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Passions - Page 472

  • De l'une à l'autre

    – Regarde, me dit ma grand-mère.
    Elle retira les boucles d’oreilles en diamants qu’elle ne quittait jamais et me les mit.
    – C’est ainsi que j’ai donné le collier de ma mère à ta mère. Les bijoux doivent passer d’une femme à l’autre. Il faut qu’on les porte. Les goyim les mettent dans des coffres-forts et ils portent l’imitation : ça ôte l’âme aux pierres. Un jour tu retireras une bague de ton doigt et tu la passeras au doigt de ta fille, toute chaude encore de toi. On ne donne pas un objet : on se donne. 

    Jacqueline Harpman, La plage d’Ostende

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    Agapit Stevens, Elégante au collier de perles

     

     


     

  • Aimer d'un regard

    Jacqueline Harpman me réenchante à chaque relecture de La plage d’Ostende (1991) – pour moi, son chef-d’œuvre. Si vous êtes d’humeur mélancolique, ouvrez ce roman tonique, passionné, allègre, il vous remettra d’aplomb. L’histoire d’amour, belle et féroce, d'Emilienne Balthus, une Iseut d’une telle fougue qu’elle vous entraîne dans son sillage. Dans le rôle de Tristan, un homme qui ne se donne tout entier qu’à la peinture, Léopold Wiesbeck. 

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    Spilliaert, Bateau au bassin d'Ostende 

    L’incipit est fameux, l’annonce on ne peut plus directe : à onze ans, lorsque Emilienne voit pour la première fois le jeune peintre de vingt-cinq ans, elle sait, elle décide qu’il lui appartiendra. « C’était le soleil sur l’eau, un diamant dans la lumière, la beauté elle-même qui me regardait sans me voir. Je lus ma vie sur son visage. Il avait les yeux gris comme un lac l’hiver, quand tout est glacé, les cheveux noirs et frisés, et ce teint pâle, cette blancheur laiteuse qui n’appartiennent qu’aux héros choisis par le destin. »

    Mme van Aalter, la protectrice des arts, sait déjà que « le petit Wiesbeck » sera un grand peintre. Elle partage avec la mère d’Emilienne le goût des parures (bijoux, écharpes) et de la conversation mondaine. La petite se tait, écoute, observe, rêve. De retour dans sa chambre, elle s’examine pour la première fois dans un miroir et s’aperçoit, ravie, que ses yeux sont « du même gris tourterelle que ceux de Léopold ».

    Enfant unique et petite fille modèle, Emilienne quitte d’un coup l’enfance. Elle veut tout savoir des couleurs, de la peinture, grandir, apprendre. Elle sait qu’elle est trop jeune, qu’il lui faudra attendre. Alors elle s’exerce à l’hypocrisie, au mensonge, joue la comédie aussi bien à ses parents qu’à sa grand-mère, et habitue Wiesbeck à sa présence silencieuse à son côté – « Tu fais donc de toi le page du peintre ? » observe quelqu’un.

    Lui loue avec deux amis un atelier d’artiste à Molenbeek. Quand ses parents et elle s’y rendent la première fois, Emilienne enregistre « le thé dans des tasses de fine porcelaine », les fauteuils usés, la peinture sur le plancher. Laurette Olivier apparaît, venant du petit appartement annexe, la fillette comprend tout de suite qu’elle est la maîtresse de Wiesbeck. Celui-ci bouge peu, ne parle guère. « Je ne sais quelle intuition me dicta alors que je serais comme lui et que j’aurais un geste rare qui se déploierait largement. »

    Quel défi ! « Il fallait être aimée par un homme qui ne me verrait pas avant des années et pour cela empêcher qu’il fût aveuglé par d’autres femmes. » Après la guerre, ses parents visitent « une grande maison au bord du lac de Genval », quelque chose se passe entre cette maison et Emilienne, contre la tendance de sa mère à trop remplir l’espace, insistera pour « que les grandes pièces claires restassent dénudées, avec des planchers nus bien cirés, des rideaux de voile blanc et des tables de bois sombre. » Ils y passeront les week-ends, « et bientôt c’est là qu’eut lieu la cérémonie du thé. »

    Le premier dimanche où Léopold Wiesbeck y vient, il est séduit : « Je voudrais passer quelques jours ici, dit-il tout à coup à mon père. » La lumière de cette maison l’intéresse et on décide de la lui laisser pour le mois de juillet, qu’Emilienne passe avec ses parents à la mer du Nord.

