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Culture - Page 4

  • Jean Santeuil (I)

    Roman de jeunesse inachevé, Jean Santeuil de Marcel Proust (1871-1922) est publié dans la collection Quarto avec un bel autoportrait d’Edward Steichen avec sa sœur  – regard surgi du passé en couverture de mon exemplaire de 2001. Jean-Yves Tadié (son biographe) commence ainsi sa préface : « Qui dira le charme, le jaillissement des œuvres de jeunesse ? » Proust vient d’achever Les Plaisirs et les Jours quand il aborde pour la première fois, à vingt-quatre ans, l’écriture d’un roman. En première page, il s’interroge : « Puis-je appeler ce livre un roman ? C’est moins peut-être et bien plus, l’essence même de ma vie recueillie sans y rien mêler, dans ces heures de déchirure où elle découle. Ce livre n’a jamais été fait, il a été récolté. »

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    Le manuscrit de la Bibliothèque nationale ne porte pas de titre, Proust ne lui en a pas donné, n’a pu assez le structurer pour qu’il soit publié (entre autres raisons). Ce n’est qu’en 1952 que les feuillets épars des caisses récupérées au garde-meuble sont organisés pour une première édition, « par thèmes et en suivant l’âge du héros ». En 1971, une deuxième édition paraît dans La Pléiade, le texte repris ici. Les titres des chapitres sont également dus aux éditeurs.

    « J’étais venu passer avec un de mes amis le mois de septembre à Kerengrimen, qui n’était alors (en 1895) qu’une ferme loin de tout village, dans les pommiers, au bord de la baie de Concarneau. Beaucoup de Parisiens et d’Anglais y venaient passer la belle saison absolument comme dans un hôtel. » Ainsi commence la préface où Proust raconte combien son ami et lui avaient été émus d’apprendre la présence de « C. », un écrivain qu’ils plaçaient très haut.

    Aussitôt, ils lui avaient fait porter une lettre. Après l’avoir rencontré, ils s’étaient mis à l’observer et à le suivre de loin dans ses promenades. C. finissait toujours par entrer dans la maison du gardien de phare pour y écrire au calme. Sollicité, l’écrivain avait accepté de leur lire le soir ce qu’il avait écrit l’après-midi. Il disait ne rien inventer, avoir connu le duc de Réveillon et « ce Jean » sensible et de santé « chétive ».

    Ses admirateurs espéraient comprendre « quels sont les rapports secrets, les métamorphoses nécessaires qui existent entre la vie d’un écrivain et son œuvre, entre la réalité et l’art, ou plutôt, comme [ils pensaient] alors, entre les apparences de la vie et la réalité même qui en faisait le fond durable et que l’art a dégagée. » Quatre ans plus tard, C. « était mort subitement », sans que les journaux parlent du « roman » dont ils avaient une copie – « je me suis décidé, mon ami ayant d’autres affaires, à publier celle-ci. »

    J’en suis à mi-lecture. « Enfance et adolescence » débute avec une scène proche de celle qui ouvre A la recherche du temps perdu : Jean, sept ans, « nerveux », revient une troisième fois dire bonsoir à sa mère. Mme Santeuil veut lui faire perdre « ces habitudes de petite fille » et l’élever « virilement ». Le docteur sait le goût de l’enfant pour la musique et la poésie, ses parents préfèreraient pour lui une « carrière véritable, comme la magistrature, les Affaires étrangères ou le barreau ».

    Avant d’aller au collège, Jean restait toute la journée aux Champs-Elysées avec sa bonne, y refusant les invitations à jouer des autres enfants, jusqu’à ce qu’il fasse la connaissance « d’une jeune fille russe avec de grands cheveux noirs, des yeux clairs et moqueurs, des joues roses, et qui brillait de cette santé, de cette vie, de cette joie qui manquaient à Jean. » Marie Kossichef sera son grand amour d’enfant. Il en est si surexcité que ses parents s’efforcent de l’éloigner d’elle et l’envoient prendre des leçons particulières à l’heure où il la rencontrait.

