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Roman - Page 8

  • Lectrice

    italo calvino,si par une nuit d'hiver un voyageur,roman,littérature italienne,récit,fiction,lecteurs,lecture,oulipo,culture« Comment savoir ce que tu es, Lectrice ? Il est temps que ce livre à la seconde personne ne s’adresse plus seulement à un tu masculin générique, le semblable ou le frère d’un moi hypocrite, qu’il s’adresse directement à toi, qui as fait ton entrée à la fin du Second Chapitre comme Tierce Personne nécessaire pour que ce roman soit un roman, pour qu’entre la Seconde Personne au masculin et la Troisième Personne au féminin quelque chose advienne, prenne forme, s’affirme ou se gâte, selon les phases habituelles des aventures humaines. Ou plutôt : selon les modèles mentaux à travers lesquels, ces aventures, nous les vivons. Ou plutôt : selon les modèles mentaux à travers lesquels nous attribuons aux aventures humaines un sens qui nous permet de les vivre. »

    Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur

  • Voyager avec Calvino

    C’est en lisant Rue des boutiques obscures de Modiano, où chaque chapitre ouvre une nouvelle piste de son enquête, que j’ai eu l’envie de relire Si par une nuit d’hiver un voyageur d’Italo Calvino (1981, traduit de l’italien par Danièle Sallenave et François Wahl). Le début de ce roman est inoubliable : le narrateur interpelle directement le lecteur. « Tu vas commencer le nouveau roman d’Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur. Détends-toi. Concentre-toi. Ecarte de toi toute autre pensée. Laisse le monde qui t’entoure s’estomper dans le vague. »

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    Illustration de la couverture originale

    « Prends la position la plus confortable […] », « Règle la lumière […] ». Après les conseils pratiques, le premier chapitre tout entier centré sur le lecteur parle de son attente : « Tu es un homme qui, par principe, n’attend plus rien de rien. » (Je tique – je ne suis pas un homme. La Lectrice apparaîtra plus tard, heureusement, patience.) Un paragraphe désopilant raconte l’achat du livre en librairie et va des « livres-que-tu-peux-te-passer-de-lire » aux « livres-qui-t’inspirent-une-curiosité-soudaine-frénétique-et-peu-justifiable ». Puis vient l’entrée en lecture, le livre manipulé avant d’en lire les premières lignes. « On le sait : c’est un auteur qui change beaucoup d’un livre à l’autre. Et c’est justement à cela qu’on le reconnaît. Mais il semble que ce livre-ci n’ait rien à voir avec tous les autres, pour autant que tu te souviennes. Tu es déçu ? »

    En page quinze, le roman Si par une nuit d’hiver un voyageur commence « dans une gare de chemin de fer » où un homme entre dans le bar – voilà le récit lancé. L’auteur y implique bientôt son lecteur : « Ou peut-être l’auteur est-il encore indécis, comme du reste toi-même, Lecteur, n’es pas bien sûr de ce qu’il te plairait le plus de lire […] ». Des personnages échangent quelques mots, il est question d’une valise, d’un échange, d’une « Organisation » puissante.

    Page 29 : « Tu as déjà lu une trentaine de pages et voici que l’histoire commence à te passionner. » Pourtant elle s’interrompt. Le lecteur revient sur le devant de la scène, avec ses observations, « un peu désappointé : juste au moment où tu commençais vraiment à t’intéresser, voici que l’auteur se croit obligé de recourir à un de ces exercices de virtuosité qui désignent l’écrivain moderne » ! En effet, il reconnaît ce paragraphe, cette page... Le livre mal imprimé se répète, et le lendemain, le lecteur va le rendre au libraire. Celui-ci a déjà reçu quelques réclamations et un avertissement de la maison d’édition : par erreur, au brochage, des feuillets ont été mélangés avec ceux d’un autre livre, En s’éloignant de Malbork du Polonais Tadzio Bazakbal !

    Une demoiselle encore dans la librairie vient justement de réclamer. « Voici donc : la Lectrice fait son heureuse entrée dans ton champ visuel, Lecteur, ou plutôt c’est toi qui es entré dans un champ magnétique dont tu ne peux fuir l’attraction. » Les voilà en conversation et prêts à échanger leurs impressions et même leurs numéros de téléphone.

    Un nouveau récit commence ensuite, intitulé En s’éloignant de Malbork : « Une odeur de friture flotte, dès l’ouverture, sur la page, ou plutôt une odeur d’oignons […] ». Vous l’aurez peut-être déjà deviné, ce sera l’allure de tout ce roman : des chapitres centrés sur le Lecteur et  la Lectrice alternent avec des débuts de récits. Les voici devant un nouveau livre dont les pages n’ont pas encore été découpées, à l’ancienne. « S’ouvrir un passage dans la barrière des pages au fil de l’épée, voilà qui va bien avec l’idée d’un secret caché dans les mots : tu te fraies un chemin dans ta lecture comme au plus touffu d’une forêt. »

    Si par une nuit d’hiver un voyageur est un roman qui nous mène d’étonnement en étonnement. Si je me souvenais bien de cette succession de débuts de récits tous différents (à chaque fois on change d’auteur, de langue, de genre romanesque, de cadre, d’acteurs, de situation), j’avais oublié qu’en fait les intermèdes concernant les lecteurs et la lecture y occupent au total plus de pages que les récits eux-mêmes. Ils sont numérotés et constituent les « chapitres » un à douze dans la table des matières, en alternance avec dix récits aux titres différents. Ce qui les relie vous apparaîtra en cours de lecture ou à la fin.

