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Roman

  • L'arbre

    Haushofer Dans la mansarde Babel.jpg« L’arbre s’élève et s’étale sur le fond du ciel, tel un dessin sur du papier de riz gris. Il a un côté un peu chinois. Si on le regarde pendant un long moment, tout du moins si je le regarde, moi, assez longtemps, il se transforme. Le ciel gris-blanc commence à se glisser et à s’arrondir entre les branches, il prend la forme de balles légères et bientôt l’arbre, qu’il soit acacia, aulne ou orme, le tient emprisonné entre la multitude de ses doigts gris-argenté. Si je ferme alors les yeux pour les rouvrir une minute plus tard, l’arbre est redevenu plat comme sur un dessin. Ce tableau ne m’apporte ni tristesse ni joie et je pourrais le regarder pendant des heures. L’instant suivant, la mystérieuse métamorphose recommence, le ciel s’arrondit et se prend dans les doigts aux lignes délicatement brisées.
    Mais ce qu’il y a de plus merveilleux dans cet arbre, c’est qu’il peut absorber et éteindre les désirs. »

    Marlen Haushofer, Dans la mansarde

  • Une mansarde à soi

    Le mur invisible de Marlen Haushofer (1920-1970) m’avait fait forte impression : comment oublier l’histoire d’une femme qui se retrouve complètement isolée à la montagne, séparée du reste du monde par un mur invisible ? La narratrice de Dans la mansarde (1969, traduit de l’allemand par Miguel Couffon) est aussi une femme solitaire, sans être coupée du monde pour autant.

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    D’un dimanche au suivant, c’est le récit d’une semaine dans la vie d’une femme mariée : « De la fenêtre de notre chambre à coucher, nous apercevons un arbre à propos duquel nous ne parvenons pas à nous mettre d’accord. » Pour Hubert, son mari avocat, c’est un acacia ; pour elle, un orme ou un aulne, « Bel-arbre » lui suffit pour le désigner. « Il ne sait pas que j’existe. Sa particularité la plus étonnante est de n’être visible qu’en hiver. Dès qu’il bourgeonne et se couvre de feuilles, on ne le voit plus, jusqu’au jour où son tronc et ses délicats branchages s’élèveront de nouveau, dans leur nudité, sur le fond gris d’un ciel de novembre, et où se reposera l’énigme de son nom. » La contemplation de l’arbre qui se dessine sur le gris du ciel l’apaise, lui rend des forces.

    Le même désaccord surgit entre eux quand il s’agit d’identifier un oiseau qui s’y pose. Hubert préfère se plonger dans le récit de la bataille de Saint-Gotthard-Mogersdorf (1664), son genre de lecture préféré. La cinquantaine, en bonne santé, cet homme aux cheveux bruns est « tempérant ». Hubert et elle évitent de se déranger dans leurs occupations respectives, vieux couple où chacun se réfugie dans sa routine.

    De la même façon, ils restent à distance des autres, même de leur fille Ilse, quinze ans, qui écoute de la musique ou reçoit ses amies dans sa chambre. Quant à Ferdinand, leur fils de vingt-et-un ans, « né, lui, avant ces événements », il reste au centre de leur vie, vient déjeuner le dimanche et passe parfois prendre un café. Sa grand-mère paternelle lui a légué son argent, et à Hubert, son fils, la maison dont elle n’avait que l’usufruit. Rien pour sa petite-fille ni pour sa bru.

    Souvent, le couple se promène le dimanche jusqu’à l’Arsenal où ils trouvent tous les deux au musée de quoi les intéresser. Au retour, elle monte dans la mansarde ;  là elle peut « dessiner ou peindre » ce qui lui plaît. Elle a été illustratrice de livres. Elle ne dessinait que des insectes, des poissons, des reptiles et des oiseaux. A présent, elle voudrait réussir « un oiseau qui ne serait pas le seul oiseau sur la terre », qu’on s’en rende compte au premier coup d’œil, mais estime ses dessins ratés, seul Hubert y voit « de petites œuvres d’art ».