    Obnubilée par la « captation de Léopold », la jeune fille choisit dorénavant les couleurs et les vêtements qu’elle porte, travaille à être belle, s’exerce à dessiner près du lac de Genval. Après Laurette, il y aura Georgette éprise de Wiesbeck, mais elle aussi passera à l’arrière-plan quand Mme van Aalter, soucieuse de procurer à son protégé une situation favorable, lui trouve une épouse fortunée, Blandine. Emilienne la redoute moins que les autres : « condamnée à attendre jour après jour pendant des années, il me sembla que ce mariage me servirait en mettant Léopold à l’écart des passions. »

    Le premier véritable échange entre Wiesbeck et elle se produit à la mer du Nord, un hiver si froid que la mer a gelé ; comme cela n’arrive qu’une ou deux fois par siècle, tous se rendent à Ostende pour le spectacle. Le peintre est fasciné, refuse de rentrer avec les autres malgré le froid : « La plage était presque blanche sous le faible soleil, le sable et la neige se confondaient » – il lui « faut » ces couleurs. Emilienne se souvient alors d’un droguiste, chez qui ils achètent des tubes de couleur, deux planches à pain, un pinceau. Puis ils retournent à la digue et elle aide le peintre à trouver le mélange de noir et de blanc « pour obtenir la nuance exacte d’un nuage ». Il est surpris de ses conseils judicieux, bientôt il ne pourra plus se passer d’elle.

    « La plage d’Ostende », la toile éponyme, c’est à Genval que Léopold Wiesbeck la peint plus tard, lors d’un nouveau séjour. Emilienne a quinze ans, elle dénoue sa tresse avant d’entrer dans la chambre d’angle où Léopold a son chevalet : « Je portais une jupe beige pâle et un chandail couleur de perle éteinte : j’avais les couleurs mêmes de son tableau, de son âme, de sa vie. Il me vit. Pour la première fois, il me regarda et me vit. » Léopold vient à elle et toute son existence se joue, c’est ce jour-là qu’elle devient sa maîtresse, en secret. La jeune Emilienne a son amant, Blandine attrape la grippe.

    « Ce n’est pas la vie. C’est le roman en toute liberté. » (J. H.) Lisez La plage d’Ostende pour cette histoire d’amour fou, pour ces couleurs, ces paysages, pour cette héroïne tendue vers un seul but : aimer l’homme qui l’habite. Tout le roman  Du côté d'Ostende y reviendra sous un autre angle quinze ans plus tard  se résume à cela, rythmé, introspectif. Jacqueline Harpman, qui s’est enthousiasmée pour Racine et pour Stendhal à l’adolescence, était aussi psychanalyste. Pourquoi écrire ? « Jouir de la langue. Jouir des mots. J’y tiens. J’adore la langue française, j’ai envie de la servir. Je voudrais être plus modeste mais l’écriture de la langue est au centre de mes préoccupations. » (J. H.)

    « De la race des maîtresses », Emilienne Balthus s’accommodera de l’épouse, se méfiera des rivales, comprendra qu’elle aussi « a besoin » d’un mari, par convenance, et vivra sa vraie vie hors de toute convention. Les obstacles ne manqueront pas, ni les pièges, ni les combats. Longtemps après, Emilienne écrira leur histoire : « Ich Tristan. Du Isolde. » Cynique et magnifique.

     * * *

    Bonne et heureuse année 2013,
    riche de lectures et d’échanges,
    de balades et de culture,
    d’école buissonnière.
    Au plaisir d’y cheminer ensemble.

