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Roman - Page 6

  • La Lande

    « Et puis tout à coup, au détour d’un bosquet, elle surgit  dans un déferlement d’océan : la Lande. Elle est maintenant là sous mes yeux, immense et princière, étirant à perte de vue ses longues vagues de terres mauves, jetant contre le train son ressac de bruyères.

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    © Rorcha, Les quatre lacs, 2020,
    acrylique sur bois, 33 x 46 cm. Collection privée, Paris.

    C’est pour elle que je suis revenu jusqu’ici, pour sa dureté, son humidité, sa sauvagerie et les innombrables lochs qu’elle recèle – turquoise, noirs ou azur –, les plus belles choses qu’il m’ait été donné d’admirer et dont ma mémoire n’a fait qu’amplifier le sublime au cours des années.  Il y en a un, surtout, que j’ai à cœur d’aller retrouver au plus vite. Un parmi les centaines de lacs semés à travers ce paysage comme une poignée de pierres précieuses par un petit dieu facétieux. »

    Jérôme Magnier-Moreno, Highlands

  • Fuir en couleurs

    Highlands de Jérôme Magnier-Moreno (°1976) me fait découvrir la collection « Le sentiment géographique » chez Gallimard, dédiée à un écrivain qui recompose, « en vagabond attentif, un monde à la première personne ». Des échos lus ici et m’ont attirée en premier vers les couleurs de Rorcha, nom dont l’auteur-artiste signe ses peintures. Un détail de Plein ciel, en couverture, et une dizaine de paysages accompagnent son roman.

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    © Rorcha, Plein ciel (détail), 2022, acrylique sur bois, 60 x 92 cm. Collection privée, Paris.

    Ce récit de voyage s’ouvre sur une carte : le dessin de son itinéraire depuis Paris vers Inchnadamph, au nord de l’Ecosse, dans les Highlands, les 24 et 25 mai 2013. De « Bleu pétrole » à « Turquoise de banquise », toutes les séquences ont pour titre une indication de couleur, en commençant par le train pris à Londres un vendredi soir, le Caledonian Sleeper. Sous l’effet d’un tranquillisant, le narrateur s’apprête « à passer une nuit régressive dans le ventre du train, loin de Paris et de l’Himalaya d’emmerdes » qu’il y laisse.

    Londres 21h15, Inverness 8h41 : il se souvient de cet horaire, le même que quand il avait treize ans, et du même coup de sa mère, de « la douce expression » de son visage auquel celui de la Jeune Fille à la perle de Vermeer ressemble tellement. Il emporte avec lui le vieux sac à dos jadis « d’un vif rouge corail », décoloré en « vieux rose », témoin de deux années de suite passées en famille dans les Highlands écossais, « des jours qui comptaient parmi les plus beaux de [sa] vie. »

    Cette nuit rythmée par le train le trouve « écartelé entre l’impatience d’atteindre la destination de ce voyage et la tristesse d’avoir dû abandonner [son] propre foyer. » Il pense à son fils Thomas qui doit être surpris. Avec Claire, sa femme, ils ont eu des mots et des regards « si durs et si tristes » qu’il s’est décidé d’un coup : « Je pars ». Sur un post-it dans l’entrée, il a laissé un mot : « Je reviens dans une semaine. »

    « Jamais je n’ai été aussi loin de dormir. » Trop de cafés, de cachets, des ronflements dans la cabine voisine, une couette trop chaude… « Je ne connais que trop cette sensation de m’enfoncer sans retour dans l’insomnie […] ». Autant rejoindre le wagon-bar. Le goût du whisky ramène d’autres souvenirs, une autre tristesse. Passé la frontière écossaise, les ténèbres à l’extérieur, à l’intérieur le sourire d’une « ginger girl » bientôt emmenée par son « boyfriend », le passage des heures…

    Le lendemain matin, après qu’aux « étincellements jaunes » des genêts le long des talus succède la Lande, le paysage offre un spectacle « merveilleusement ensoleillé ». Voilà le train arrivé à destination, en gare d’Inverness. Un car emmène le voyageur plus au nord, le dépose devant l’auberge d’Inchnadamph, devenue « un repaire de naturalistes, ornithologues, pêcheurs et randonneurs de tout poil ».  Pas encore 14 heures, du ciel bleu : il part se promener sur-le-champ.

