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Passions - Page 474

  • Consterné

    Sous le regard consterné des étoiles
    un vers remontait à ma mémoire
    consterné
    pour dire cette dureté implacable.
    Pourtant le vers me plaisait
    et je le répétais
    comme pour implorer les étoiles
    les supplier d’adoucir leur regard.
     

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    A mon retour j’ai relu les poèmes de Blaise Cendrars 

    je n’ai pas retrouvé le vers qui avait affleuré
    transformé
    à ma mémoire
    de là-bas.

    Charlotte Delbo, Moi aussi (La Mémoire et les jours)

  • Survivre, témoigner

    Une voix de femme au cœur de la littérature concentrationnaire : Charlotte Delbo (1913-1985). C’est aux Jeunesses communistes que l’assistante de Louis Jouvet au Théâtre de l’Athénée a rencontré son époux, avec qui elle entre en Résistance dans le groupe Politzer. Arrêtés en 1942, son mari est fusillé, elle est emprisonnée dans divers endroits avant d’être déportée à Auschwitz. Puis à Ravensbrück. La Croix-Rouge la libère le 23 avril 1945. Elle est l’une des 49 rescapées sur 230 femmes (convoi du 24 janvier 1943). L’association Charlotte Delbo prépare une année Delbo pour son centenaire. 

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    Dans La Mémoire et les jours (1985), « étrange poème d’amour » comme l’écrit François Bott dans la préface, Charlotte Delbo témoigne, pour elle-même mais surtout pour les autres, qui ont connu l’atrocité d’Auschwitz ou d’ailleurs. Souvenirs, poèmes, monologues, récits, les textes de ce recueil gardent vivante la trace de l’inexplicable, de l’inimaginable, de l’intolérable.

    « Comment se défaire de quelque chose enfoui beaucoup plus profond : la mémoire et la peau de la mémoire. Je ne m’en suis pas dépouillée. La peau de la mémoire s’est durcie, elle ne laisse rien filtrer de ce qu’elle retient, et elle échappe à mon contrôle. Je ne la sens plus. » Se réfugier dans l’imaginaire était impossible au camp. Comment se dédoubler quand la réalité est si écrasante, « la souffrance, la fatigue, le froid si extrêmes » ? « La réalité était là, mortelle. Impossible de s’en abstraire. »

    Porter sa sœur, morte dans la nuit, la poser dans la neige pour qu’on la ramasse avec les autres cadavres, et ne pas mourir de chagrin. Vivre « dans son chagrin, avec son chagrin, ce double d’elle-même inaltérable. » Perdre ses galoches dans le noir, après que l’appel a vidé les baraques, c’est le désespoir – « Pieds nus à l’appel pendant des heures, c’est la mort » – mais toutes cherchent, les galoches retrouvées passent de main en main jusqu’à elle. En face de leur rang, ceux des Tsiganes. L’une d’elles tient un bébé contre sa poitrine – mort. Quand on tente de le lui arracher, la mère se bat, meurt sous les coups de bâton.

    Une étoile, toujours la même, était le point de rencontre de Charlotte et de sa mère : « Elle aussi voit cette étoile. / Où qu’elle soit, elle la voit. » Un vers lui remontait sans cesse à la mémoire : « Sous le regard consterné des étoiles », le mot lui plaisait, pour dire leur « dureté implacable ».

    Ceux qui en sont revenus vivent comme ils peuvent. Une survivante qui n’avait pas retrouvé sa mère, déportée six mois avant elle, apprend que ce convoi-là, exceptionnellement, n’a pas abouti aux chambres à gaz. « Ta mère est morte depuis près de quarante ans. Pourquoi te tourmenter ? Gazée ou non ; qu’est-ce que cela change ? – (…) Je vivais avec l’idée que ma mère était morte sans souffrir. (…) Mais aujourd’hui, la blessure se rouvre et cela fait d’autant plus mal que la cicatrice avait durci. »

    Dans la queue devant le Vel d’hiv, une femme tend un gilet à son fils de quatorze ans : qu’il le tienne contre lui pour cacher son étoile, qu’il s’en aille sans courir, sans se retourner. Il se réfugie ainsi chez un camarade d’école, puis retrouve son père, rejoint la Résistance. Au printemps 44, pris par la Gestapo, il est envoyé à Auschwitz. Très vite, il comprend que sa mère est morte. Mais il se dit « plutôt content d’y être allé », parce qu’il sait ce qu’elle a vécu, ce qu’elle a vu et souffert, et qu’il a « l’impression d’avoir partagé avec elle. »