    Qu’aiment-ils lire, ces lecteurs ? Ludmilla, la Lectrice : « Le roman que j’ai le plus envie de lire en ce moment, explique-t-elle, c’est celui qui te tiendrait toute sa force motrice de la seule volonté de raconter, d’accumuler histoire sur histoire, sans prétendre imposer une vision du monde ; un roman qui simplement te ferait assister à sa propre croissance, comme une plante, avec son enchevêtrement de branches et de feuilles… » C’est bien l’intention de l’auteur du récit suivant, remplir l’espace d’histoires, « comme une forêt qui s’étend de tous les côtés et ne laisse pas passer la lumière, tellement elle est épaisse […] ».

    Italo Calvino a écrit là un roman sur le récit, l’écriture, la lecture. Ce n’est pas un essai : il raconte bien des histoires et, avec de multiples clins d’œil à ses protagonistes lecteurs (et forcément à nous qui le lisons), fait apparaître des personnages aussi disparates qu’un espion, un vieil Indien surnommé « le Père des récits », une sultane, des gangsters ou des terroristes, et aussi la sœur de Ludmilla, Lotaria, une chercheuse, une professeur d’université, un traducteur maléfique, etc.

    Au chapitre huit, un « projet de récit » oppose deux écrivains « habitant deux »installés dans deux chalets en Suisse : un « écrivain productif » à succès et un « écrivain tourmenté ». Ils se jalousent l’un l’autre et chacun rêve « d’être lu comme lit la jeune femme », dans une chaise-longue sur une terrasse, « qui prend le soleil en lisant un livre », totalement absorbée par sa lecture. Je ne vous en dis pas plus, en espérant vous avoir fait sentir à quel point ce roman joueur est jubilatoire, si l’on accepte d’y entrer et de suivre toutes ces pistes plus ou moins farfelues, en appréciant son humour et ses dérives imaginaires.

    Italo Calvino a fait partie de l’Oulipo dont les recherches sur le langage se voulaient « naïves, artisanales et amusantes » (Queneau). Dans ce roman à la fois accessible et complexe, l’écrivain réalise un fantasme d’auteur désireux de partager avec ses lecteurs sa passion pour la littérature. Si par une nuit d’hiver un voyageur est un roman vertigineux où « la fiction dépasse la fiction » (Sindy Langlois), « quelque chose qu’on pourrait décrire comme les Mille et une nuits d’un lecteur de romans » (François Ricard). Si vous vous laissez faire, ce grand jeu de la lecture dans toutes ses dimensions vous procurera « des impressions nouvelles et inattendues ».

  • Commencement

    « C’était l’été où l’homme a pour la première fois posé le pied sur la Lune. J’étais très jeune en ce temps-là, mais je n’avais aucune foi dans l’avenir. Je voulais vivre dangereusement, me pousser aussi loin que je pourrais aller, et voir ce qui se passerait une fois que j’y serais parvenu. En réalité, j’ai bien failli ne pas y parvenir. Petit à petit, j’ai vu diminuer mes ressources jusqu’à zéro ; j’ai perdu mon appartement ; je me suis retrouvé à la rue. Sans une jeune fille du nom de Kitty Wu, je serais sans doute mort de faim. Je l’avais rencontrée par hasard peu de temps auparavant, mais j’ai fini par m’apercevoir qu’il s’était moins agi de hasard que d’une forme de disponibilité, une façon de chercher mon salut dans la conscience d’autrui. Ce fut la première période. A partir de là, il m’est arrivé des choses étranges. J’ai trouvé cet emploi auprès du vieil homme en chaise roulante. J’ai découvert qui était mon père. J’ai parcouru le désert, de l’Utah à la Californie. Il y a longtemps, certes, que cela s’est passé, mais je me souviens bien de cette époque, je m’en souviens comme du commencement de ma vie. »

    Paul Auster, Moon Palace (1989, traduit de l’américain par Christine Le Bœuf, 1990)

    * * *

    Premier paragraphe du premier roman que j’aie lu de Paul Auster, en février 1991.
    En ce premier mai où j’apprends qu’il n’est plus de ce monde depuis hier, émue, je me souviens de cette première lecture qui ouvrait un long compagnonnage dans ma vie de lectrice. Son dernier roman, Baumgartner, vient de paraître – je me réjouis d’aller le chercher en librairie.
    Je pense à Siri Hustvedt.