    Jérôme Magnier-Moreno nous prête ses yeux pour contempler la beauté du paysage écossais, la transparence de la rivière, tout ce qu’il reconnaît là, entre ses souvenirs de marche ou de pêche, des « nuées d’insectes », un microcosme « miraculeusement préservé ». Ses souvenirs de famille sont au rendez-vous, des moments rares de complicité avec son père, qu’il s’est attaché à développer avec son fils en l’entraînant dans les musées parisiens le samedi matin, pour dessiner.

    Mais pas de lumière sans ombres. Trouvera-t-il le lac sans nom qu’il est venu retrouver ? Comment faire quand la pluie et le brouillard s’en mêlent ? Dans ce récit éminemment visuel, les sensations, la confusion s’emparent du promeneur imprévoyant, terriblement obstiné. Happé par sa quête, le lecteur l’est aussi dans ses peintures aux couleurs fortes – turquoise, ocre, vert, rouge, noir. Plus que des paysages, des visions, captivantes.

    Dans Highlands, la crise de couple qui a déclenché la fuite du narrateur reste à l’arrière-plan, tant importe à l’auteur de raconter et surtout montrer ces « terres hautes » d’Ecosse où il nous invite, comme Rorcha, à nous perdre avec lui entre terre et ciel, entre lacs et nuages. Merci, Jérôme Magnier-Moreno, pour cet envoi qui nourrit l’imaginaire et le regard.

  • Avoir hâte

    Stefansson Saga Astu.jpg« Avoir hâte : y a-t-il expression plus belle ?

    La femme aux yeux gris parle à Sigvaldi, il ne saisit pas les mots, il pensait à autre chose – mais à quoi ? Ah oui, évidemment, comment oublier ?! Il pensait à l’époque où Sesselja avait cinq ans et il lui apprenait à lire.
    Il avait toujours hâte de rentrer chez lui après le travail. Il avait passé ses journées à imaginer des contes et des histoires autour des lettres qu’elle devait apprendre à reconnaître. Sesselja l’attendait souvent à la fenêtre, elle criait et frappait dans les mains en le voyant arriver, Sigrid avait déjà préparé le café. Puis Sigvaldi s’asseyait à la table de la cuisine avec la petite sur ses genoux et ils se frayaient doucement un chemin à travers le savoir. Pendant ce temps, Sigrid faisait une réussite, elle fumait, souvent, on distinguait à la commissure de ses lèvres ce sourire presque invisible. Et parfois, Sesselja se penchait sur la main de Sigvaldi et y déposait un baiser. C’était le bonheur, dit-il à haute voix. Et qu’il est délicieux d’avoir hâte de vivre. »

    Jón Kalman Stefánsson, Ásta

  • Stefansson, Asta

    Jón Kalman Stefánsson raconte dans Ásta (Saga Ástu, traduit de l’islandais par Eric Boury, 2018), l’histoire d’Helga et Sigvaldi, ses parents, mêlée à celle d’Ásta. Ils ont trouvé son prénom dans Gens indépendants, un roman de Halldor Laxness qui les avait fait pleurer. En voyant que sans la dernière lettre, il restait « Ást » (« amour » en islandais), Helga avait accepté le choix de Sigvaldi : « La vie d’Ásta était née de l’amour et elle grandirait entourée d’amour. » Voilà pour les bonnes intentions. Le roman a un sous-titre : « Où se réfugier quand aucun chemin ne mène hors du monde ? »

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    Helga, à peine dix-neuf ans, et Sigvaldi, son aîné « d’une bonne dizaine d’années » ont déjà une petite fille de sept mois quand Ásta est conçue, ils vivent à Reykjavik dans un logement confortable en sous-sol. Les marins faisant grève, cet ouvrier « courageux et robuste » est à présent peintre en bâtiment. Très amoureux de sa femme, il ne résiste pas quand elle lui fait des avances – les scènes de sexualité, crûment décrites, sont nombreuses.

    « Et trente ans plus tard, Sigvaldi tend un peu trop loin le bras avec son pinceau sur son échelle, il perd l’équilibre et en quelques secondes, son corps s’abat sur le trottoir. » Il ferme les yeux, les rouvre, se revoit petit garçon courant et riant, « ses paupières se ferment. » Le défilé des images d’autrefois continue. Une vieille femme pose ses cabas à terre près de lui et lui parle en norvégien – il est en Norvège, à Stavanger, où il habite avec sa seconde épouse, Sigrid, et avec Sesselja, la fille d’Ásta.