    Tania

  • Finesses

    « Rien n’est si facile et si commun que de se duper soi-même quand on ne manque pas d’esprit et quand on connaît bien toutes les finesses de la langue. C’est une reine prostituée qui descend et s’élève à tous les rôles, qui se déguise, se pare, se dissimule et s’efface ; c’est une plaideuse qui a réponse à tout, qui a toujours tout prévu, et qui prend mille formes pour avoir raison. Le plus honnête des hommes est celui qui pense et qui agit le mieux, mais le plus puissant est celui qui sait le mieux écrire et parler. »

    George Sand, Indiana 

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    Portrait de Sand par Musset
    (Chroniques de la costumerie)

     


  • Premier roman

    « Indiana ou la naissance d’un écrivain » : c’est ainsi que Béatrice Didier présente Indiana, le premier roman que George Sand « écrit intégralement seule et qu’elle publie sous un nom qui va devenir définitivement le sien. » Aurore Dupin, baronne Dudevant, alias George Sand, a raconté dans Histoire de ma vie comment elle partageait alors son temps entre Paris (deux fois trois mois par an) et Nohant, où elle n’avait pas de chambre à elle et se contentait pour écrire d’une « petite armoire » qui lui servait de bureau. 

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    C’était son arrangement avec Casimir Dudevant, son mari. Jules Sandeau, son amant, avait signé Rose et Blanche qu’ils avaient écrit ensemble, du seul nom de Jules Sand. Sur le conseil de son maître Henri de Latouche, écrivain et journaliste, elle choisit un autre prénom. Jules reprendra bientôt son nom complet pour éviter toute confusion.

    Pourquoi un prénom masculin pour cette « enseigne » qui va bientôt lui valoir son indépendance économique ? « Ce n’était plus le nom de son mari ou de son père qu’elle portait. C’était le sien. » (B. Didier) Elle ne s’en est jamais vraiment expliquée : désir de se démarquer d’un certain style féminin ? de se donner le droit de parler de tout ? d’être prise au sérieux ? plaisir d’emprunter le point de vue de l’autre ?

    Dans Indiana, elle est en effet bien davantage le narrateur que l’héroïne ; dans la version originale, ses interventions ironiques à la Diderot sont d’une « insolente liberté à l’endroit de son lecteur et de ses personnages. » (B. Didier) George Sand n’a pas la naïveté d’Indiana, Bovary avant l’heure qui souffre de sa vie étroite d’épouse esclave et rêve d’amour idéal. 

    La première préface du roman (1832) insiste sur la volonté de peindre une réalité mais aussi sur la dimension mythique : « la loi », « l’opinion » et « l’illusion », voilà pour les trois hommes et en face d’eux, « la femme » en position de faiblesse, « la volonté aux prises avec la nécessité ». Dix ans plus tard, George Sand a évolué vers le féminisme et vers le socialisme. La préface de 1942 la montre en avocate des souffrances et des passions « devant le tribunal de la force et de l’opinion », cherchant à « concilier le bonheur et la dignité des individus opprimés » par la société. « Car le malheur de la femme entraîne celui de l’homme, comme celui de l’esclave entraîne celui du maître, et j’ai cherché à le montrer dans Indiana. » En 1852, l’écrivaine s’en prend aux critiques qui y voient un « plaidoyer bien prémédité contre le mariage », des « intentions subversives » dans lesquelles elle ne se reconnaît pas.

    L’intrigue se déroule en trois lieux : La Brie, Paris, La Réunion. « A chaque voyage correspond une évolution, une transformation des psychologies. » (B. Didier) Dans un « petit castel » de province vivent trois personnages. Le colonel Delmare est le plus âgé, « vieille bravoure en demi-solde », « excellent maître devant qui tout tremblait, femme, serviteurs, chevaux et chiens. » Indiana, sa femme « toute fluette, toute pâle, toute triste », n’a que dix-neuf ans. Un jeune homme aux traits fades complète le tableau, c’est le cousin anglais et ami d’enfance d’Indiana qui habite avec eux. La façon dont le mari menace de son fouet la chienne qui les a suivis au salon, avant que sir Ralph ne s’interpose et la fasse sortir, suffit à résumer la situation.