    Au lycée, Jean s’éprend « d’amitié » pour Henri de Réveillon, qui admire ses devoirs de français que le professeur lui fait lire tout haut « au milieu des rires ». Un jour, Henri le ramène chez lui, où sa mère, la duchesse, est ravie d’enfin voir « monsieur Santeuil » et le garde à déjeuner. C’est le début d’une grande amitié.

    Au fil des pages apparaissent des motifs et thèmes qui reviendront dans la Recherche : le son des cloches, les pommiers ou les lilas en fleurs, les aubépines, la lumière du soleil qui rend heureux. « A Illiers » est plein de fleurs, de jours d’été, de promenades, du jardin qui le rendent « fou de joie ». Et aussi Le Capitaine Fracasse, la lanterne magique… Déjà sa manière imagée de décrire ou d’expliquer par analogie nous enchante.

    « Les Réveillon », le plus long chapitre, raconte les grandes heures passées par Jean Santeuil avec son ami Henri. A Paris d’abord, où les relations entre les deux familles sont assez complexes, puis à la belle saison, à Réveillon même où Jean jouit pleinement de la vie de château à la campagne, lit, se montre gourmand et sensuel. « Toutes les scènes que je vous raconte, je les ai vécues. » Les observations de la vie en société se mêlent à ses réflexions sur la nature, l’art et la vie. Jean passe là encore une partie de la mauvaise saison, « un temps qui a son charme aussi ». « Les lieux sont des personnes », écrit-il, avant d’expliciter que « leur physionomie » reste dans notre mémoire, irremplaçable.

    (A suivre)

  • Réaffûté

    coatalem,une chambre à l'hôtel mékong,récit,littérature française,ma nuit au musée,musée guimet,asie,art asiatique,voyages,culture,extrait« C’est cette sensation que je recherche dans le silence de Guimet, parmi la cohorte des rois, la clique des singes et les volées de dragons. Comme si les musées, à l’instar des œuvres littéraires, pouvaient nous affranchir de cette frontière entre les vivants et les morts, le réel et le rêve, ce qui fut et ce qui est. Et où, cette fois encore, à mon tour, je ne serais plus enseveli sous le poids des jours mais, au contraire, réaffûté, redevenu neuf et vibratile. Sensible au crépitement. Présent. »

    Jean-Luc Coatalem, Une chambre à l’Hôtel Mékong

    (Je préfère la couverture noire comme une nuit étoilée de l'exemplaire lu, non retrouvée en ligne.)

  • Une nuit au Guimet

    Dans la collection « Ma nuit au musée », voici celle de Jean-Luc Coatalem : Une chambre à l’Hôtel Mékong. Je n’avais encore rien lu de ce journaliste et écrivain voyageur d’origine bretonne dont la famille a souvent déménagé, qui a été « trimballé de garnison en garnison, en France et ailleurs, Polynésie et Madagascar ». Il en a gardé le goût du voyage, et en particulier de l’Asie.

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    Cour khmère au musée Guimet © Paris photo Vincent Leroux (familinparis.fr)

    « Allais-je au-devant d’une émotion du même ordre que celle de Victor Segalen, écrivain-aventurier, qui sillonna, en cravachant, l’Orient compliqué ? » Coatalem a choisi le Musée national des arts asiatiques Guimet parce qu’il aime son architecture « néoclassique, volontiers ostentatoire, sorte de palais néopompéien avec sa rotonde et ses deux ailes au fronton palladien. » En se souvenant de son grand-père qui s’y rendait le week-end : « Guimet lui était un havre, une cachette. »

    Lui s’interroge sur la façon dont il va se sentir « seul, face à [lui]-même, plongé dans ce « Louvre de l’Asie ». » Il se rappelle Rachana, un « petit Khmer » taiseux qui séjournait chez eux par intermittence à la fin des années soixante ; le garçon avait perdu les siens dans l’Asie en guerre. Il avait fini par couper les ponts et repartir. Avec lui, en imagination, un grand-père et un oncle baroudeurs, et des personnalités qui l’ont marqué, comme Gauguin et Segalen.

    Le lit de camp préparé pour Coatalem lui rappelle le temps des manœuvres au service militaire et un ancien dispensaire au Laos, sur l’île de Khong. Un jour de solitude, il y avait pris des notes dans un Moleskine sous ce titre, Une chambre à l’Hôtel Mékong. Dans son bagage d’une nuit, Nadja de Breton, lecture en cours, son loisir préféré avec la marche. Puis le voilà seul avec son « taulier » dont le portrait « orne l’entrée de la bibliothèque » où il est installé.