    Puis vient la « première lettre d’Ásta », adressée à son « amour » qui s’en est allé. Elle vit à Reykjavik rue Njálsgata, au-dessus de l’appartement d’Anna et Gudmundur qui ont deux enfants, et du sous-sol habité par sa « chère » Björg. Tard le soir, elle écrit à son amant qu’elle l’aime encore et souffre de son absence. Stefánsson  prévient ses lecteurs : « Si tant est que ça l’ait été un jour, il n’est désormais plus possible de raconter l’histoire d’une personne de manière linéaire, ou comme on dit, du berceau à la tombe. Personne ne vit comme ça. » Son récit sera discontinu de bout en bout. Pour lui, « nous vivons tout autant dans les événements passés que dans le présent. » Il se demande s’il a eu raison de commencer par la conception d’Ásta…

    La voilà soudain « au début des années soixante-dix », « internée en psychiatrie dans une banlieue de Vienne après une tentative de suicide ratée ». Ásta est à Vienne depuis six mois pour étudier le théâtre avec un spécialiste de Bertolt Brecht. Elle a perdu sa nourrice, qui l’a élevée quand sa mère l’a abandonnée, ensuite « celui dont elle préfère ne jamais prononcer le nom » et maintenant sa sœur aînée : « Ceux qui sont aimés des dieux meurent prématurément. »

    L’auteur cite un passage du poème « A ceux qui viendront après nous » :

    Dans les livres anciens, il est dit ce qu’est la sagesse :
    Se tenir à l’écart des querelles du monde et, sans crainte,
    passer son peu de temps sur terre. » (Brecht)

    Sa sœur lui avait envoyé neuf lettres, presque toutes écrites à l’hôpital, et « Ásta n’en a envoyé que trois en retour. » Son aînée ne le lui reprochait pas, elle la savait très occupée par ses études.

    « Si… seulement tu avais la moitié de la gentillesse de ta sœur, tu es aussi invivable que ta gorgone de mère, lui avait dit un jour Sigvaldi, leur père, ou plutôt, il  l’avait vociféré, il l’avait crié, au moment où il avait jeté Ásta dans la cage d’escalier de l’immeuble de la rue Skaftahlid, deux ans après qu’elle avait emménagé chez lui. »

    En psychiatrie, elle passe ses plus belles journées depuis la fin brutale de son enfance, à quinze ans. Après avoir été une élève modèle, elle était devenue une ado rebelle, victime d’un mauvais gars, envoyée pour travailler l’été chez un paysan des fjords de l’Ouest, en guise de redressement. A la vie chaotique d’Ásta se mêle l’histoire de son père, avant sa chute fatale.

    Des moments heureux se glissent entre les drames de leur vie. Comme dans les autres romans de Stefánsson , une bande-son accompagne le récit, ainsi que de nombreuses lectures. Sexe, violence, alcool, mais aussi de la poésie, des instants de contemplation, de complicité, des aurores boréales… Cà et là, des grossièretés – « Tu iras loin avec ta chatte » –, des aphorismes – « Le quotidien est la pierre sur laquelle nous bâtissons notre existence. »

    Ásta pâtit, à mon avis, de ce méli-mélo où Stefánsson  nous entraîne à sa manière, avec des débuts de phrase ou des questions en guise de titres. Le texte m’a semblé parfois creux : « Quand il faut rentrer le foin, il faut le rentrer. » Ou « Ça fait du bien à l’être humain d’attendre. Ça le pousse à réfléchir un peu. Et une personne qui réfléchit comprend mieux la vie. » Je suis restée à distance, cette fois. Plus enthousiastes, voici les critiques de Télérama et de Libération. Et vous, qu’en avez-vous pensé ?

  • Une robe et d'autres

    Une robe couleur de vent de Sophie Nicholls (The Dress, 2011, traduit de l’anglais par Michelle Charrier, 2017) est son premier roman, traduit dans cinq langues. Elle se présente sur son site comme la créatrice de l’écriture « réparatrice ». J’étais curieuse de découvrir ce que cache ce titre qui évoque les robes de Peau d’âneLe roman conte agréablement l’histoire d’Ella et de sa mère, Fabia Moreno.

