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Art - Page 27

  • Sa vie en peintures

    Voici un livre passionnant qui m’a fait sourire tout du long. María Gainza, journaliste argentine et critique d’art, nous invite à Buenos Aires dans son premier roman, Ma vie en peintures (El nervio óptico, 2014, traduit de l’espagnol par Gersende Camenen, 2018). « Les aspects visuels de la vie ont toujours eu pour moi plus de poids que sa substance. » (Joseph Brodsky) « « Je vais regarder le petit tableau », dit Liliana Maresca après avoir pris sa dose de morphine. » (Lucrecia Rojas) Les deux épigraphes donnent le ton.

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    L’imaginative María Gainza mêle avec verve choses vécues et choses vues dans un récit par épisodes où la narratrice parle d’elle-même, de sa famille, de ses amis tout en racontant ses rencontres avec des peintures. « Le cerf de De Dreux » commence avec une pluie soudaine et le passage d’un taxi qui l’éclabousse. Trempée, la petite robe jaune qu’elle porte ce jour-là pour « faire visiter une collection privée à un groupe d’étrangers. C’est ce que je faisais dans la vie et c’était pas mal comme travail […] » Après l’orage, une voiture dépose un couple d’Américains, « elle en blanc et lui en noir, impeccables et parfaitement secs, comme si leur chauffeur venait de les récupérer chez le teinturier. »

    L’hôtesse, qui l’a « scannée de haut en bas » à son arrivée, a le bon goût de lui prêter des « pantoufles blanches poilues », ridicules. « Tout ce qu’il me restait, c’était le trait d’esprit, le coup d’œil sagace, et j’étais plus ou moins remise en selle lorsque je suis tombée sur un cheval gris pommelé qui galopait dans ma direction sous un ciel couleur d’étain. » La femme en gris remarque l’hésitation dans son regard et décoche : « Alfred de Dreux. On ne vous en parle pas à l’université ? A propos du dix-neuvième siècle ? »

    Je vous donne ces détails du préambule ironique à sa rencontre avec « La chasse au cerf » au musée national d’Art décoratif pour rendre l’atmosphère du livre de María Gainza – des illustrations permettent de découvrir les œuvres, de différents musées de Buenos Aires. « Tout l’art se joue dans la distance qui sépare ce que l’on trouve joli de ce qui nous captive. » Quand elle décrit et commente un tableau, c’est sur le même ton primesautier qui donne tant de sel à ce roman dont chaque chapitre peut se lire comme une nouvelle. Chacun raconte une histoire autour de l’œuvre d’un artiste, célèbre ou non.

    Dans Ma vie en peintures, une scène de chasse peut mener à une assiette de gibier ou à la balle perdue qui a emporté une amie, un brouillard « de lin » causé par des brûlis de pâturages hors contrôle à un petit musée à l’autre bout de la ville, un coup de téléphone du frère de la femme de son premier mari au souvenir d’un feuilleton télévisé. Au passage, on découvre des ruines en tous genres et le dialogue difficile de la narratrice avec une mère issue du milieu patricien qui la considère comme « celle qui a gâché sa vie, la petite gauchiste distinguée qui vit comme une paria. »

    Ce qui rend le roman très vivant, c’est ce mélange d’observations et d’anecdotes avec les considérations esthétiques d’une amatrice d’art pour qui les musées sont un but de promenade idéal, qui examine la peinture sans souci des conventions en la matière et trouve les mots pour décrire son dialogue personnel avec une œuvre.

    Elle se souvient par exemple d’avoir accompagné son père avec Alexia, sa sœur de cœur, chez un peintre animalier à qui son père achète un chat hyperréaliste. Trois ans plus tard, lorsque les deux amies découvrent un autoportrait de Foujita avec son chat, elle devine immédiatement le verdict d’Alexia : « A côté de ce chat, celui de ton père a l’air empaillé. » Un séjour à Mar del Plata avec des amis surfeurs et voilà « Mer orageuse » de Courbet, « la vie avec tout son panache ». Une visite chez l’ophtalmo pour l’œil droit qui papillote et voici Rothko sur un poster dans la salle d’attente.

