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Roman - Page 9

  • Derniers épigones

    Da Empoli Folio.jpg« Nous étions comme les maharajas, accrochés à un luxe oriental fait d’éléphants domestiqués et de blouses brodées, de sirop de cerise et de sorbets aux pétales de rose, quand déjà apparaissaient à l’horizon des bâtiments chargés de voitures de course et de jets privés, de vacances en héliski et d’hôtels cinq étoiles. Nous, avec nos lectures américaines et nos relations berlinoises, nous nous sentions à l’avant-garde du mouvement, alors que nous n’étions que les derniers épigones d’une étoile morte, celle de nos parents, que nous avions tellement méprisés pour leur lâcheté, mais qui nous avaient pourtant transmis la passion des livres, des idées, et des interminables discussions sur les uns et sur les autres. Mikhaïl [oligarque amoureux de Ksenia] en était parfaitement conscient. Il habitait avec naturel le monde lumineux et lisse de l’argent, en connaissait la puissance de feu et rien n’aurait pu le faire revenir en arrière. Mais il voulait Ksenia. Et pour cela il acceptait de s’attarder en notre compagnie entre les ruines de la cité des morts. »

    Giuliano da Empoli, Le mage du Kremlin

  • Pouvoir et chaos

    Le mage du Kremlin est le premier roman de Giuliano da Empoli, auteur d’essais et d’articles politiques depuis 1996. Il a été conseiller politique en Italie, il enseigne la politique comparée à Sciences Po Paris. Son épigraphe – « La vie est une comédie. Il faut la jouer sérieusement » –  est d’Alexandre Kojève, un personnage « controversé et mystérieux » (Wikipedia) qui a eu comme lui une double activité d’intellectuel et de conseiller.

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    « Depuis que Vadim Baranov avait démissionné de son poste de conseiller du Tsar, les histoires sur son compte, au lieu de s’éteindre, s’étaient multipliées. » Cet homme qu’on appelait « le mage du Kremlin » ou « le nouveau Raspoutine » est en partie inspiré par Vladislav Sourkov, conseiller de Poutine. Baranov signait ses textes d’un pseudonyme, Nicolas Brandeis, « personnage mineur d’un roman secondaire de Joseph Roth ». Quelques années après l’annonce de sa démission, les journalistes étrangers s’interrogeaient encore sur son rôle.

    Le narrateur ne s’y intéresse que de loin, sur les réseaux sociaux. Dans les bibliothèques de Moscou, il est avant tout sur les traces d’Evgueni Zamiatine, l’auteur de Nous. Ce roman d’anticipation lui paraît décrire « notre ère », une société « où toute chose était convertie en chiffres », « le monde lisse, sans aspérités, des algorithmes ». Quand il lit une citation de Zamiatine publiée par Brandeis, il réagit immédiatement en citant la suite. Après quelques échanges, il reçoit une invitation.

    On le conduit jusqu’à une grande demeure néoclassique, meublée à l’ancienne, celle de Vadim Baranov. Au fan de Zamiatine, il a quelque chose à montrer : l’original de la lettre de Zamiatine à Staline, demandant l’autorisation de quitter l’URSS. L’analyse des rapports entre Zamiatine et Staline fait place à des questions plus personnelles. Pour Baranov, « aucun livre ne sera jamais à la hauteur du vrai jeu du pouvoir ».

    « Mon grand-père était un formidable chasseur » : ainsi commence le récit de Baranov sur les relations de son grand-père puis de son père avec le Kremlin.  Lui-même a vécu une enfance heureuse. Comme les courtisans du tsar, l’élite soviétique jouissait de privilèges. En réaction, Baranov a choisi la voie opposée, le théâtre. A Moscou, il a rencontré Ksenia, une « tigresse imprévisible », mais celle-ci s’est laissé séduire par un oligarque de la « nouvelle Russie ». Avec Gorbatchev est venu le temps de l’argent, de la violence des milices privées. La culture intéressait moins que la télévision, Baranov est devenu producteur pour une télé « barbare et vulgaire ».

    Au narrateur devenu désormais son auditeur, il raconte comment il a été approché par le propriétaire de la première chaîne, un milliardaire, Berezovsky. Dans son club se côtoyaient la politique, le commerce, le spectacle et le crime. Quand il est chargé d’une énorme campagne pour faire réélire Elstine, il fait appel à Vadim Baranov pour « construire un monde », « une Russie unie ». Il lui fait rencontrer le chef du FSB (ex-KGB), Vladimir Poutine, qui paraît le candidat idéal, « jeune, sportif, énergique, homme de peu de mots », un homme « neuf ».

