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Art - Page 35

  • Raconter une vie

    Dans Mes vies secrètes (2019), Dominique Bona raconte et se raconte – un peu, beaucoup, passionnément. La biographe qu’elle est devenue sans l’avoir vraiment choisi nous emmène dans ses voyages littéraires, sur les traces d’écrivains et d’artistes. Trois cents pages dont je me suis délectée, du « soleil de Majorque » où elle a suivi sur son bateau l’épouse de l’architecte qui a construit la villa de Romain Gary à Port d’Andratx, « Cimarron », jusqu’à la villa de François Nourrissier dans le XVIe, quand une phrase la désarçonne : « Je le sens bien, vous n’écrirez plus de romans… »

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    Au départ, il y a son coup de foudre pour Les Racines du ciel de Romain Gary, « l’Enchanteur », petit Poche reçu pour ses dix-huit ans fêtés près de la  Méditerranée : « une voix qui m’a charmée, une voix où j’entendais toute la tendresse du monde. Nul mieux que lui n’a dit la fragilité de la vie et de l’amour mais aussi le désir d’éternité : que la vie et l’amour puissent durer toujours. » Ce roman contient, écrit Bona, « un des plus beaux portraits de femme de la littérature », celui de Minna, l’Allemande qui a fui Berlin pour l’Afrique, une prostituée. (La biographie de Romain Gary, la première signée Dominique Bona, a reçu en 1987 le Grand prix de la biographie décerné par l’Académie française, où elle est la huitième femme élue, depuis 2013, comme l’indique la poignée de son épée d’académicienne.)

    Ses histoires, au fond, ce sont des rencontres, tout d’abord en tant que journaliste, pour préparer un article ou un entretien. Un rendez-vous l’a particulièrement impressionnée, « dans un petit appartement couvert de livres et surtout de tableaux, du sol au plafond. Un véritable nid d’artiste. » Jean-Marie Rouart, au chômage depuis deux ans, brouillé avec le Figaro et avec son idole, Jean d’Ormesson, écrit là au milieu de paysages, de marines, de bouquets de fleurs, de portraits de lui à tous les âges – des tableaux de famille. « Dans l’appartement de la rue du Cherche-Midi, il y avait sans que j’en aie conscience, sans que je puisse même en deviner l’augure, tout ce qui serait la matière et la trame de mes livres futurs. »

    C’est chez Simone Gallimard, élégante, sentimentale, qu’elle a signé son premier contrat, pour un premier roman, Les heures volées (1981), édité au Mercure de France. Les jeunes auteurs étaient accueillis dans son appartement (au-dessus de l’atelier de Delacroix, place de Furstenberg) ou chez elle à la campagne. L’éditrice se démenait pour décrocher des prix littéraires et on n’imagine pas les dessous inattendus de l’Interallié obtenu pour Malika, troisième roman de sa protégée.

    Dominique Bona, de chapitre en chapitre, révèle son enthousiasme pour les femmes hors du commun qu’elle a rencontrées dans les livres ou dans la vie. Son attrait pour les mystères, et en particulier pour les histoires secrètes, apparaît bien dans sa description d’un « joli coffret en carton noir » vu dans la vitrine d’un marchand de livres anciens : « Collection secrète d’un auteur célèbre ». Les photos de femmes nues que prenait Pierre Louÿs, poète célèbre publié au Mercure, la conduisent vers ses maîtresses, vers les trois filles de José Maria de Heredia, dont Marie, « reine des Canaques », l’épouse d’Henri de Régnier – le sujet des Yeux noirs. Ce chapitre sur les « dames galantes » évoque aussi sa visite à Arcachon chez un bibliophile étonnant, avec qui elle regrette d’être brouillée depuis la parution d’Une ville d’hiver ; il n’a pas aimé le personnage qu’il est devenu à travers son imagination de romancière.