    Un chapitre lui est consacré : Emile Guimet (1836-1918), ce « richissime homme d’affaires a été l’un des collectionneurs les plus avisés de son époque ». Il voulait créer un musée qui réunirait, il le cite, « tous les dieux de l’Inde, de la Chine, du Japon, de l’Egypte, de la Grèce et de l’Empire romain ». Guimet offrit une partie de ses collections à l’Etat « en échange de son aide et d’un soutien financier ». Des legs aidant, c’est devenu « la plus grande collection d’art asiatique hors d’Asie. »

    Au cœur de ce musée, une « vaste bibliothèque qui élucidera tout », constituée dès 1889, à présent au rez-de-chaussée, mais « la rotonde de style « antiquisant » subsiste avec ses larges étagères de chêne foncé. » A vingt heures, un gardien vient l’y chercher pour une ronde, coupant les éclairages des salles derrière eux.  On rallumera le lendemain, à la ronde de 5 h 30.

    A la façon de Sei Shônagon, dans ses Notes de chevet, l’auteur dresse ses listes : « Choses ravissantes et pacifiques, émouvantes, à revoir cette nuit », « Choses froides ou perturbantes, effrayantes, à éviter cette nuit ». S’interrogeant sur la nuit à venir,  il ressent des présences autres que la sienne. « Les figures du musée ont une vie interne qui déborde, surplombe et toise la mienne. Dès que j’entre dans les salles, je crois entendre leur antienne qui marmonne que, certes, ma présence est tolérée pour cette fois, mais que je ne suis qu’un amateur qui ne pense qu’à son petit théâtre littéraire […] »

    Il dormira pourtant, s’éveillera avant la ronde du matin, prêt à plier bagage. « Drôle d’expérience au fond, où tout est là, où tout échappe. Une nuit seul à seul. Jeu d’adresse qui ne s’adresse qu’à vous. Enfermé en soi dans des univers figés. Précipité dans la mémoire des autres. » 

    C’est le premier écrivain (au masculin) que je lis dans la collection « Ma nuit au musée », après Lydie Salvayre (au musée Picasso à Paris), Lola Lafon (au musée Anne Frank à Amsterdam), Zoé Valdés (au musée Thyssen-Bornemisza à Madrid) et Leïla Slimani (La Douane de mer à Venise). Une chambre à l’Hôtel Mékong m’a fait connaître un peu son auteur et m’a intéressée par ce qu’il nous présente du Musée Guimet où je ne suis allée qu’une seule fois. L’exercice est accompli, sans que l’on ressente à la lecture, sauf à quelques moments, de ces subtiles vibrations qui donnent envie de relire un livre après en avoir pris connaissance.

  • Désenchanté

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    Pierre Mertens, Paysage sans Véronique

  • Sans Véronique

    « Romancier, critique littéraire, chroniqueur politique, essayiste », Pierre Mertens (1939-2025) était un écrivain et un docteur en droit international très écouté, une voix singulière dans la littérature française de Belgique. Je l’ai lu dans les années 1970 & 1980, j’aimais lire de ses nouvelles dans la presse. Dans Le Carnet et Les Instants, la page récapitulative qui lui est consacrée propose des entretiens et un texte inédit plus savoureux qu’une notice : « J’ai cent ans ».

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    Leon Spilliaert, Plage et digue à Ostende, 1909

    Devant la couverture de Paysage sans Véronique (2025) sur la table de la bibliothèque, j’ai ressenti l’urgence de lire ce récit de Pierre Mertens publié peu avant sa disparition. Véronique, c’est Véronique Pirotton, journaliste, morte à 42 ans dans la nuit du 31 octobre 2013 dans une chambre d’hôtel à Ostende où elle était avec son mari, un parlementaire wallon, Bernard Wesphael. L’affaire a secoué le grand public, vu les circonstances assez troubles. B. W. a été acquitté en 2016 au bénéfice du doute, pour lui sa femme s’était suicidée.

