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Culture

  • La bonne voisine

    joyce carol oates,sacrifice,roman,littérature anglaise,etats-unis,racisme,violence,pauvreté,manipulation,culture« Klariss dans l’escalier l’interrogeant sur l’histoire Sybilla Frye.
    « Tu connais la mère ? Ednetta Frye ? Y a une ou deux semaines j’ai vu la fille et elle là-bas derrière l’usine, elles essayaient de passer la clôture comme si elles savaient pas où elle est cassée, suffit de pousser. C’était juste l’abat du jour. Elles transportaient un genre de toile et la fille avait quelque chose autour de la tête comme un foulard. Et je regarde en pensant qu’est-ce qu’elles fichent ici ? Pourquoi elles viennent dans ce coin là-derrière ? Et pile le lendemain matin tu dis qu’il y a quelqu’un là-bas qui a besoin d’aide – et c’est la fille qu’est trouvée trouvée dans la cave de l’usine toute ligotée et des « flics blancs » l’ont mise là et violée. Seigneur Jésus ! » Klariss rit, en secouant la tête. « Des sacrées blagues qu’Ednetta raconte, non ? »
    Ada
    [la bonne voisine qui a sauvé Sybilla] n’avait pour ainsi dire pas écouté. Ada évitait Klariss autant qu’elle le pouvait. Cette femme fréquentait des petits dealers, on pouvait en déduire qu’elle-même se droguait. […]
    « Tu ne connais pas Ednetta Frye, Klariss, et tu ne connais pas Sybilla. Je ferais attention à ce que tu racontes sur elles, ça pourrait leur revenir aux oreilles. » »

    Joyce Carol Oates, Sacrifice

  • Sacrifice et colère

    Sacrifice de Joyce Carol Oates (2015, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude Seban) est lié, note l’autrice à la fin du livre, à son roman Eux (1969), inspiré par des « désordres raciaux urbains » de juillet 1967 à Détroit qui ont donné lieu à de nombreuses études dont elle ne disposait pas à l’époque. En revenant sur ce sujet, elle a construit son roman en donnant la parole tour à tour aux intervenants et témoins concernés par le sort de Sybilla, la fille d’Ednetta Frye (femme d’Anis Schutt, qui n’est pas le père de l’adolescente).

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    « Quelqu’un a vu ma fille Sybilla ? » Le 6 octobre 1987, à Pascayne (New Jersey), une mère angoissée cherche partout sa fille dans « le bas quartier de Red Rock », « telle une mère de l’Ancien Testament cherchant son enfant perdu ». Elle montre aux passants « des photos d’une jeune fille, sombre de peau, les yeux vifs, une coquetterie dans l’œil gauche et un sourire brèche-dent enfantin. » Ses cheveux noirs sont « épais et frisés », ses yeux en amande d’un noir brillant.

    Ednetta la croyait chez sa cousine, elle apprend qu’elle n’est pas allée à l’école le jeudi et personne ne semble l’avoir aperçue nulle part. Mais elle refuse qu’on signale sa disparition ou qu’on appelle la police. Ednetta habite avec Anis Schutt, qui a fait de la prison pour « homicide involontaire » sur sa première femme. Elle fréquente l’église méthodiste. En plus de ses trois enfants, elle a élevé aussi ceux d’Anis – on a tiré en rue sur un de ses fils mort à dix-neuf ans, un autre de vingt-trois ans est en prison pour trafic de drogue.

    Le lendemain, Ada, une enseignante, entend, la nuit, « un son faible entre plainte et gémissement ». Elle habite Red Rock et malgré sa mère qui lui dit de ne pas « s’en mêler », elle ne peut « ignorer quelqu’un qui appelait à l’aide ». Des pleurs viennent d’une ancienne usine en ruine, elle y va malgré sa peur, descend dans la cave. La fille « gisait sur le sol crasseux », ligotée, les cheveux pleins d’excréments. Ada est « pétrifiée d’horreur ». Dans ses vêtements déchirés et sanglants, la fille tremble de terreur, puis s’évanouit. Ada sort hurler à l’aide, un voisin appelle le 911. « Qui a fait ça à cette fille ? »

    Revenue à elle, Sybilla dit avoir été enlevée, mise dans une camionnette de la police – elle a vu des visages blancs « et l’un d’eux portait un badge comme ont les flics ». Ils l’ont séquestrée, battue, violée avant de la souiller de « merde de chien » et de l’abandonner dans ce sous-sol. Quand les urgences de St. Anne trouvent l’endroit, la fille, en état de choc, mais consciente, refuse de communiquer, Ada ne peut pas monter dans l’ambulance. C’est là qu’ils voient « quelque chose d’écrit sur son corps » : « pute nègre » et « Ku Kux Klann ».