    Je ne reprendrai pas tous les noms de l’histoire littéraire et de l’histoire de l’art qui reviennent sous la plume de Dominique Bona, je vous renvoie à sa bibliographie. J’ai aimé la suivre dans les coulisses de ses enquêtes biographiques. Peu à peu, elle y dévoile ses goûts, ses préférences, sa sensibilité. Les derniers chapitres sont les plus personnels. Dans « Les promesses amoureuses non tenues », elle parle de la tentation « d’inventer ce qui n’a pas été », comme cette liaison qu’elle imagine entre Berthe Morisot et Manet dont il n’y a aucune preuve sinon les onze portraits d’elle qu’il a peints. Des « voies qui s’ouvrent ou se ferment, sans qu’on sache trop comment ni pourquoi » : « J’ai toujours été fascinée par les forces de la nuit : ce qui est mystérieux dans une existence, ce qui est en dehors des champs du raisonnement, de la logique. »

    Décrivant les maisons où elle est entrée, Dominique Bona en choisit une où elle aurait aimé habiter, à Roz-Ven en Bretagne : chez Colette, une femme libre sur qui elle a écrit, à qui elle doit beaucoup, et « une libératrice », qui l’a « aidée à vivre ». « Seul le romancier passe pour un écrivain, le biographe écrit à l’ombre de sa gloire. » Bona, qui cultive l’art de la synthèse et de la concision, réussit dans « Mes vies secrètes » à raconter sa vie de biographe, à nous faire partager ses émotions, à nous montrer que le cœur peut être plus fort que l’intelligence.

  • Lignes

    geneviève asse,une fenêtre sur le livre,exposition,wittockiana,bruxelles,beaux livres,illustration,lignes,couleurs,bleu,gravure,peinture,livres,carnets,culture« Aux lignes gravées à la pointe sèche et aux burins répondent les lignes des cuvettes, traces des plaques de cuivre sur les feuilles imprimées. Geneviève Asse en parle comme des fenêtres : « [elles] tiennent lieu de lignes, de fils de lumière, de stèles transparentes avec lesquels je construis dans l’espace. Les cuvettes comptent autant que les traits que j’inscris, elles suscitent une profondeur, une distance, une sensation de relief. » (BNF, p. 20) »

    Géraldine David & Perrine Estienne, Geneviève Asse – Une fenêtre sur le livre, Editions Esperluète – Wittockiana, 2021.

    Geneviève Asse © René Tanguy

  • De Geneviève Asse

    Geneviève Asse (1923-2021), « artiste majeure de son temps » (Yves Peyré), a quitté ce monde peu de temps avant que s’ouvre l’exposition qui lui est consacrée depuis la mi-septembre à la Wittockiana (musée du livre et de la reliure) : Geneviève Asse – Une fenêtre sur le livre. J’étais curieuse de découvrir de plus près l’univers de cette artiste d’origine bretonne, inhumée sur l’Ile-aux-Moines où elle avait une maison et un grand atelier.

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    Vue partielle de l'exposition

    Dès l’entrée, j’ai ressenti une grande paix à côtoyer l’œuvre de cette peintre fameuse également créatrice de livres et passionnée pour le dessin et la gravure. C’est avec le poète et éditeur Pierre Lecuire (1922-2013), qui concevait le livre comme une œuvre d’art et a collaboré pour plusieurs ouvrages avec Nicolas de Staël, qu’elle a réalisé son premier livre illustré : L’Air (1964). Geneviève Asse les avait rencontrés tous deux en 1953 chez Jean Bauret, « fabricant de textiles et collectionneur de tableaux » (Guide du visiteur, source des citations).

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    Son livre suivant rendra hommage à Giorgio Morandi. Au-dessus d’une table où sont exposés des carnets (prêts de Silvia Baron Supervielle), deux petites huiles des années ’70, Composition et Fenêtre (par courtoisie de la Galerie Laurentin), témoignent de son exploration du bleu et du trait pour animer l’espace du papier, de son option pour la clarté, la simplicité, l’aérien… Morandi, Chardin, Cézanne, Braque, découverts lors de ses visites au Louvre et dans les livres, sont de véritables sources d’inspiration pour Geneviève Asse. Chez Chardin, elle admire la sobriété, la transparence, la conception de l’espace.