    Pierre Mertens a témoigné lors du procès en tant qu’ami de Véronique Pirotton : pour lui, un suicide était inconcevable, elle était « en plein travail d’écriture et tellement soucieuse de son fils Victor » (d’un premier mariage). Paysage sans Véronique est « une œuvre majeure autour d’un fait apparemment divers », écrit Bernard Maingain dans la préface, et « rend sa dignité à son amie dont l’image fut trop savamment griffée pour les besoins des acteurs du procès. »

    D’emblée, Pierre Mertens soupèse le mot « disparition », il s’arrêtera souvent sur le ou les sens des mots. La considération de la victime est trop vite passée au second plan, l’affaire portant sur la culpabilité présumée du mari. C’est le sujet du livre : « donner une once d’existence » à celle qui en a été « spoliée ». Non par volonté de la « réhabiliter » mais pour mémoire des heures « habitées par la découverte et la révélation d’une très attachante personnalité. »

    Leur rencontre date des années 1990. Un collègue et ami à l’ULB avait attribué pour la première fois la note de cent pour cent au mémoire d’une étudiante en journalisme, consacré au travail de romancier et de critique littéraire de Pierre Mertens, qu’elle n’avait jamais rencontré. Après l’avoir lu, l’écrivain lui a proposé un rendez-vous. Ce ne fut pas un coup de foudre, mais la jeune femme lui a fait l’impression d’être « quelqu’un qui aimait la vie, qui aimait beaucoup la vie, et passionnément la littérature. » Ainsi a débuté leur profonde amitié.

    Ils se sont vus régulièrement, chaque fois dans un restaurant différent. Un jour où ils s’étaient retrouvés dans une salle à l’étage, la rencontre avait été gâchée par la « violente altercation » interminable d’un couple arrivé après eux. Véronique avait répété : « C’est insupportable ! ». Elle ne supportait « aucune violence ». Le serveur ne voulant pas intervenir auprès de ces fidèles clients, ils choisirent de partir.

    « Ecrire pour que tu ne meures pas plus », écrit Mertens, en s’adressant à celle qu’il aurait aimé voir vieillir. Que dire de l’âge, sinon ceci : « Ce n’est pas l’âge qui importe : ce n’est que le passage du temps. » Il évoque dans son récit ses propres ouvrages et ses lectures préférées, en tant qu’écrivain et « plus sûrement un lecteur », certifiant que « pour Véronique Pirotton – cette lectrice boulimique, cet écrivain mort-né – il en est allé de même. »

    Elle voulait d’abord écrire un roman, puis sa biographie à lui. Ils n’avaient pas été amants, même lors d’un week-end ensemble à Paris dont il raconte les péripéties. Puis ils s’étaient « presque perdus de vue », se donnaient des nouvelles de loin ; l’avenir de son fils lui importait plus que tout. Il avait appris son décès par les médias et, le week-end de ses funérailles, avait décidé de prendre la plume – « pour qu’on cesse de te passer, toi, sous silence ». On ne parlait que de « Monsieur Wesphael ».

    Pierre Mertens raconte comment il a vécu le procès d’assises de septembre 2016 à Mons, il en est sorti « glacé ». Il y a comparu comme témoin de moralité. « Allons ! Véronique, pourquoi étions-nous tous réunis là ? Sûrement pas pour évoquer ta mort, mais uniquement pour disculper un homme d’y avoir éventuellement procédé. » Plus loin : « Je ne sais pourquoi, mais j’incline à croire qu’il est peut-être encore aujourd’hui plus de femmes qui se trompent d’hommes que l’inverse. Et que c’est surtout cela « l’inégalité des sexes ». »

    Elle s’était penchée sur son œuvre, il se penche sur sa vie, d’après ce qu’elle lui en a confié. Selon son père, Pierre Mertens lui aurait dit un jour qu’il fallait « penser très fort aux morts de tous les pays pour qu’ils ne meurent pas plus ». A la fin de Paysage sans Véronique, l’auteur le dédie aux livres qu’elle n’aura pas eu le temps d’écrire après avoir invoqué « cette chose bizarre et sacrée » qui les a fait se rencontrer, « et à laquelle on donne encore le nom de Littérature. »