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Roman - Page 2

  • Des histoires

    Dürrenmatt Portrait.jpg« Y a-t-il encore des histoires possibles, des histoires pour écrivains ? Quand on est de ceux qui n’aiment pas parler d’eux-mêmes, qui se refusent à tirer de leur moi des vérités générales, sur le mode romantique ou poétique, qui ne se sentent pas obligés de dire leurs espoirs et leurs échecs, le plus véridiquement du monde, ni comment et avec qui ils couchent, comme si la véracité pouvait donner à tout cela une portée universelle, alors qu’elle en fait un simple compte rendu médical, psychologique dans le meilleur des cas ; pour peu qu’on cherche au contraire à s’en détourner, préférant s’effacer discrètement et défendre ce qui est de l’ordre du privé, gardant face à soi la matière comme le sculpteur son matériau, travaillant cette matière et grandissant à son contact, tentant, en classique pour ainsi dire, de ne pas désespérer tout de suite, même si personne ne peut nier la pure folie qui surgit de toutes parts, alors l’écriture devient plus difficile et plus solitaire, plus absurde aussi, on se fiche d’une bonne note dans l’histoire littéraire – à qui n’a-t-on pas décerné de bonnes notes, quels torchons n’a-t-on pas encensés, – les exigences de l’heure prennent le dessus. »

    Friedrich Dürrenmatt, La panne (incipit)

    Friedrich Dürrenmatt, Portrait du psychiatre Otto Riggenbach, 1962,
    gouache sur carton, collection Centre Dürrenmatt Neuchâtel

  • Maître du grotesque

    La panne de Friedrich Dürrenmatt (1921-1990)  figurait dans ma liste de lecture depuis des années, j’en ai trouvé à la bibliothèque une nouvelle traduction de l’allemand par Alexandre Pateau, publiée l’an dernier. Le livre refermé, je me réjouis d’avoir enfin découvert ce roman court que je n’ai pas lâché avant la fin. Le début, déjà, est formidable – je vous en réserve un long extrait pour le billet suivant. Il éclaire le sens du sous-titre : « Une histoire encore possible ».

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    L’œuvre date de 1956. L’intrigue débute par une panne de voiture : la Studebaker d’Alfredo Traps, « quarante-cinq ans, dans le textile », s’arrête et refuse de redémarrer, à une heure de chez lui. Le garagiste venu la remorquer ne pourra la réparer avant le lendemain matin. Au lieu de marcher jusqu’à la gare et de rentrer en train pour retrouver sa femme et leurs quatre garçons, Traps décide de passer la nuit sur place.

    A l’auberge du village dont il avait entendu dire du bien, toutes les chambres sont prises (un congrès). On indique au représentant une villa « qui prenait quelquefois des voyageurs ». Le vieillard occupé dans le grand jardin qui l’entoure, en fait le maître de maison, scrute son visiteur et lui offre l’hospitalité. Mlle Simone, la gouvernante, s’occupe de lui, il aime « héberger un invité de temps à autre ».

    Tout en taillant un rosier, il le prévient : il attend quelques amis pour le dîner et invite Traps à leur « petite réunion d’hommes ». Même s’il projetait d’aller manger à l’auberge, son hôte ne veut pas « passer pour un citadin grossier » et accepte. La chambre est accueillante. De la fenêtre, il voit arriver trois vieux messieurs. Quand il les rejoint dans la véranda ouverte sur le jardin, il dit adieu à son projet de « dénicher une fille de ferme » en saluant ces trois vieillards, « tels trois énormes corbeaux », « affreusement vieux, tachés et négligés, même si leurs redingotes semblaient de première qualité ».

    A l’apéritif, le maître de maison demande à Traps s’il veut bien participer à leur « petit jeu » habituel – « Mais naturellement. Les jeux m’amusent beaucoup. » Ses amis et lui, un ancien juge, jouent le temps d’une soirée à leurs anciens métiers (juge, procureur, avocat), l’idéal étant de jouer avec « un sujet vivant » dans le rôle de l’accusé. Traps est d’accord, intrigué et ravi d’échapper à des conversations « barbantes ».