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    © Geneviève Asse, Sans titre, 1968.
    Huile sur toile, 14,4 x 22 cm. Courtesy Galerie Laurentin

    Les natures mortes l’attirent, les objets, leur solitude. Elle en peint au début, avant de se consacrer uniquement aux lignes et aux couleurs – pionnière de l’abstraction. Lumineuse, une petite huile sur toile de 1968 (Sans titre) donne une incroyable sensation d’espace à travers de subtiles nuances de blanc, de bleu, de gris. On voit dans ses carnets des essais de matière, de couleurs, des esquisses au crayon. C’est le travail sur le blanc et l’ocre qui a mené l’artiste vers le bleu, et parfois le rouge. Ces carnets de peintre sont traités comme de petits livres à part entière, elle peint aussi leur couverture, leur tranche.

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    Geneviève Asse, carnet de dessin à spirale, non paginé [12 p.], 1980, 22 x 14 cm

    Tous les livres exposés sont de précieuses éditions originales. Des pointes sèches, des aquatintes de Geneviève Asse accompagnent des textes de Francis Ponge (frontispice de Première et seconde méditations nocturnes, 1987), de Charles Juliet (Une lointaine lueur, 1977), d’Yves Bonnefoy (Début et fin de la neige, 1964)… « Tout le livre vous parle : son épaisseur, son papier, sa couverture, ses gravures et son texte aussi », dit Monique Mathieu, grande relieuse française, prix Rose Adler en 1961, que l’artiste admirait beaucoup et qui devint une amie, « malgré la nature solitaire de Geneviève Asse ». Toute une table est consacrée au grand livre Haeres signé par le poète André Frénaud, mari de Monique Mathieu, et par Geneviève Asse.

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    André Frénaud, Geneviève Asse, Haeres, Paris, Editions de l'Ermitage, 1977

    Lorsque Silvia Baron Supervielle, avec qui elle a signé Les Fenêtres en 1976,  décide de traduire le recueil de poésie de Borges, Les Conjurés, Gallimard a déjà confié la traduction à Claude Esteban, mais propose de publier la sienne sous forme de livre illustré. La femme de Borges suggère de faire appel à Geneviève Asse. Dès sa lecture, celle-ci déclare que le livre sera rouge, en accord avec « le rythme, le titre, les formes des poèmes ». Un rouge vibrant, celui choisi par Picasso pour Le Chant des morts de Reverdy. Le livre paraît à Genève en 1990.

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    Jorge Luis Borges, Geneviève Asse, Les Conjurés 3 Photo © Lou Verschueren 

    Pour Asse, « la peinture, le dessin, la gravure forment un tout qui avance ensemble. La gravure penche du côté de l’écriture […] ». Si Geneviève Asse aime les poètes, elle a confié que de tous les écrivains qu’elle avait vus, c’est Samuel Beckett qui [l’] a le plus retenue (dans un documentaire de Florence Camarroque, Geneviève Asse. Entre ciel et mer). La femme de l’écrivain s’approvisionnait dans une boutique tenue par la mère de l’artiste boulevard Blanqui, ce qui facilita un premier contact. Beckett lui confiera un texte court, Abandonné, pour lequel Asse a créé douze petites gravures à la pointe sèche.

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    Samuel Beckett, Geneviève Asse, Abandonné, Paris, 1971 Photo © Lou Verschueren 

    « Bon qu’à ça », avait répondu Beckett à une enquête de Libération (Pourquoi écrivez-vous ?, 1985). Geneviève Asse reprend cette réponse à son compte au micro de Laure Adler (France culture, 2010) où on peut l’écouter parler de son travail – « J’essaye d’y mettre ma lumière » – et un peu d’elle-même : « Je suis une silencieuse. » Entre le ciel et la mer, qu’y a-t-il ? L’horizon. Une ligne.

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    Geneviève Asse, Carnet de peintre. Le bleu Asse Photo © Lou Verschueren 

    En fin de parcours, dans une salle voisine, on peut admirer de magnifiques reliures sur des livres édités par Pierre Lecuire, du Fonds Michel Wittock (Fondation Roi Baudouin). On aimerait toucher, feuilleter ces beaux ouvrages, comme le font ces mains sur plusieurs vidéos de Simon Malotaux projetées à l’exposition, ouvrant l’un ou l’autre livre ou carnet. A la Bibliotheca Wittockiana, Geneviève Asse – Une fenêtre sur le livre offre une approche très intéressante d’une grande artiste. A découvrir jusqu’au 30 janvier 2022.