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    La santé de Madame Delmare n’est pas brillante, même si elle a tout pour être heureuse, l’aisance, un mari excellent et un ami sincère. Noun, la sœur de lait d’Indiana, « grande, forte, brillante de santé, vive, alerte, et pleine de sang créole ardent et passionné », veille sur elle. Un soir, M. Delmare sort dans le parc à la recherche d’un voleur et rentre avec un blessé, « un jeune homme de la plus noble figure, et vêtu avec recherche » tombé d’un mur quand le plomb a atteint sa main – le jardinier tire son maître à part, il a reconnu un jeune propriétaire voisin qu’il avait vu parler à Noun à une fête champêtre, quelques jours avant. 

    M. de Ramière prétend être entré dans la propriété par curiosité pour l’usine de M. Delmare, réputée et bien plus rentable que celle de son frère qui en possède une du même genre dans le Midi de la France. Repoussé à l’entrée, il s’y est introduit de nuit, déterminé « à voler son secret ». Ramière a ainsi plus ou moins sauvé les apparences. La beauté de Noun l’a séduit, mais bientôt l’orgueil, ses préjugés de classe le détournent de la femme de chambre.

    A un bal parisien, il reconnaît sans la situer une jeune femme « toute petite, toute mignonne, toute déliée », il se renseigne : « la belle Indienne »,  c’est madame Delmare, parée avec une simplicité qui la distingue des autres femmes. Quand sa tante, madame de Carjaval, s’éloigne, Raymon en profite pour lui faire la cour. Noun est oubliée.

    L’honorable madame de Carvajal n’avait pas vu d’un bon œil sa nièce arriver en France mariée au colonel Delmare, « une chétive alliance », mais celui-ci fait prospérer la fabrique qu’elle a acquise pour eux. Trois jours après le bal, Raymon de Ramière se présente chez elle, demande après madame Delmare. Indiana n’a jamais reçu d’affection. Son père, planteur aux colonies, était rude et violent, et « en épousant Delmare, elle ne fit que changer de maître ; en venant habiter le Lagny, que changer de prison et de solitude. » Elle ne l’aime pas, elle obéit.

    Depuis toujours, elle n’est qu’attente du jour où quelqu’un l’aimera vraiment et la délivrera de cette servitude. Comment résister à l’homme qui lui déclare que sa vie est désormais liée à la sienne, que leurs âmes sont fiancées par le destin ? Indiana est trop fragile pour ne pas être bouleversée. Noun, trahie, se suicide.

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    A la fin de la première partie du roman, qui en compte quatre, la question en suspens est de savoir si, oui ou non, Indiana connaîtra le grand amour. Que lui vaudra le beau ramage de Raymon ? Quelles sont les véritables motivations du cousin Ralph, le protecteur discret de sa cousine ? C’est romantique et parfois rocambolesque. Comme dans Paul et Virginie – George Sand s’y réfère à plusieurs reprises – l’amour et la mort ont besoin d’un beau décor naturel, et quoi de mieux qu’une île pour accomplir sa destinée ?

    Hors l’histoire sentimentale, Indiana vaut pour la description d’une société conventionnelle, d’une nature refuge, de caractères qui évoluent. George Sand y embrasse la cause des femmes : elles ont droit au respect, comme les hommes, et à la liberté de vivre et d’aimer.

  • 5,7 millions fois un

    « Chaque récit de mort suggère une vie unique, sans y suppléer. Nous devons être capables non seulement de compter le nombre de morts, mais aussi de compter avec chaque victime considérée comme un individu. Le seul nombre très élevé qui résiste à l’examen est celui de l’Holocauste, avec ses 5,7 millions de Juifs morts, dont 5,4 tués par les Allemands. Mais ce chiffre, comme tous les autres, ne doit pas rester simplement 5,7 millions, une abstraction que peu d’entre nous peuvent saisir : 5,7 millions, c’est 5,7 millions de fois un. Ce qui n’a rien à voir avec quelque image générique d’un Juif traversant quelque notion abstraite de la mort 5,7 millions de fois. Il s’agit plutôt d’innombrables individus qu’il n’en faut pas moins compter, au cœur de la vie : Dobcia Kagan, la fille de la synagogue de Kovel, et tous ceux qui étaient là avec elle, comme tous les individus tués parce que Juifs à Kovel, en Ukraine, à l’Est, en Europe. »

    Timothy Snyder, Terres de sang - L’Europe entre Hitler et Staline 

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