    Le lundi, elle reçoit un courrier inattendu : une grosse enveloppe jaune contient des feuilles de son journal d’antan. Choquée, elle va la cacher dans la mansarde : « les choses et les pensées qui concernent ma vie dans la mansarde n’ont pas à pénétrer dans le reste de la maison. » Enfant de parents tuberculeux, bien qu’en bonne santé, elle n’avait pas plu à sa future belle-mère, la femme du Conseiller, et Hubert en avait voulu à sa mère. La seule personne qui l’ait aimée, c’est son grand-père chez qui elle a vécu à la campagne après la mort de ses parents qui l’avaient tenue à distance.

    Quelques années heureuses avec Hubert, épousé après la guerre, puis la naissance de Ferdinand, c’était leur vie d’avant. Mais un jour, elle est devenue sourde (on lira plus tard comment c’est arrivé et comment cela a pris fin). Alors Hubert et l’enfant sont retournés vivre chez la Conseillère. Par bribes, la narratrice évoque son passé, son séjour dans une cabane au cœur de la forêt autrichienne, les personnes chez qui elle s’est réfugiée pendant cette période traumatisante.

    Jour après jour, la vie quotidienne est racontée en détail, avec ses routines, en alternance avec les pages du journal déposées chaque matin par le facteur, lues puis brûlées. Comme elle dort mal, elle aimerait parfois dormir dans la mansarde, mais Hubert s’y oppose. Il lui arrive d’avoir « des pensées mansardières » qu’elle ne devrait pas avoir. A une certaine époque, la narratrice ne voyait personne. A présent, elle va chez la coiffeuse, entre dans un salon de thé, rend visite à des connaissances. Mais elle s’ennuie. Il n’y a que dans la mansarde qu’elle se sent vraiment elle-même ou bien dans ses rêves.

    Portrait d’une femme solitaire même au milieu des autres, Dans la mansarde est le récit lent, répétitif, d’une vie apparemment normale, mais dont elle est comme absente. Elle joue son rôle d’épouse, de mère, se plie aux conventions, sans plus. Seules les heures dans la mansarde sont vraiment vécues, ressenties. Elle peut y songer à son passé et chercher en dessinant son oiseau idéal à moins que ce soit un dragon ? Ce roman étrange m’a semblé pesant, comme si Marlen Haushofer nous entraînait avec son personnage dans son monde à part et figé. Elle était déjà gravement malade quand elle l’a écrit.

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    Considéré comme une critique du mariage ou en tout cas de l’usure dans une vie de couple, de la difficulté à communiquer, de l’enfermement féminin sous une apparence sociale, le dernier roman de cette romancière autrichienne retient par l’éloge d’une « mansarde à soi » où dessiner, penser librement, et par son ton original pour décrire une vie ni joyeuse ni malheureuse mais acceptée. 

  • Fontainebleau

    Quand Jean Santeuil rêve dhuîtres et de Sauternes...

    « Le joli musée qu’un dîner, quand ce goût d’eau de mer, dont, dans notre ville du milieu des terres, nous rêvions jusqu’à le sentir, nous est présenté, presque facile à toucher, humide à la fleur de la coupe argentée et pierreuse, quand la couleur du vin brille comme la couleur d’un tableau sous la protection transparente du verre, quand les plats apportés sans relâche dans des plats d’argent sur la table éblouissante nous donnent en une heure la sensation pleine et directe de ces divers chefs-d’œuvre dont le désir de l’un suffit à remplir de charme une heure oisive et d’appétit.