  • L'aura des lieux

    lydia flem,paris fantasme,récit,essai,paris,rue férou,ville,habitants,histoire,autobiographie,personnalités,réflexion personnelle,archives,culture,habiter« J’arpente plus volontiers les pages des livres et des manuscrits que l’asphalte des villes. La littérature m’abrite, m’exalte et m’apaise. A défaut de traverser l’espace avec aisance, la liberté m’est donnée de conduire une recherche sur l’aura des lieux. Si les murs parlent à voix feutrée, loin du brouhaha du monde , une oreille butineuse pourrait en capter quelques murmures, se laisser séduire par ses petites musiques.
    Presque à mon insu, cette ruelle parisienne est devenue l’espace de déambulations fictionnelles, de recherches dans les archives, bibliothèques réelles ou virtuelles. La tentation est grande de se perdre dans les pièges de l’érudition encyclopédique, le furieux désir de tout savoir, d’atteindre à une forme de totalité. Puis l’incomplétude reprend le dessus, le chantier demeure ouvert, inachevé.
    Entre vies romantiques et vies romancées, entre Histoire et intimité, la rue Férou invite à découvrir l’expérience des autres à partir de sa propre sensibilité, puis à se laisser modeler, tracasser, bousculer par leurs existences. »

    Lydia Flem, Paris Fantasme

  • Lydia Flem rue F.

    Emprunté avant de partir, Paris Fantasme de Lydia Flem, avec « Les larmes » de Man Ray en couverture, s’est révélé une excellente lecture de vacances, chaque chapitre proposant une nouvelle adresse ou un thème particulier. Cinq cents pages pour « une rue, dix maisons, cent romans ». En épigraphe, Virginia Woolf. En préambule, sous une citation de Freud – faut-il rappeler que Lydia Flem est aussi psychanalyste ? –, une question liminaire qu’elle se pose depuis toujours : « Qu’est-ce qui donne le sentiment d’être chez soi quelque part ? D’habiter tout à la fois son corps, sa maison et le monde ? »

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    Mur peint à la main du poème "Le bateau ivre" d'Arthur Rimbaud (cliquer pour agrandir)
    par Jan Willem Bruins (Paris, Rue Férou, 2012)

    Les vingt pages de « Sur le seuil » mettent en place les éléments personnels mêlés à ses recherches sur la rue Férou : les histoires que lui racontait son père, l’enfant « vive, joyeuse, espiègle » qu’elle était avant de devenir une adolescente craintive – à vingt et un ans, ne parvenant plus à traverser la rue, seule, elle entreprend une psychanalyse  –, l’admiration pour sa mère, Résistante française revenue d’Auschwitz, qui l’a élevée en français, « sa langue d’adoption, sa langue d’amour ».

    En 2012, Lydia Flem lit que Man Ray a vécu ses dernières années au 2 bis, rue Férou, non loin de sa propre « tanière parisienne » dans le VIe arrondissement. Née à Bruxelles, ayant vécu à Vienne, Venise, Paris, elle concède n’avoir comme seul territoire véritablement personnel que son « corps-maison-monde ». Le premier mai 2012, elle découvre, « peints à main levée par un calligraphe sur le long et haut mur d’enceinte de l’hôtel des finances du VIe arrondissement », les premiers vers du « Bateau ivre » d’Arthur Rimbaud.

    Ainsi a commencé la construction de ce livre « tout en courbes et en zigzags ». Tant de personnalités ont habité rue Férou, écrivains, artistes, tant de personnages littéraires aussi ! Elle qui « arpente plus volontiers les pages des livres et des manuscrits que l’asphalte des villes » a trouvé une rue à explorer plus avant : une dizaine de maisons dans une rue en pente douce entre la place Saint-Sulpice et le jardin du Luxembourg.