    Une institutrice de Bilbao qui a fui les franquistes en 1937, mariée avec un Russe mort au front, s’est retrouvée « prisonnière-mascotte » de la Division Azul dans un village balte. Ils n’en revenaient pas : tomber sur une Espagnole qui s’appelle Neige « dans la neige de la plaine russe » ! Rescapée de Ravensbrück, elle se marie à Toulouse avec un Andalou. Pas question de remettre les pieds en Espagne tant que Franco était en vie. « Et quel temps il a pris pour mourir. » Rentrer maintenant qu’ils sont vieux ? « Nous sommes des exilés de partout, partout des étrangers. »

    Une infirmière chargée d’un nouveau service, à Vienne, dans l’annexe d’un hôpital réquisitionné par l’armée allemande, voit trois camions militaires y déposer des paniers à linge : dedans, « des têtes sans corps », de jeunes gars sans bras ni jambes, « sautés sur des mines » ! Que faire ? Leur parler, les laver, les nourrir, écrire pour eux. Pourquoi l’a-t-on envoyée à Ravensbrück ? Pour avoir indiqué l’adresse de l’hôpital à la mère d’un gosse de dix-huit ans qui espérait une visite, ses parents n’habitant pas loin. « Ce sont les affaires du IIIe Reich, vous ne devez pas vous en mêler. »

    « Pour Charlotte Delbo, témoigner c’était dire ce qui hantait sa mémoire » (François Veilhan). Vingt ans après Aucun de nous ne reviendra, premier tome de sa trilogie Auschwitz et après, dans La Mémoire et les jours, elle partage des paroles échangées au camp et après, des années plus tard. Des poèmes alternent avec les récits : « Varsovie », « Les Folles de mai »… Deux vers seuls sur une page : « Tout ce que / le cœur d’une femme peut supporter. »

    L’optimisme ou la volonté de croire au retour aidait à trouver l’énergie de lutter.  « Si je rentre, j’irai en Grèce. » Et la voilà pour de vrai en Grèce, vêtue d’une robe claire, en mai 1948. Elle croise une colonne de prisonniers de l’armée grecque, des « guerilleros de l’armée populaire » en route pour l’île de Macronissos devenue camp de concentration. « Je les regardais pour rencontrer leur regard, pour rencontrer un regard qui lirait dans le mien que je savais. »

    Terrible « Kalavrita des mille Antigone » : le récit, étape par étape, de l’exécution des 1300 hommes d’un village du Péloponnèse en décembre 1943. – « Nous, nous rentrions, et la vie reprendrait. » Il fallait attendre la défaite de Hitler. C’était cela, l’espoir. Mais pour les prisonniers des camps de Sibérie dont on découvrait l’existence avec horreur et incrédulité ? « Les chants glacés de la Kolyma nous glacent le cœur. »

  • Valeurs

    « Je suis toujours émerveillé, à chacun de mes voyages, non par l’arrogance des « nouveaux Russes » qui existent en effet, mais en minorité, émerveillé et ému quand je vois où se porte l’intérêt d’un habitant de Moscou ou de Saint-Pétersbourg. La nourriture, l’argent, les vacances sont pour lui des nécessités, non des valeurs. La lecture, le théâtre, la musique, la marche dans les forêts, la cueillette des champignons, la solidarité familiale, l’hospitalité, quels que soient la condition sociale et les revenus, voilà les valeurs russes. » (« Dieu »)

    Dominique Fernandez, Dictionnaire amoureux de la Russie 

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  • Amoureux de la Russie

    Tous les matins, depuis trois mois, j’ai commencé ma journée avec un article du Dictionnaire amoureux de la Russie (2004), un régal pour qui aime ce pays, pour qui a la chance de le visiter, pour qui a envie de le découvrir. Rien que du bonheur à le relire presque huit ans après deux magnifiques voyages, à Moscou puis à Saint-Pétersbourg. Une façon aussi de retrouver les deux organisatrices de ces séjours inoubliables, mes amies disparues à qui je dédie ce billet. 

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    Bulbes à Novodevitchi (Moscou)

    Dominique Fernandez, en avant-propos, explique qu’avant son premier voyage en Russie en1986, il avait été « profondément marqué dès l’adolescence par la littérature russe. » Dostoïevski, Tolstoï, Tchekhov, lus en rhétorique pour ma part, sont des écrivains qui marquent, surtout portés par un professeur passionné par la culture russe – elle emmenait parfois ses élèves aux séances de cinéma des Amitiés belgo-soviétiques.

    C’est l’amitié d’un étudiant russe à Paris, dont la famille lui a donné la chaleur qui lui manquait chez lui, qui a scellé « l’immense tendresse » de Fernandez « pour la façon de vivre russe, la culture russe. » Guide excellent et enthousiaste, l’écrivain et critique français nous emmène de « Akhmatova (Anna) » à « Zavtra », « demain » en russe. 