    L’homme dégage une « froide impression de puissance ». Il n’est pas question pour lui de servir les intérêts de Berezovsky, mais il est prêt à engager Vadim, avec un salaire inférieur à ceux du privé. A l’été 1999, Poutine est nommé premier ministre. A ceux qui le considéraient avec scepticisme, sa réaction après les attentats à la bombe près de Moscou fait découvrir la « voix du commandement et du contrôle » : Poutine sera leur « Tsar à part entière ».

    « La verticale du pouvoir est la seule réponse satisfaisante, l’unique capable de calmer l’angoisse de l’homme exposé à la férocité du monde. » Baranov raconte comment Poutine s’y prend pour régner sans opposition sur la scène nationale et faire face aux pressions internationales. Quand l’Ukraine prépare sa révolution après s’être débarrassé d’un dirigeant pro-russe, il se sert de tous les extrémistes nationalistes pour créer le chaos et avertir tous ceux qui voudraient suivre l’exemple ukrainien. La « démocratie souveraine », seul modèle adapté à la Russie, ne connaît que l’usage de la force pour maintenir l’ordre à l’intérieur et signifier sa puissance à l’extérieur.

    « Le mage du Kremlin » déroule la stratégie du pouvoir russe par la bouche de Baranov. Une fin de récit en douceur peine à compenser la froideur et le machiavélisme d’un président de plus en plus seul, mais qui s’en accommode, satisfait d’avoir fait de la Russie « la machine à cauchemars de l’Occident ». Grand prix du roman de l’Académie française en 2022, ce roman édifiant et captivant sur les « loups » de notre époque a récolté nombre de critiques élogieuses.

    Bien qu’inspiré d’« éléments de réalité », Antoine Nicolle situe le roman « à mi-chemin entre fiction et analyse politique », avec quelques réserves : « la finesse d’analyse se mêle à un discours stéréotypé qui flatte notre image reçue de la Russie plus qu’il ne l’éclaire. » (Le Monde) Ce qui m’a frappée, c’est la faible attention accordée au peuple dans cette « méditation sur le pouvoir » de Giuliano da Empoli, comme si c’était hors sujet.

  • Plus et plus fort

    zebraska,isabelle bary,roman,littérature française de belgique,surdoué,haut potentiel,différence,famille,culture,éducation,mèreLa psychologue à la mère de Martin :
    « Ce que ça implique concrètement ? Eh bien, son esprit atypique est notamment habité d’une sensibilité extrême qui rend insupportable pour lui un dixième de ce qui le serait par toute personne normo-pensante. Je parle ici du bruit, des odeurs, mais aussi des comportements. C’est ce qu’on appelle l’hyperesthésie. De plus, son esprit ne fonctionne pas de manière séquentielle, il ne voit pas les choses les unes après les autres, mais de façon globale, ce qui lui donne du mal à se concentrer sur une seule réalité à la fois. Cela engendre souvent de gros soucis d’apprentissage. Son quotient émotionnel est démesuré : tout le touche, l’ébranle et le blesse. Il capte plus et plus fort ce que les autres ressentent à peine. Il aime concevoir et non restituer. Son rythme mental est accéléré, il ne cesse de penser, ce qui est épuisant et le met en décalage par rapport aux autres. Sa pensée est vive et omniprésente, un peu comme un bavardage incessant dans sa tête. »

    Isabelle Bary, Zebraska

    Assiette décorée par Folon

  • Zebraska

    La lecture de Zebraska (2014) est mon premier contact avec l’œuvre d’Isabelle Bary, une autrice belge publiée depuis une vingtaine d’années. Les éditions J’ai lu l’ont publié en poche dans une nouvelle version « revue et augmentée » en 2020.

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    Martin, son jeune narrateur, quinze ans en 2055 quand son récit commence, a tendance à voir les choses en couleurs – « Il paraît que la majorité des gens ne voient pas le monde comme moi. » A la sortie du lycée, la plupart des élèves ont leurs lunettes holographiques sur le bout du nez. Lui se sent énervé, ses amis sont en retard. Louna est sa petite amie depuis ses huit ans. Scott, son « seul grand ami », est un « crâneur », contrairement à lui avec ses peurs, sa susceptibilité.

    Quand il se décide à leur dire qu’il est en train de lire un livre de papier qui le « met à l’envers », Scott le traite de « Barjot ». Martin les plante là. Ce « bouquin » le hante depuis des semaines, il est impatient de le retrouver. Sous sa couverture rouge, Zebraska porte une dédicace : « A mon petit zèbron Marty » [sic]. C’est un cadeau de sa grand-mère, Mamiléa, partie rejoindre son grand-père en Afrique. Martin est un « surdoué » ou plutôt un garçon « HP (haut potentiel) ». Ça ne dérange personne dans sa classe d’enfants intellectuellement précoces.