    Paris donc, mais pourquoi « Fantasme » ? « Toutes les rues du monde ne sont-elles pas des fantasmes ? » interroge celle pour qui « Nos histoires singulières sont liées à toutes les autres histoires. » Les archives de la rue Férou font surgir des fantômes. Une première salve de notes datées va d’un contrat de mariage en 1635 à 1934, l’année où un célèbre affichiste, Cassandre, y ouvre une école d’art graphique – il est l’auteur des initiales « enchevêtrées » d’Yves Saint Laurent.

    Lydia Flem, qui expose et publie des photographies, s’arrête sur une photo de ses parents à Venise en 1952. Son livre traverse le temps et l’espace, passe des archives sur Etienne Férou, procureur au Parlement, décédé avant 1547 à une photo d’elle-même dans son berceau, « nouvelle-née » privée alors de sa mère atteinte de tuberculose. Plus loin, décrivant une photo d’elle à onze mois avec sa grand-mère au jardin des Tuileries, elle conclut : « Notre vie est d’abord une narration, un conte, un poème. »

    Et puis, voici les maisons, les habitants de la rue Férou : le numéro 1, disparu ; le numéro 2, où vivait le curé de Saint-Sulpice au XVIIe siècle ; elle raconte sa vocation, son parcours, la fondation d’un séminaire (détruit) dont subsiste le grand mur désormais dévolu aux cent vers déclamés par Rimbaud lors du dîner des « Vilains Bonshommes ». Le calligraphe Jan Willem Bruins (1946-2021) a commencé à calligraphier sur les murs à Leyde avec un poème de Marina Tsvetaïeva, pour fêter les cent cinquante ans du mouvement De Stijl.

    Certains chapitres de Paris Fantasme se terminent sur des recettes, familiales ou liées aux personnalités de la rue Férou. Les moins connues y côtoient les plus célèbres. Dans l’impasse disparue entre le 2 et le 4 ont vécu « Belle et bonne », la fille adoptive de Voltaire ; Anne Soria, factrice de pianos portatifs pour enfants. L’impasse s’est métamorphosée en atelier d’artiste, 115 m2 sous un toit de verre.

    Après un détour par la maison natale de Lydia Flem, une maison blanche moderniste des années 50 où ses parents vivaient au deuxième étage, voici le 2 bis de la rue Férou où vécut Man Ray, l’ami américain de Marcel Duchamp qui a choisi de vivre « ailleurs » pour « naître à soi-même, le choix de tout artiste ». Sa vie hors du commun racontée, Lydia Flem lui adresse une lettre : sa mère admirait que Man Ray ait su « être là où ça se passe », ce coin de Paris était « le pays de [sa] mère ». « Pourquoi suis-je toujours restée en transit, dans l’entre-deux, Paris-Bruxelles, sans rompre le sortilège du passage (…) ? »

    Chaque numéro de la rue Férou devient matière à conter, à raconter des vies dont on a gardé la trace, à faire revivre les siens et à ranimer des choses, comme ce mobile à la Calder fabriqué par son père Boris et qui se trouve à présent chez elle au-dessus d’une table. Pour se sentir au plus près de son sujet, Lydia Flem va y louer pendant quelques mois un lieu où écrire.

    Dumas a fait vivre ses mousquetaires dans le quartier. Mme de la Fayette a écrit La princesse de Clèves au 10, rue Férou. Le jeune Fantin-Latour y a vécu pauvrement, avant que Whistler ne lui procure une clientèle anglaise pour ses natures mortes de fleurs et de fruits. (Flem rappelle qu’Elstir, le nom donné par Proust au peintre de La Recherche, est l’anagramme des six dernières lettres de Whistler.)

    Ouvrez Paris-Fantasme : un formidable kaléidoscope de la vie parisienne en même temps qu’une réflexion personnelle sur l’art d’habiter. Certaines pages m’ont rappelé Chez soi, l’essai de Mona Chollet.  Si vous n’êtes pas sensible à la magie de « prononcer les noms » des archives de la rue Férou, écoutez les accents autobiographiques de Lydia Flem – un des fils du livre que j’ai retrouvé chaque fois avec plaisir. Enfin, son hommage à Eugène Atget, le photographe qui a immortalisé les anciens quartiers de Paris détruits par Haussmann est suivi d’une lettre : un beau portrait de celui qu’elle appelle « le Nadar de Paris ».