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    Au Musée Anna Akhmatova (Saint-Pétersbourg)

    Le Dictionnaire amoureux de la Russie, illustré de dessins signés Catherine Dubreuil, s’ouvre sur une poétesse. A propos puisque Ahkmatova est pour Soljenitsyne « l’âme de la Russie ». Dominique Fernandez aborde la littérature (environ la moitié des entrées) avec amour, sans complaisance. Il ne présente pas les écrivains de façon encyclopédique, il les a lus, et il a ses préférences. A côté des plus grands, dont Pouchkine, l’écrivain phare aux yeux des Russes, il nous incite à découvrir d’autres écrivains russes moins connus, comme Ivan Bounine ou Iouri Kazakov, et aussi des essais ou des romans étrangers consacrés à la Russie. De larges extraits parfois, par exemple de Vassili Grossman sur la bonté, « l’humble bonté individuelle » opposée au « Bien » imposé par les Etats totalitaires.

    Parmi les autres champs culturels russes ici parcourus, la musique vient en premier : « Le peuple russe est le plus mélomane du monde. » La Russie a donné tant de compositeurs, d’interprètes, de voix incomparables. Fernandez parle en connaisseur des opéras, notamment du « plus bel opéra du monde » à son avis, Eugène Onéguine de Tchaïkovski, dont il aborde aussi la personnalité tourmentée. « Aujourd’hui encore, la plupart des Russes ignorent que Tchaïkovski était homosexuel et, lorsqu’on le leur apprend, ils pensent que l’on veut profaner sa statue. » 

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    Statue de Pouchkine sur la Place des Arts (Saint-Pétersbourg) 

    On ne résume pas un dictionnaire. Certains articles sont lus plus vite que d’autres, certains sont lus et relus, on y coche des passages, on sait qu’on y reviendra. Fernandez parle de la danse, des icônes et de la peinture – « le domaine de la culture russe le plus négligé par le public occidental » ; de belles pages sur Isaac Levitan –, du cinéma. Des sujets qui fâchent, sans langue de bois : « Antisémitisme », « Homosexualité », « Tchetchénie »… De la vie quotidienne : « Blague » (« Sport national russe »), « Famille » (« Rien n’est plus éloigné de l’ancienne cellule bourgeoise française, close et étouffante, que la famille russe. »).

    Ce Dictionnaire amoureux de la Russie mérite une place dans la valise, pour le plaisir de lire ou relire sur place les articles sur Moscou et Saint-Pétersbourg (dissocié de l’entrée « Leningrad »), sur les villes de l’Anneau d’or – « Le charme de Souzdal, comment le décrire ? » – et d’autres d’où Fernandez a ramené ses impressions de voyage. Pour l’année France-Russie 2010,  il était un des quatorze écrivains français à bord du Transsibérien, aventure qu’il évoque en recevant Danièle Sallenave à l’Académie française : « Madame, nous nous sommes connus dans un train. Nous avons parcouru ensemble, pendant trois semaines, 9 288 kilomètres, traversé l’Oural, la taïga et la steppe, relié l’Europe à l’Asie, franchi des fleuves larges de trois kilomètres, longé un lac long de huit cents kilomètres, nous arrêtant dans des gares en forme de palais russe, de château cosaque, de mosquée, de locomotive, sans nous douter que cette épopée ferroviaire, cette magnifique aventure du Transsibérien, aboutirait pour vous, Madame, à la plus prestigieuse de toutes les gares au monde, la Coupole que voici. » (29/3/2012) 

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     Vue de Souzdal

    Un index des noms de personnes, un autre des noms de lieux précèdent la table : une centaine d’entrées. C’est le sous-titre du Voyage d’Italie de Dominique Fernandez qui a inspiré le nom de cette belle collection chez Plon : « Un Dictionnaire amoureux est le contraire d’un dictionnaire, car il est toujours imprévisible. On se promène dans le jardin secret d’une personnalité, d’un écrivain surtout, puisqu’il s’agit avant toute chose de littérature, évasion garantie. » (BiblioMonde

  • Leçon

    « Le parc était petit, pas plus grand que Logan Circle, mais il y avait là assez de verdure pour produire l’effet recherché, pour mettre le monde à l’écart et vivre dans le calme près d’une demi-heure, plongés dans nos pensées. Mon père marchait les mains croisées dans le dos et songeait en silence à sa journée. Il arrivait que ses réflexions l’emmènent plus loin dans le temps et, lorsque c’était le cas, il faisait le tour du parc en parlant tout seul à voix basse. Il murmurait les noms de membres de la famille qui était décédés – sa mère, son père, morts tous deux longtemps avant ma naissance. Nous n’échangions presque jamais de paroles durant ces promenades. Cela aurait trahi la leçon qu’il tentait de m’enseigner. Il ne suffisait pas d’être à l’aise avec le silence. Pour vraiment le comprendre, il fallait l’accueillir et l’inviter dans notre vie. » 

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    Dinaw Mengestu, Les belles choses que porte le ciel