    Tout en trinquant à sa santé, l’avocat lui conseille en aparté d’avouer son crime sans attendre, pour qu’il puisse bien le défendre devant ce tribunal improvisé. Traps proteste en riant, il n’a commis aucun crime et s’amuse d’entendre l’avocat lui reprocher l’inconscience de se déclarer innocent. « Mais surtout, surtout, pesez bien chaque mot, ne bavardez pas comme un étourdi, sinon, avant de dire ouf, vous serez condamné à plusieurs années de prison, sans possibilité de retour. »

    Le repas commence dans une excellente ambiance. Quand l’accusé clame son innocence, le juge et le procureur sont stupéfaits ; ils lui posent des questions que Traps prend à la rigolade. La panne est le récit de cette soirée bien arrosée pendant laquelle l’atmosphère se tend peu à peu – Traps est le seul à ne pas prendre la conversation au sérieux, même quand il comprend, un peu tard, que le jeu a déjà commencé.

    Je n’en dirai pas plus pour vous laisser le plaisir d’entrer dans cette histoire devenue rapidement une pièce radiophonique pour la Radio bavaroise, une « dramatique ». En 1958, Dürrenmatt recevra le prix de la Tribune de Genève pour La Panne en prose. Se réjouissant dans Le Monde de la réédition d’un « maître du grotesque moderne », Nicolas Weill signale que ses romans « souffrent d’une autre occultation, conséquence paradoxale de leur notoriété : ses multiples adaptations à l’écran ».

    La présentation de l’écrivain suisse par Mirel Bran dans Nuit blanche, le magazine du livre (1996) permet de faire plus ample connaissance : « La réalité est source d’horreurs et l’écrivain ne fait que les montrer. Mais Friedrich Durrenmatt raconte le monde avec ironie et humour, il en dénonce le grotesque sans intervenir. » J’y apprends qu’en plus d’écrire dans un style impeccable, il dessinait et peignait : « Mes tableaux et mes dessins représentent un complément de mon œuvre écrite — pour tout ce que je ne puis exprimer que par l’image. »

  • Ilaria, huit ans

    Gabriella Zalapì a intitulé son roman Ilaria d’après le prénom de sa narratrice, une fillette de huit ans, et ajouté « ou la conquête de la désobéissance ». Ce récit d’enfant à la première personne rejoint un souvenir de lecture marquant, avec une héroïne un peu plus âgée, Ellen Foster de Kaye Gibbons. Il a reçu le prix Femina des Lycéens en 2024.

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    © Alice Frey, Fillette et chien

    En mai 1980, Ilaria attend sa sœur Ana pour rentrer de l’école à la maison ; elle aime se suspendre à la barre en position « cochon pendu », elle admire Nadia Comaneci (La petite communiste qui ne souriait jamais). Mais « la voix de Papa » la surprend : « Le programme a changé. » Une fois par mois, depuis la séparation de ses parents et l’installation de son père à Turin, ils se retrouvent à quatre au restaurant Chez Léon. Sa mère et sa sœur les rejoindront sur place.

    Mais au lieu d’y aller, voilà que son père arrête la voiture près d’une cabine téléphonique où elle l’entend parler fort. Puis il lui annonce que sa mère « a changé d’idée » et qu’ils vont passer le week-end ensemble, Ilaria et lui. Tunnel du Mont-Blanc, passage de la frontière : il l’emmène à Turin. En découvrant sa chambre, elle reconnaît des draps aux motifs de tournesols qu’ils avaient à Florence – « Deux ans et pourtant j’ai l’impression que cela fait des siècles que Maman, Ana et moi avons emménagé en Suisse. » Elles habitent Genève.

    A Turin, dans un magasin de jouets, il lui laisse se choisir un nounours – il s’appellera « Birillo » – et une poupée pour sa sœur. « A huit ans, je suis une enfant taciturne, docile, plutôt maigrichonne. » La fillette ne se plaint pas quand son père la laisse seule à l’appartement, il a toujours des coups de fil à donner au bar, il n’a pas d’emploi.

    Puis ils reprennent la route, il continue à s’arrêter aux cabines téléphoniques ou bien à la poste, d’où il envoie des télégrammes à la maman d’Ilaria, rassurants (« la petite va bien ») et plaintifs (« je désire entendre ta voix »). Il voudrait que leur vie recommence comme avant. Dans les bars, il lui faut un whisky (son « médicament ») et des cigarettes. La fillette ne sait pas où ils vont. Dans les petits hôtels où ils passent la nuit, elle déteste les soirées au comptoir où son père a toujours des tas d’histoires à raconter et les chambres impersonnelles et froides.