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    Gustave Caillebotte, Nature morte aux huîtres, 1881

    Ici comme dans les musées, comme dans les bibliothèques ce n’est pas seulement notre immense désir d’une chose rêvée qui nous la présente et qui nous donne traduits ces jugements de Ruskin sur Rembrandt que nous désirions tant connaître et pour lesquels nous aurions appris l’anglais, ces nuages de Turner pour lesquels nous avons voulu passer la Manche, ce Fontainebleau qui existe à un endroit où, où qu’on aille, on est à Fontainebleau. »

    Marcel Proust, Jean Santeuil (Villes de garnison)

  • Jean Santeuil (II)

    Jean Santeuil compte plus de huit cents pages. Après « Les Réveillon », voici « Beg-Meil » : Jean a séjourné dans la petite station bretonne en septembre et octobre 1895. Des amis de sa mère y allaient souvent et vantaient cet endroit : « Là où nous menons une vie saine et heureuse, nous aimons à croire que réside [sic] en effet le secret de la force et le privilège de la beauté. »

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    Couverture actuelle

    Puis le voilà à Trouville (où Proust s’est souvent rendu durant son enfance et son adolescence), à l’hôtel des Roches-Noires – une note indique que l’auteur aurait hésité entre les deux endroits pour situer cette scène. Alors que sa chambre à Paris l’accueille gaiement  et qu’il y entend les pas de sa mère venant lui faire « une petite visite », celle de l’hôtel lui semble étouffante, étrangère, une prison. Aussi en sort-il immédiatement pour aller lui téléphoner et c’est « comme la première fois » qu’il entend sa voix « si douce, si fragile, si délicate, si fondue – un petit morceau de glace brisée », toute de tendresse.

    A la plage en compagnie d’Henri, souvenirs de lecture (Stevenson, George Eliot, Emerson), clairs de lune, voyage sous le vent et la pluie pour se rendre à Penmarch voir « une grande tempête », rencontres… Les fragments de ce chapitre se rapportent à divers moments et endroits. Proust passe sur une page de la troisième personne à « nous » et puis « je » pour des réflexions générales, prêtant à la nature « seule » le pouvoir de nous faire sentir « ce monde fabuleux de nos souvenirs qui est devenu le monde de la vérité. »

    « Villes de garnison » montre Jean suivant « le troisième régiment d’infanterie de Fontainebleau  » où Henri de Réveillon devait s’engager l’année suivante. Journées à la caserne, exercices dans les bois, dîners, Jean se plaît « dans la société de tous ces officiers qui étaient si aimables pour lui ». Il observe leurs airs, leurs manières, les différences d’éducation et de milieu qui définissent leurs fréquentations, leurs codes d’honneur.

    « Le scandale Marie » concerne le plus vieux camarade de Santeuil (le père de Jean), « député, ancien ministre et l’homme politique le plus influent du monde parlementaire » à l’époque où il venait « dîner à l’improviste chez les Santeuil ». Ceux-ci ne lui voyaient pas de défauts, certains le disaient malhonnête. « Ainsi du jour au lendemain, à la suite d’un mandat d’amener, toute la France sut que Marie était un voleur, bien qu’on ignorât toutes ses opérations coupables ». Voilà qui reste actuel et ceci aussi : « On vient de clore la discussion sur les massacres d’Arménie : il est convenu que la France ne fera rien. » L’intervention de Couzon, un orateur d’extrême-gauche (le discours de Jean Jaurès est cité en annexe) est racontée avec force, et les campagnes de presse, les questions de Justice et d’Injustice. « Autour de « L’Affaire » » se rapporte à l’affaire Dreyfus.

    « La Vie mondaine de Jean » : arrivée des voitures, échange de nouvelles des uns sur les autres, étonnement de croiser ici ou là des invités inhabituels, Jean observe tous les manèges du « monde ». On l’y prend pour un « artiste » ou pour « un homme de lettres », on le trouve « charmant », quoique trop aimable avec les domestiques. Qui inviter, qui éviter, cela donne lieu à des situations cocasses, comme quand il comprend être le quatorzième à table ou qu’on l’invite pour combler une absence puis le désinvite. La description des petitesses du snobisme et des ridicules est magistrale.