    Ce livre allait l’emporter « dans une autre dimension », avait dit son père en le lui remettant la veille de Noël. Martin vénère sa grand-mère, qui n’ignore pas que « plus personne ne lit de livres depuis des décennies » – les gens ont leurs lunettes pour s’informer et se distraire. Curieuse de ce qu’elle y raconte, dès qu’il le peut, son petit-fils fonce dans sa chambre pour en continuer la lecture, même s’il lui est difficile au début de se concentrer sur des pages sans images.

    Sa grand-mère a intitulé son récit Zebraska, « le monde qui refuse d’abandonner l’imaginaire au profit de la réalité », « peuplé de zèbres impertinents qui s’interdisent de ne plus croire en rien ». Mamiléa y raconte sa propre histoire autour de la question qu’elle se posait quand elle avait quarante ans : « comment être une bonne mère ? » Son histoire allait intéresser son petit-fils, elle en était sûre, puisqu’elle y parle de ses deux fils, Thomas et Mattéo (le père et l’oncle de Martin) et d’elle-même qui se voulait une mère idéale pour eux.

    Jusqu’alors, Martin ne s’est pas fort intéressé au passé de ses parents. L’histoire de Mamiléa lui fait découvrir que son père était un enfant « différent », avec de terribles exigences, souvent au détriment de son frère Mattéo avec qui tout était plus facile. Le livre l’obsède, son comportement change. « Ces pages me rendent fou. » En plus, son amie Louna flirte avec un « grand macho », il en est mortifié.

    Mamiléa raconte sa hantise : « La journée de Thomas s’est-elle bien passée ? » Elle se sent heureuse quand il rit, malheureuse quand il exprime sa frustration avec violence. Après l’heure du couvre-feu, bravant l’interdit, Martin n’a qu’un désir, reprendre sa lecture, comme sous le regard de sa grand-mère. « Celle qui toujours m’a apporté la paix se met à me faire réfléchir. » Elle a écrit : « Toi, Marty, tu es né après la Grande Bascule de 2027. » Quelle vie menait-on avant cette « révolution », le seul événement du passé encore enseigné ?

    Peu à peu lui vient l’idée de « jouer avec elle », de noter ses propres impressions, de participer à Zebraska en écrivant son propre récit, ses observations sur sa mère, infirmière, sur son père, architecte, sur ses compagnons de classe et sur June, la nouvelle, une jolie Canadienne irrésistible. Les chapitres du récit de Martin alternent avec le texte de Mamiléa en italiques.

    A travers la double histoire à la première personne de Martin lisant et écrivant, de sa grand-mère essayant toutes les manières d’être « une bonne mère », Isabelle Bary décrit leur façon d’être au monde et propose plusieurs points de vue sur la « différence ». On suit Martin dans sa vie de lycéen et à la maison. La vie de famille est si imprévisible pour les parents d’un enfant qui ne réagit pas comme les autres, si périlleuse pour l’enfant confronté sans cesse à de nouveaux défis et aux autres qui ne ressentent pas les choses comme lui.

    Pour Martin, que nous suivrons pendant quelques années, découvrir le passé de son père sera libérateur. Elle-même impliquée dans cette aventure maternelle compliquée, Isabelle Bary décrit par un biais intéressant, sautant une génération, la richesse d’une personnalité hors norme – « chaque revers a sa médaille ». C’est sa grand-mère qui transmet à Martin son histoire, celle de son père, son « héritage ». Zebraska nous raconte le vécu d’une famille avec un enfant « HP » et nous invite à une meilleure compréhension des uns et des autres.

  • Homme des plages

    Modiano coffret.jpg« Drôles de gens. De ceux qui ne laissent sur leur passage qu’une buée vite dissipée. Nous nous entretenions souvent, Hutte et moi, de ces êtres dont les traces se perdent. Ils surgissent un beau jour du néant et y retournent après avoir brillé de quelques paillettes. Reines de beauté. Gigolos. Papillons. La plupart d’entre eux, même de leur vivant, n’avaient pas plus de consistance qu’une vapeur qui ne se condensera jamais. Ainsi, Hutte me citait-il en exemple un individu qu’il appelait l’« homme des plages ». Cet homme avait passé quarante ans de sa vie sur des plages ou au bord des piscines, à deviser aimablement avec des estivants et de riches oisifs. Dans les coins et à l’arrière-plan de milliers de photos de vacances, il figure en maillot de bain au milieu de groupes joyeux mais personne ne pourrait dire son nom et pourquoi il se trouve là. Et personne ne remarqua qu’un jour, il avait disparu des photographies. Je n’osais pas le dire à Hutte mais j’ai cru que l’« homme des plages » c’était moi. D’ailleurs je ne l’aurais pas étonné en le lui avouant. Hutte répétait qu’au fond, nous sommes tous des « hommes de plages » et que « le sable – je cite ses propres termes – ne garde que quelques secondes l’empreinte de nos pas. »

    Patrick Modiano, Rue des boutiques obscures