    Très vite elle remarque ses mensonges, les professions qu’il s’invente. Il veille à sa propre élégance et, ne sachant quoi lui acheter, la confie à une vendeuse dans un grand magasin : « Ilaria a besoin de tout, y compris d’un costume de bain. » Quand ils entendent à la radio l’annonce d’un attentat en gare de Bologne, son père décide d’éviter les grands axes, les barrages de police – « Ta mère nous cherche. […] Tu ne veux pas que j’aille en prison ? » Il l’emmène au bord de la mer Adriatique – « dix jours de vacances ».

    « On rentre quand ? » Son père esquive la question, critique la mère qui a changé, qui s’est enfuie en Suisse avec ses filles sans un mot. Ilaria se souvient de leurs disputes, des cris, et ose lui répondre : « A moi, Maman me manque beaucoup. » Arrêts dans les Autogrills, puis à nouveau sur la route. « Plus nous nous éloignons de Genève, plus j’ai le sentiment d’avancer les yeux fermés dans un couloir. »

    Dans un bar de Trieste, un homme a montré sa montre au père, il avait oublié la sienne dans un train. Aux objets trouvés de la gare, il a eu l’embarras du choix, sans difficulté. Le père n’hésite pas à faire de même, donnant un faux nom ; il s’arrête dans les gares, embobine les employés, choisit des objets perdus qu’il pourra revendre facilement. Ils dorment désormais dans des hôtels trois étoiles, Ilaria commence une collection de savonnettes.

    Plus le temps passe, plus la fillette plonge dans ses souvenirs avec sa mère, avec sa sœur. Elle aurait tant voulu passer Noël avec elles ! Mais son père n’a aucune intention de la ramener à Genève et la confie tantôt à l’un, tantôt à l’autre, la met dans un pensionnat, puis la conduit chez sa grand-mère, en Sicile. Un jour Ilaria, bien qu’elle craigne les colères de « Papa », osera lui tenir tête, un jour cette fuite prendra fin.

    Le roman de Gabriella Zalapì réussit à tenir le point de vue d’Ilaria tout du long, dans une succession de fragments et de blancs : « Souvent, j’utilise des blancs, et c'est vraiment une façon de laisser une place physique à une respiration, à l'autre, au silence. » (Geneviève Simon, LLB) La fillette observe, entend, souffre, apprend : « l’enfance, prise dans l’impuissance face aux adultes et à leurs passions délirantes, possède pourtant une puissance de vie incommensurable » (Gabrielle Napoli, EaN).

  • Exigence

    Fottorino 2025.jpg« Avec Clara, on s’était connus à peine une année, et pourtant j’avais sans cesse éprouvé cette exigence contenue dans son regard intense, qui me criait « ne me déçois pas », et surtout « ne te déçois pas ». A une expression infime de son visage, je devinais ce qui lui déplaisait, une facilité, une rapidité qui réclamait la lenteur, des mots inutiles. Je me souviens de sa question quand j’osai lui montrer les bribes d’un nouveau roman : « Et toi, Fosco, où es-tu, dans ces pages ? » Clara traquait la jolie écriture qui n’avait rien à dire, les postures ennemies, le paraître, l’esbroufe, la comédie. « Je ne sais pas si j’ai du goût, mais j’ai le dégoût très sûr » (c’était du Jules Renard), provoquait-elle, fustigeant ces écrivains qui ont écrit des livres mais n’ont pas écrit le livre. »

    Eric Fottorino, Des gens sensibles

  • Des gens sensibles

    « J’avais vingt ans et j’avais écrit le plus beau roman du monde. C’est Clara qui le disait. Je croyais tout ce que disait Clara. » Eric Fottorino, qui a consacré bien des romans à explorer les silences de sa vie familiale – dans Dix-sept ans, ceux de sa mère qui avait cet âge-là quand il est né –, commence ainsi son dernier roman, Des gens sensibles.