    A une soirée chez la duchesse de Réveillon où il se promène avec « le roi de Portugal », M. de Lemperolles s’étonne auprès d’elle de voir Sa Majesté « avec ce petit Santeuil » : « Vraiment on gâte aujourd’hui les jeunes gens d’une manière ! sans se douter de ce dont ils sont capables. Ah, ma cousine, si vous connaissiez la vie comme moi ! qu’est-ce que cette fleur que ce Santeuil a à la boutonnière ! Moi, à mon âge, je n’oserais pas porter une fleur à ma boutonnière, et lui un jeune homme ! Mais ce n’est pas un homme, une vraie femme, une vraie femme, gronda-t-il en prenant un marron glacé. »

    « Figures mondaines » atteste du flux et du reflux dans le désir d’être invité. Dans le monde, Jean « se sentait comme de l’âge, de la bravoure et du talent ». Mais il apprécie davantage les soirées amicales, comme chez le duc d’Etampes où des musiciens jouaient « les quatuors de Beethoven, de Franck, de d’Indy préférés du duc » ou d’être reçu chez un collectionneur de Monet. Nous le verrons même dans les affres d’un duel après avoir été insulté en public. 

    « De l’amour » nous montre Jean amoureux puis Jean jaloux (annonce d’« Un amour de Swann »), Bergotte, « Françoise » qui annonce Albertine. On y entend « cette phrase de la sonate de Saint-Saëns que presque chaque soir au temps de leur bonheur il lui demandait et qu’elle lui jouait sans fin ».

    Jean Santeuil se termine avec « La vieillesse des parents de Jean ». Quelle maturité chez ce jeune écrivain : « Nous ne laissons rien de nous que ce qui a pu prendre vie dans les autres. » Les thèmes de la Recherche sont déjà là. On mesure le travail qu’il a fallu pour relier tout cela – basé sur ce que Proust a vécu entre 24 et 29 ans – dans une structure harmonieuse et parachevée, un parcours de la naïveté à l’analyse, de l’observation à la réflexion – hommage à la vie, à la nature, à la beauté, à l’art – une vocation littéraire.

  • Transmutation

    « Entre le lac qu’il voit et lui, qu’y a-t-il donc qui n’était pas entre la mer et lui, qui ne serait pas entre le lac et lui s’il n’avait pas été autrefois ainsi à la mer ? Serait-ce que la beauté, le bonheur pour le poète, c’est dans cette substance invisible qu’on peut appeler l’imagination, qui ne peut s’appliquer à la réalité présente, qui ne peut s’appliquer non plus à la réalité passée que nous rend la mémoire, et qui flotte seulement autour de la réalité passée qui se trouve prise dans une réalité présente ? De sorte qu’entre elle et l’œil qui la voit, qui la voit aujourd’hui et autrefois, flotte cette imagination divine qui est peut-être notre joie et que nous trouvons dans les livres et si difficilement autour de nous.

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    Ferdinand Hodler, Le lac Léman au départ de Chexbres, vers 1898

    Ce lac qui est devant moi n’est plus un spectacle dont j’aie à chercher la beauté, c’est l’image d’une vie longtemps vécue et dont la beauté et le charme retentissent trop vivement dans mon cœur pour que j’aie besoin de chercher en quoi elle consiste. C’est, par-delà le spectacle indifférent de la vie présente, de trouver tout d’un coup dans le souvenir ressuscité du passé, le sentiment qui l’animait, un charme d’imagination qui nous attache définitivement à la vie et nous l’incorpore, comme si notre passé laissé fuir par la jouissance, incompris par la pensée, présenté si vague par la mémoire, était à jamais ressaisi par la contemplation. Ce sont là les belles heures de la vie du poète, celles où le hasard met sur son chemin une sensation qui enferme un passé et qui promette à son imagination de faire connaissance avec le passé qu’elle n’avait pas connu, qui n’était pas tombé sous son regard et que l’intelligence, l’effort, le désir, rien ne pouvait lui faire connaître. Il lui fallait le souvenir, non point précisément le souvenir, mais la transmutation du souvenir en une réalité directement sentie. »

    Marcel Proust, Jean Santeuil (Beg-Meil)