  • Normale

    Lafon La petite communiste Actes sud.jpg« STRASBOURG. Ils disent : elle n’est plus l’écolière qu’on notait d’un 10 sur son cahier de gym et qui jouait à la poupée devant la planète entière. Ils notent : elle a coupé ses couettes et rangé ses rubans, ses formes gonflent son maillot. Ils font preuve d’indulgence : la croissance est un « moment de relâche très compréhensible », elle a « attrapé » seize ans, après tout. Ils comptent : une médaille d’or à la poutre, une chute aux barres, moins de rapidité au saut même si elle a perdu cinq kilos cet été avant de venir. Ils s’émerveillent : avez-vous vu cette Portugaise qui ne pèse que vingt-neuf kilos !
    La jeune femme sera convoquée devant eux tous rassemblés dans la salle de presse, sévères. Ils attendront des larmes et des excuses, elle sourira pour les amadouer : « Heureusement que j’ai changé, à Montréal, j’avais quatorze ans. Je suis tout à fait… normale pour mon âge. »

    Lola Lafon, La petite communiste qui ne souriait jamais

  • La petite gymnaste

    Il y a presque un demi-siècle, aux Jeux Olympiques de Montréal en 1976, une petite gymnaste roumaine éblouissait le monde entier. La petite communiste qui ne souriait jamais (2014) de Lola Lafon est un roman, pas une « reconstitution historique de la vie de Nadia Comaneci », précise-t-elle dans l’avant-propos. Elle a respecté les dates, lieux et événements et « pour le reste […] choisi de remplir les silences de l’histoire et ceux de l’héroïne ».

    Lafon La petite communiste Babel.jpg

    Le roman suit le parcours de Nadia C. de 1969 à 1990. L’échange (en italiques) entre la narratrice et  la gymnaste reste « une fiction rêvée » où l’autrice a intégré quelques passages de son autobiographie (Letters to a Young Gymnast, 2011). C’était exceptionnel : à quatorze ans, la petite Roumaine, « sa queue de cheval de travers », découvrait au tableau d’affichage « ce terrible 1 sur 10 » en chiffres lumineux – un virgule zéro zéro qui signifiait un dix ! – une note inédite en gymnastique aux JO, non prévue dans le système.

    On lui ajoute trois contrôles antidopage supplémentaires. C’est un « séisme géopolitique » pour les Soviétiques qui craignent l’humiliation. « La grâce, la précision, l’amplitude des gestes, le risque et la puissance sans qu’on n’en voie rien ! » Elle est « la petite fée communiste qui ne souriait jamais », une « Lolita olympique » qui fait vieillir d’un coup ses concurrentes et récolte les médailles d’or.

    Des vidéos en ligne permettent de revoir ces incroyables performances. Lola Lafon n’avait alors que deux ans, je me suis demandé pourquoi elle avait décidé d’écrire sur ce sujet. La Roumanie des Ceausescu, elle l’a connue, elle a grandi sous le régime communiste. Comme Nadia C. qui va fuir son pays en 1989, elle se montre critique aussi envers les pays occidentaux : « La liberté des pays capitalistes, je me suis assez vite rendu compte que c’était bidon, il y avait le pouvoir du porte-monnaie, c’est tout. » (Libération, 2003)

    Je lis les récits de Lola Lafon à rebours de la chronologie. Elle a passé une  nuit au musée Anne Frank (Quand tu écouteras cette chanson), celle-ci a commencé à écrire son journal à l’âge de treize ans. Cléo est encore plus jeune quand elle entre à l’école de danse (Chavirer). Patricia Hearst a dix-neuf ans quand on l’a enlevée (Mercy, Mary, Patty). Les thématiques sont voisines, bien que les sujets soient différents : des héroïnes jeunes, le passage délicat de l’adolescence. 

    En racontant les entraînements, les régimes, la discipline imposés à Nadia C. et aux autres gymnastes entraînées par Béla et sa femme Marta à « l’école expérimentale [d’Onesti] qui formera l’élite des gymnastes socialistes », Lola Lafon décrit l’engagement physique et en même temps la volonté formidable de la petite : « Parfois, Béla craint qu’elle ne soit malade, cette pâleur silencieuse, ce regard fixe que contredit l’acharnement de ce corps minuscule à sans cesse décortiquer la difficulté de l’exercice jusqu’à sa digestion totale. Anaconda d’un risque dont on ne la nourrit jamais assez. »

    La petite communiste qui ne souriait jamais, « récit de haute voltige » (La presse), décrit dans tous ses aspects la vie d’une sportive de haut niveau, les hauts et les bas, les rivalités, le rôle des médias, les revers de la célébrité. Lola Lafon s’est appuyée sur une vaste documentation pour retracer une partie de la vie de Nadia Comaneci, au-delà même de sa retraite sportive en 1981. Ce roman montre les coulisses de ses incroyables performances et tente aussi de saisir sa personnalité, volontaire et secrète.