Dernier été à Primerol (2013) est un récit posthume de Robert Merle, son premier texte littéraire, retrouvé par ses enfants à son domicile en 2004, à son décès. Il ne leur en avait jamais parlé. Son fils Pierre donne en postface les clés de ce texte inédit d’une centaine de pages, rédigé en captivité de 1940 à 1943.
« C’est la faim qui est cause de tout. » Trois semaines après sa dernière bouchée de viande, sa dernière pipe, le narrateur sent se dilater sa « pensée de jeûneur » involontaire et défiler dans sa mémoire tout ce qu’il a mangé dans sa vie antérieure. Flash-back : le « breakfast » servi par Fifine, du bacon grillé et des œufs dont il se régalait tandis que sa femme, « la Louve », se contentait d’un café au lait. Et puis la première cigarette, « comme une action de grâce vers les narines du Créateur ! »
Dans l’immense « cage de verre » où ils sont environ quatre mille prisonniers, des « clochards en uniforme », c’est chaque fois la queue interminable pour la soupe, où quelqu’un trouve parfois un morceau de nerf et de graisse qui rend tout le monde jaloux. Distributions, semblant d’hygiène, vols, toux du soir, plaintes nocturnes… sous le canon d’un fusil-mitrailleur.
« Un an auparavant, presque jour pour jour, j’étais à Primerol, nu ou presque, dans la chaleur du midi. Eté 39… » Des villas, deux ou trois hôtels, une petite gare. La mer « phosphorescente » au clair de lune. Mais l’Histoire le poursuit jusque-là : « Dans ces radieuses journées d’août, je ne pouvais penser qu’à Dantzig. » Un fonctionnaire polonais, rencontré au tennis l’année d’avant, lui avait parlé de la « ville libre », et ses paroles le hantent, lui qui évite les discussions du Bar-tabac et la TSF – « Je faisais le mort. »
Jean Dodéro préfère s’intéresser à la petite bande qui occupe la plate-forme, au bout du plongeoir, lézarde, se baigne, dont la blonde Tillie, une jeune Allemande, excellente nageuse – « je n’avais pas du tout envie de lui faire la guerre, à celle-là. » Ou s’en aller vers les îles sur son kayak, tôt le matin ou le soir, le soir surtout : « La mer prenait des teintes mauves. Je ne la regardais pas. Je me dépouillais tout entier. »
Il fuit « les Historiens » qui ont tous fait la dernière guerre et en possèdent une « expérience infinie ». Il observe M. Marcillac, « un piqué de Primerol, lui aussi, mais pas un vagabond dans mon genre ». Ponctuel, élégant, dandy viril qui se balance sur son transatlantique particulier : « Ah ! Ces pins, Monsieur ! Cette terrasse ! Cette mer ! »
Dernier été à Primerol est la gourmande résurrection de ces derniers instants de bonheur avant la guerre. Aux jouissances de l’été, à l’observation des uns et des autres, hommes et femmes, jeunes et vieux, aux souvenirs personnels se mêle l’inquiétude de l’avenir qui menace, une perception aiguë du temps : « On ne demande jamais assez aux êtres, à la Vie. Puis le Temps passe, on se réveille enfin, et c’est fini. »
« Ecrit au crayon de bois très fin, parfois difficile à déchiffrer », sur un cahier cartonné, c’est le récit d’un jeune père de 31 ans réquisitionné en août 1939, promu « agent de liaison », et neuf mois plus tard confronté aux camps de transit puis au stalag pour trois longues années. Sa correspondance de captivité a permis de reconstituer plus ou moins les circonstances dans lesquelles Robert Merle a écrit Dernier été à Primerol « à mi-chemin entre le récit autobiographique et la nouvelle ». L’écrivain l’a conservé tel quel, sans jamais en faire autre chose que ce qu’il est, « un texte d’évasion, léger et grave, heureux et inquiet, rythmé par l’amour des mots et des personnages insolites. » (Pierre Merle, Postface)
Commentaires
ça a l'air d'être à la fois profond (sous une apparente légèreté) et touchant...
en tout cas, c'est l'impression que me donne ton billet ;-)
bonne journée, Tania!
Oui, tu as raison, il y a une tension sous-jacente mais de belles pages sur la beauté du monde, du Midi. Merci pour ton passage, Adrienne.
Article passionnant sur un chant bien particulier d'un drôle d'oiseau.
Merci!
Les circonstances dans lesquelles il a écrit ce texte méritent à elles seules que l'on s'y attardent. Et puis l'évocation du midi ..
@ Versus : Merci, Versus. Dans des notes personnelles de Robert Merle : "Si une cage est intolérable, c'est que l'espace du dedans est infiniment plus restreint que l'espace du dehors. A imaginer que les barreaux reculent jusqu'à l'horizon, c'est le dehors qui sera privé de présences et de regards."
@ Aifelle : Merle a puisé dans ses souvenirs du Rayol où il passait ses vacances, chaque année. Bonne après-midi, Aifelle.
Être à un endroit en pensant à un autre, ne pas regarder les belles couleurs de la mer...se dépouiller entier.
Un texte d'évasions tout à fait plaisantes semble-t-il.
La liberté et la captivité, la faim et la gourmandise, le présent et le passé, la guerre et la paix, le chaud et le froid etc... voilà un livre "bipolaire" ;-)
@ Colo : Echapper à la vie de prisonnier en plongeant dans ces jours où il tentait d'échapper à l'imminence de la guerre.
@ MH : Tout à fait, et même sa couverture. Bonne fin de journée, MH.
Cela doit être très intéressant et émouvant à lire. Je vais voir s'il est à la bibliothèque et, sinon, je conseillerai d'en faire l'achat.
Merci.
Bonne lecture, un jour ou l'autre.
Il y a des moments, dont on ignore l'importance et qui nous revienne ansuite, dans leur perfection. Si nous pouvions ne pas l'oublier !
Quand le souvenir nous rappelle que le présent est un présent et nous le laisse revisiter... Qui l'a mieux écrit que Proust ? Bonne fin de journée, Annie.
Un auteur à l'œuvre très diverse dont j'aurais lu "Un animal doué de raison" (mes fichiers l'affirment en tous cas) il y a 15 ans. Aucun souvenir.
Alors que vous évoquez avec Annie la visite du passé, je m'effraie de tout ce que j'ai oublié... Combien d'heures dans ce Merle-là pourtant ?
Je n'avais lu de lui que "La mort est mon métier", inoubliable roman sur la vie d'un commandant de camp de concentration. Mais je vous rassure, certaines de mes lectures sont à l'encre invisible. La mémoire fonctionne souvent à l'émotion, peu importent les heures. Bon week-end, Christw.
merci de nous faire connaitre ce lire, que j'ajoute à ma liste
Avec plaisir, Niki.
"On ne demande jamais assez aux êtres, à la Vie. Puis le Temps passe, on se réveille enfin, et c’est fini".
Lui, dire cela ! (Même si c'est tellement vrai).
Bon d'accord, il n'a peut-être pas tant demandé aux êtres, que donner aux êtres...
En tout cas, j'ai presque tout lu de lui (et relu), alors un petit dernier ne me fait pas peur :)
Merci de la nouvelle !
C'est vrai que les écrivains, les artistes nous donnent tant. Tu as lu tous ses romans historiques, je parie. Bonne journée, Euterpe.
Merci pour tous ces partages, je suis en joie de vous lire, vraiment.
Bienvenue, Marie Joséphine. Heureuse de votre passage.