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    Celle-ci a hérité d’un don familial pour l’art du vêtement et l’ajustement parfait d’une robe à celle qui la porte. Passionnés de tissus, expertes du fil, si vous appréciez l’univers « vintage », ce récit vous plaira sans doute. Fabia et Ella sont de nouvelles habitantes de la ville de York. « Mamma », comme l’appelle sa fille de quinze ans, y ouvre une boutique de vêtements d’occasion. Elle sait accueillir les gens, même antipathiques comme Pike, le conseiller municipal, « grand et mal fagoté », qui regarde avidement Ella « de la tête aux pieds » et ne manque pas de faire une remarque désagréable à Billy, son camarade de classe, avec qui elle est plus à l’aise qu’avec les filles qui la regardent de travers.

    Pour Mme Moreno, chaque objet a une histoire, elle sait raconter et faire rêver ses clientes : « Actrices célèbres ayant subi des revers de fortune, vieilles dames aux greniers humides débordants de trésors, joyaux découverts dans des poches de manteaux ou dissimulés au fin fond de tiroirs à chaussettes. Ella était quasi certaine qu’elle affabulait – pour l’essentiel. »

    Fabia vit en Angleterre depuis seize ans, à York elle repart de zéro. A sa fille, elle a donné le prénom d’Ella Fitzgerald, en mémoire de sa première nuit avec Enzo, mort avant la naissance de leur enfant. Les femmes de sa famille ont aussi le don de percevoir des « Signaux ». Ella peut déjà, comme sa mère, « voir, entendre, ressentir des choses », et même « se glisser dans les pensées d’autrui ». Maadar-Bozorg, sa grand-mère, leur a transmis des habitudes, une façon de faire.

    A Eastbourne, la boutique rétro précédente n’a pas marché.  Pour ne pas se faire traiter de « sale Arabe », Fabia se dit italienne, elle appelle sa fille aux longs cheveux noirs « tesora », « carina », et l’encourage à sourire aux autres, à tout faire pour s’intégrer. L’annonce d’un magasin libre à York, signalée par un vieil ami d’Enzo, est tombée à point. Elle sait comment faire à présent, bien décidée à réussir et à pouvoir, peut-être, « quand les choses auraient changé », rentrer en Iran près de sa mère, à la montagne.

    La prof d’histoire-géo d’Ella est une des premières clientes enchantées des conseils de Mme Moreno : « Mais est-ce vraiment moi ? » s’est-elle d’abord demandé en essayant une robe, avant d’applaudir aux retouches proposées qui lui rendent une silhouette flatteuse, malgré son âge. Sur sa lancée, elle craque pour une paire de boucle d’oreilles. La « magie maternelle » opère. Une robe couleur de vent ne se résume pas à l’histoire d’une boutique, Ella en est l’héroïne autant que sa mère. L’adolescente, mal dans sa peau, reste distante avec tout le monde sauf avec Billy. Quand elle tombe malade, c’est l’entrée en scène d’un homme charmant, le docteur David Carter : il va se prendre d’affection pour Fabia et les aider à faire davantage connaissance avec les autres habitants.

    A l’école, une seule fille se rapproche d’Ella : Katrina, la fille de la famille la plus riche d’York, une blonde aux yeux vairons que Billy ne supporte pas – c’est réciproque. Quand elle se rend au manoir des Cushworth, Ella ressent la grandeur mais aussi la froideur des lieux. Billy lui a parlé du frère aîné de Katrina, mort il y a quelques années. Sa mère l’ignore, Katrina n’est pas heureuse. Elle s’empresse de partager des conseils pour maigrir avec Ella dont les formes s’épanouissent. Le regard des autres sur elle la dérange, surtout celui des garçons.

    Ella se sait aimée de sa mère, elle. Mais quand elle lui fait essayer en vue d’une soirée une robe bleue qui lui va parfaitement, Ella résiste et préfère s’en tenir au noir dont elle s’habille habituellement. Quand l’arrogante Jean Cushworth organise au manoir une fête à l’occasion du Mariage royal, toutes ses amies viennent commander une robe chez Fabia Moreno. Elles ignorent que, chaque fois qu’elle coud pour quelqu’un, elle brode un mot dans un endroit caché du vêtement.

    Ella s’interroge sur les dons de magicienne de sa mère ; elle finira par découvrir la cachette où celle-ci range un « curieux volume » fermé d’un ruban noir, qui contient son vrai nom. Une robe couleur de vent conte aussi des légendes. Plutôt « nouvelle romance », ce premier roman très romanesque, avec un scandale inattendu, retient l’attention aussi à travers l’observation des relations, des tensions sociales à York. Une lecture légère et divertissante.