    La fille ne se laisse pas examiner complètement ni prendre du sang. Quand sa mère arrive, celle-ci veut la ramener tout de suite chez elle, sans être interrogée par la police, à moins que ce soit « quelqu’un comme elle, et une femme ». Ines Iglesias, une « Hispanique au teint clair » est envoyée pour l’entretien. Sybilla refuse tout enregistrement et même de parler, mais accepte d’écrire quelques réponses sur des post-it : « flic blanc, cheveu jaunes, âge 30, tous blancs »…

    JCO raconte comment l’histoire circule dans Red Rock, attire les curieux. La mère les renvoie, elle a emmené sa fille chez sa grand-mère avant le retour d’Anis, à qui elle ne raconte pas tout, elle connaît son caractère. A sa cousine qui la retrouve, Sybilla montre ses blessures, les traces des coups. Quand Anis apprend ce qui s’est passé, « l’Ange de colère » le tourmente à nouveau, lui disant de tuer un de ces flics blancs.

    Le racisme de la police à l’égard des noirs suscite la méfiance des deux côtés. Même la collègue hispanique est moquée de croire à ce que raconte la fille. Une avocate du ministère d’Aide sociale demande à Ednetta d’au moins porter plainte, pour qu’une véritable enquête démasque les coupables. Mais ce sont deux frères, un prédicateur en vue et un avocat, qui arriveront à convaincre Ednetta d’alerter les médias. Le bagout du révérend – « nous allons secouer la conscience de l’Amérique blanche […], votre fille est une martyre, mais elle sera bientôt une sainte » – impressionne la mère et la victime. La « croisade » contre l’injustice est lancée.

    De chapitre en chapitre, JCO montre la complexité d’une société minée par la pauvreté, les tensions raciales, la violence, la peur, le fanatisme religieux. Les faits initiaux sont déformés, mis en doute, manipulés par ceux qui cherchent à tirer profit de la médiatisation et de la rancœur populaire. Même les lecteurs, devant ces points de vue et ces déclarations contradictoires, se mettent à douter. Qui dit la vérité ? Le roman s’inspire de l’affaire Tawana Brawley, une fausse accusation de viol. Sacrifice décrit « ce cancer qui ronge l’Amérique depuis des lustres – le racisme, que Joyce Carol Oates décrypte dans ce qu’il a de plus ordinaire et de plus insidieux » (Le Temps).

  • Voix

    Mizubayashi Petit éloge.jpg« Je suis né et j’ai grandi dans un pays dont la culture politique fait en sorte que la soumission générale à un ordre de faits devenu prééminent tende à éliminer ou à écraser les voix individuelles ; et je continue à y vivre, à essayer d’y vivre en tout cas le plus honnêtement possible, en me faisant un habitant solitaire d’un royaume intermédiaire où l’on parle à la fois japonais et français, et en me demandant comment un jour on pourra faire advenir un monde meilleur plus soucieux de la valeur de chaque voix singulière et, par conséquent, de chaque individu. »

    Akira Mizubayashi, Petit éloge de l’errance

  • Eloge de l’errance

    Le Petit éloge de l’errance (2014) d’Akira Mizubayashi a tout d’un grand : avec la musique et l’image d’un guerrier dans Yojimbo de Kurosawa en ouverture et « Mon errance » pour épilogue, c’est un essai percutant sur le désir d’être soi-même dans une société où la pression collective ne le permet pas. L’écrivain japonais y écrit en français une critique de son pays où « aller seul sans but ni direction précise » semble une aspiration condamnable.

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    Toshiro Mifune en héros solitaire dans Yojimbo (1961) réalisé par Akira Kurosawa.

    D’où lui vient ce « désir d’errance » ? cette prise de conscience ? Mizubayashi remonte à un épisode traumatisant de ses six ans. Après un déménagement « à l’autre bout de la ville », il rentre à l’école communale du quartier de Nakano (à Tokyo où il habite encore) dans une classe d’une cinquantaine d’élèves. La fin des cours a sonné, mais la maîtresse continue à donner des consignes quand il est pris d’une colique insoutenable et ne peut se retenir. « Ca  pue ! » répète un garçon en le désignant. Il lui en reste deux plaies inguérissables : « le sentiment de rejet de soi-même, celui d’être comme un paria » et « le souvenir des regards des enfants » qui le torturaient. « Seul contre tous ».

    Quand il lira dans les Confessions de Rousseau l’épisode du « peigne cassé » ou celui du « ruban volé », il revivra cette situation d’exclu. De là date sans doute sa fascination pour Rousseau à qui il a consacré sa thèse de doctorat (« l’écriture à la première personne de Rousseau ») à l’université Paris-VII. Rentré à Tokyo, à la recherche d’un poste d’enseignant à l’université, on lui conseille de faire une communication au congrès des professeurs de français. Son exposé est retenu pour un article dans la revue de leur association. Mais le secrétaire lui rend les épreuves de son texte corrigées par « un grand professeur du comité de rédaction », « criblées d’annotations en rouge ».

