souci à te faire. » – « Je croyais que ce serait peut-être Insarov. »

    Le narrateur alterne de brèves scènes à l’asile où vit Marie-Louise et le récit de son destin conjugal, en flash-back. L’institutrice de l’école protestante avait eu dans sa classe la fille cadette des Dallon de Culleen, une famille pauvre. Et « presque une génération avant », Elmer Quarry, d’une famille bien connue en ville : lui et ses sœurs étaient les héritiers des Textiles Quarry sur Bridge Street. Ce célibataire de trente-cinq ans  « était à des lieues à la ronde le seul protestant quelque peu nanti ».

    Les Dallon et leurs enfants habitaient une ferme décrépite à quelques kilomètres du magasin. En janvier 1955, Elmer avait remarqué la jeune femme, « agréable à regarder », et invité Marie-Louise à l’accompagner au cinéma. Sa sœur Letty et son frère James n’étaient pas du tout favorables à cette relation entre leur sœur de vingt et un ans et « cet Elmer Quarry, incapable de rire, ce drapier né ! »

    Mais ils s’étaient revus. Rose et Mathilde, les sœurs d’Elmer, qui l’aidaient au magasin et habitaient avec lui dans l’appartement à l’étage, l’avaient supplié en vain de ne pas épouser cette fille sans le sou. A son mariage, en septembre, Elmer avait félicité Mme Dallon pour le bon repas, ses sœurs n’avaient pas mangé grand-chose. L’institutrice, à la fête, se souvenait de la vivacité de Marie-Louise enfant, de ses bêtises : « elle était innocente ».

    Pour leur lune de miel, Elmer a choisi l’Hôtel de la plage dans une petite ville du bord de mer. Une fois montée dans la chambre, Marie-Louise se sent pleine d’angoisse, consciente d’avoir fait « une erreur monumentale » en se mariant – « mais une fois la décision prise, à quoi bon réveiller des hésitations enfouies ? » Au dîner, on remarque l’œillet d’Elmer à la boutonnière, puis les mariés sortent pour une promenade. A la surprise de sa femme, Elmer propose alors d’aller boire un verre au pub, comme le leur a proposé un client de l’hôtel. Entraînés par l’un puis par l’autre, ils boivent trop et rentrent si engourdis qu’ils tombent immédiatement dans le sommeil.

    Au retour, les sœurs d’Elmer expliquent à Marie-Louise le travail au magasin, ses tâches ménagères. Leur belle-sœur découvre un escalier dérobé qui conduit à deux greniers mansardés – un endroit qu’elle trouve rassurant pour y jouir d’un peu d’intimité. Si son amie Tessa n’était pas partie à Dublin, elle aurait pu lui parler de son malaise conjugal. Un an après le mariage, elle se réveille en larmes, ses espérances déçues. Elle voit comment sa mère, les clientes observent sa silhouette, sa mine.  Elle n’est pas heureuse, mais ne se confie à personne.

    « A quatorze ans, elle avait cru être amoureuse de son cousin à la santé fragile, et plus tard, de James Stewart » – « des enfantillages, à présent ». Sous le moindre prétexte, les sœurs Quarry ne cessent de la critiquer, elle et sa famille. Elles ne se doutent pas, quand elles voient leur frère sortir le soir pour aller à la salle de billard du Y.M.C.A., où il ne touchait jamais à l’alcool, qu’il se rend désormais dans le bar d’un hôtel, avec un voisin, et s’y fait servir du whiskey.

    Le dimanche, Marie-Louise se rend d’abord régulièrement à la ferme, à bicyclette. Elle aime aller au hasard et se retrouve un jour devant l’allée qui mène à la maison de sa tante Emmeline, la mère de son cousin Robert. Tous deux l’accueillent chaleureusement. Robert est heureux de la voir, lui montre comment il vit, entre les soldats de plomb de son enfance et les livres. Passer du temps avec son cousin, chez lui ou au bord de la rivière, devient l’obsession de Marie-Louise : il lui a dit qu’il l’aime encore, ils se confient l’un à l’autre. Robert lui fait la lecture des livres de Tourgueniev qu’il aime.

    En lisant William Trevor, vous découvrirez l’importance de ces retrouvailles que Marie-Louise garde secrètes ; elle se crée intérieurement une autre vie et prend ses distances avec les Quarry, avec tout le monde. Hélas, même si Elmer se montre toujours « gentil », le comportement étrange de sa femme, au mépris des convenances, va alimenter des rumeurs et la mener à l’asile.

    Le romancier irlandais excelle à rendre les maladresses du couple, leur milieu, la férocité des sœurs, les remords des parents Dallon qui n’ont pas découragé ce mariage. Ce drame psychologique à découvrir est publié en anglais sous le titre Two Lives avec un autre roman court de 1991, Ma maison en Ombrie (déjà prêt sur la table de lecture).

  • Semblant

    Wolkenstein Folio.jpg« Edward la croyait experte en bouquets. Ou bien faisait-il semblant ? Comme elle, lorsqu’elle admirait ses vins ? Non, il l’avait observée un jour, sur le versant d’une montagne, l’avait regardée arranger des brindilles sauvages. Il l’avait aimée encore plus après cela, elle en était sûre. C’était la première fois qu’elle composait un bouquet, trouvant instinctivement les bons gestes, comme si les fleurs guidaient sa main. Au début, elle se penchait pour se donner une contenance, échapper aux yeux d’Edward, masquer le trouble qui la saisissait en les croisant. »

    Julie Wolkenstein, L’heure anglaise