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    C’est ce titre qui avait été proposé pour le premier roman de Jean Foscolani aux Editions du Losange, rue du Samovar, trente ans plus tôt. Au printemps 1994, Charles Follet avait ajouté en acceptant son manuscrit : « Pour la presse, vous verrez avec Clara. » Bientôt l’auteur avait compris que dans sa vie d’écrivain, le personnage le plus important n’était pas cet « éditeur à l’ancienne », mais « ce couple improbable que formaient Saïd et Clara ».

    Saïd, « l’écrivain que tout le Maghreb adulait »,  vivait chez Clara « quand il s’échappait d’Algérie où le poursuivait une meurtrière folie ». L’attachée de presse avait quinze ans de plus que « Fosco », comme elle l’appelait, et un visage marqué par le manque de sommeil, l’alcool, les cigarettes, les mauvais souvenirs. « Le cœur de Clara ne battait que pour la littérature. Elle ne cherchait pas à plaire, encore moins à séduire. Elle était belle d’avoir renoncé à l’être. » C’était elle qui le lancerait.

    D’abord, il fallait faire entendre son nom, l’introduire dans le milieu des « faiseurs d’opinion », aller à la rencontre du Tout-Paris littéraire. Convoqué chez elle avant une soirée au Saint-James, il avait été surpris par son bel appartement classique, le sol jonché de « cadavres de livres » et de « feuilles éparses » au pied de son fauteuil de cuir.  Clara dormait peu, lisait toute la production du Losange et tout le reste, des heures d’affilée : « Tant de livres et si peu d’écriture, maugréait-elle. »

    Très vite, elle s’était retrouvée entourée au Saint James, une coupe de champagne à la main ; ses amis « guettaient ses oracles et ses bons mots ». Fosco ignorait alors en la regardant se tenir droite, « presque raide », le grave accident de voiture et les plaques de cuivre fixées sous la peau de son dos. Clara le présentait, conseillait de ne pas oublier son nom ni le titre de son roman à paraître.

    Ensemble, ils étaient allés accueillir Saïd à l’aéroport, qui « croyait trouver la paix dans l’anonymat de Paris » comme « tant d’artistes kabyles de cette période », mais craignait que la protection policière autour de lui n’attire l’attention. Sa famille menacée avait dû s’exiler au Maroc et même là, son fils aîné venait de se faire écraser par une voiture tous feux éteints à Tanger. Clara avait organisé une soirée entre amis dans le Marais, ils en étaient sortis par une porte secondaire et Fosco les avait emmenés dans sa vieille Ford, d’abord au hasard dans Paris la nuit, puis jusqu’en Normandie – Saïd avait envie de voir la mer.

    Ils sont aux ordres de Clara, « fille de sorcière », qui veut que Saïd lise le manuscrit de Fosco, qui attend de Fosco parti chez sa mère à Royan qu’il lui donne le numéro de la cabine téléphonique la plus proche, etc. Ses appels téléphoniques n’en finissent pas, elle a tant à raconter. Elle lui dit que Saïd est intrigué par sa quête des origines – sa mère ne lui a rien dit de son père – et dit « qu’il vaut mieux tout savoir de son histoire, même si elle est terrible. »

    Clara et sa voix rauque, Saïd et sa voix plus sourde, son air sombre. Depuis l’arrivée de Fosco, leur duo est devenu trio : quand Saïd repart, Clara invite le romancier à rester. Contrairement à lui qui commence à récolter de bonnes critiques dans la presse, eux ne se laissent jamais photographier. Lorsqu’ils s’étaient retrouvés à deux pour un « vrai couscous », Saïd qui l’avait lu s’étonnait de sa peau claire pour un Berbère (la seule chose que lui ait dite sa mère à la peau laiteuse : tu es le fils d’un Berbère), ajoutant qu’il avait connu des visages comme le sien en Kabylie.

    Eric Fottorino fait raconter par Foscolani ces liens profonds qui se sont formés autour de son premier roman, ses errances dans Paris à la recherche des souvenirs de cette fin du XXe siècle sans internet ni téléphone portable (il cite Modiano en épigraphe). Fosco confronte ses impressions d’alors et celles d’à présent quand il rencontre ceux qui les ont bien connus, Saïd et Clara, ces « gens sensibles » qui ne sont plus. L’un d’eux lui révélera sur Clara des choses qu’il n’avait jamais soupçonnées. Des gens sensibles rend hommage avec délicatesse à ceux qui croient vraiment au pouvoir des mots. On n’oubliera pas cette Clara.