    Or aucune de ces remarques n’était acceptable, ce que lui confirme un lecteur de français à l’université de Tokyo, Maurice Pinguet. Cette anecdote illustre sa répulsion « pour ceux qui tirent un plaisir malsain de leur position de supériorité supposée », pour la « violence arbitraire » : « Etre seul m’a toujours paru préférable, même au prix d’une sombre mélancolie qu’entraîne souvent l’isolement choisi et voulu ». Quelques années plus tard, alors qu’il est devenu « professeur titulaire dans une faculté », un « ami » lui déclarera qu’il ne faisait « que des choses qui détonnaient. »

    Autre souvenir scolaire, celui d’une « petite fille aux nattes blondes » critiquée pour ne pas chanter avec les autres Votre règne, l’hymne national, au pied du Drapeau (loi de 1999). Le père de Mizubayashi, qui avait souffert des « débordements meurtriers du fascisme impérial pendant toute la période de la « guerre des Quinze Ans » (1931-1945), faisait partie des Japonais plutôt rares qui refusaient de se reconnaître dans l’Empire du Grand Japon symbolisé par le fameux drapeau national. » Comme lui, l’écrivain tient avant tout à son intégrité morale et à son indépendance intellectuelle.

    Son commentaire de la formule « Okaerinasaï » qui s’affiche en grand à l’aéroport près d’un petit « Welcome to Japan ! » est un autre exemple de cette injonction de fierté d’appartenir à la communauté nationale : on l’adresse à quelqu’un qui retrouve son foyer, donc aux voyageurs japonais, ce qui n’a rien à voir avec une formule de bienvenue aux étrangers.

    Mizubayashi explique le contraste entre la mentalité japonaise dominante et le respect des libertés individuelles en France. Puis le « présentisme » (sans commencement ni fin) inscrit au cœur de la langue japonaise : elle n’a pas nos trois temps grammaticaux (passé, présent, futur) mais des « particules exprimant les réactions présentes du locuteur face aux événements du passé ou à venir. » En littérature, le haïku exprime l’instant présent et l’on retrouve cela aussi en prose (Notes de chevet), dans la musique, dans la peinture (rouleau qu’on déroule et qu’on enroule pour le regarder scène par scène). Ce présentisme, selon lui, aboutit au conformisme social.

    Or « rien ne garantit que la majorité a raison », de nombreux exemples historiques montrent le contraire. En plus de revenir sur la tragédie des deux bombes atomiques, Mizubayashi décrit la situation préoccupante à Fukushima que l’Etat japonais semble vouloir oublier, de même qu’il ne se préoccupe pas des responsabilités à l’origine du drame.

    Après un dernier chapitre consacré à quelques « éclaireurs du chemin de l’errance » – Rousseau, Mozart, Kurosawa –, « Mon errance » est un très bel autoportrait de l’écrivain japonais qui a trouvé dans son amour de la langue française une respiration, une affirmation individuelle, une liberté d’être à l’instar du personnage de Botchan chez Sôseki. Sa toute dernière phrase exprime l’inquiétude. Ouvrez ce Petit éloge de l’errance, c’est une réflexion en profondeur qui vaut pour lui dans son pays et, mutatis mutandis, pour nous dans notre temps.

  • Remède

    nancy huston,reine du réel,lettre à grisélidis réal,littérature française,biographie,féminisme,prostitution,anticonformisme,écriture,création,culture« Toi, on te sauve à chaque fois in extremis. Tu te secoues, te rhabilles, te maquilles, te remets à rigoler, à danser et à boire… avant de chercher à mourir à nouveau. Ta gaieté légendaire, loin d’être un mensonge destiné à donner le change et à cacher ton désespoir, est plutôt une manière d’exprimer ce désespoir avec élégance. Oui, Gri : tout comme le blues ou la musique tzigane dont tu raffoles, ta gnaque est noblesse d’âme.
    Je me rends compte à quel point j’ai eu de la chance, comparée à toi. Mon père n’a pas disparu de mon enfance, il est resté très présent. Ma mère n’est pas morte dans ma quarantaine : elle est toujours là… Sur le chemin de l’immolation de soi par amour que tu as parcouru en grande randonneuse, je n’ai fait que quelques pas timides… avant de rebrousser chemin, épouvantée.
    Mais en fin de compte on a trouvé le même remède, toi et moi, à notre envie de mourir. Dans la même ville, qui plus est, et au même moment. Ce remède a pour nom : sororité. »

    Nancy Huston, Reine du réel. Lettre à Grisélidis Réal