    María Gainza montre beaucoup d’aisance à raconter quelques épisodes de sa vie et à nous rappeler en même temps, sans lourdeur ni superficialité, le parcours des peintres évoqués. Je n’ai pas encore signalé les nombreuses citations littéraires qui se glissent dans son roman comme si de rien n’était. La littérature, l’art, l’écriture, ce sont ses joies, à n’en pas douter, et elle sait les partager.

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    Remarqué sur les blogs d’Annie, de Keisha et de Marilyn, Ma vie en peintures présente en couverture « Jeune fille assise » du peintre argentin Augusto Schiavoni – pour María Gainza sa « copie conforme » : « J’étais comme ça à onze ans, les yeux écartés, glacials comme la pointe d’une aiguille, la mine renfrognée, le menton frondeur. » Et plus loin, cette phrase avec laquelle je conclus : « Toute interprétation n’est-elle pas aussi une autobiographie ? »

  • Seuil

    Toussaint Monet Minuit (rogné).jpg« Tous les matins,
    lorsqu’il entre dans l’atelier,
    Monet prend congé du monde.
    Il passe le seuil, et, devant lui,
    de l’autre côté de la porte,
    encore invisible, immatériel,
    c’est l’art qui l’attend. »

    Jean-Philippe Toussaint,
    L’instant précis où Monet entre dans l’atelier

    Couverture rognée et mise en page du texte T&P

  • L'instant précis

    C’est un tout petit livre des éditions de Minuit, trente pages à peine : L’instant précis où Monet entre dans l’atelier. Jean-Philippe Toussaint veut saisir Monet « là, à cet instant précis où il pousse la porte de l’atelier dans le jour naissant encore gris. » Le titre du texte en est le leitmotiv. 

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    Monet dans l'Atelier des Nymphéas (source : Fondation Monet)

    « C’est le moment du jour que je préfère, c’est l’heure bénie où l’œuvre nous attend. » Eté 1916. « Depuis quelques mois, Monet a pris possession du grand atelier qu’il s’est fait construire en haut de son jardin pour pouvoir travailler sur les vastes formats des panneaux des Nymphéas. »

    Ma première visite à l’Orangerie pour voir les salles des Nymphéas reste une de mes plus grandes émotions esthétiques à ce jour, la plus grande en peinture, peut-être. J’avais dix-sept ans. J’ai appris alors l’histoire de ces grands panneaux, chef-d’œuvre du peintre, histoire qu’on retrouve en filigrane du texte de Jean-Philippe Toussaint, axé sur les perceptions et sur la création artistique.

    « Ce que Proust avait fait avec des mots, en transformant ses sensations et son observation du monde en un corpus immatériel de caractères d’imprimerie, Monet le fera avec des couleurs et des pinceaux. » Monet se met à travailler aux grands formats des Nymphéas pendant la guerre de 1914-1918. Le lendemain de l’armistice, il écrit à son ami Clemenceau pour offrir « deux panneaux décoratifs » à l’Etat par son intermédiaire. On sait ce qu’il en adviendra.

    Les nymphéas du jardin de Monet et ses Nymphéas sont régulièrement mis à l’honneur sur Giverny News, où Ariane, guide à Giverny, partage ses photos et ses chroniques. Si vous ne connaissez pas son blog, voici les liens vers des billets qu’elle a consacrés à l’amitié entre le peintre et Clemenceau, aux Nymphéas de l’Orangerie, à l’atelier.

    En guise de remerciement, Toussaint précise ceci : « C’est mon ami Ange Leccia qui m’a donné l’envie d’écrire sur Monet. » Le musée de l’Orangerie présente jusqu’au 5 septembre son œuvre (D’) Après Monet. Ange Leccia a conçu pour le musée un arrangement vidéo « qui propose de sentir et de lire la polysémie des Nymphéas de Monet à partir de l’histoire de la genèse de cette œuvre magistrale. » (Site de l’Orangerie)

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    Deux captures d’écran de la vidéo d’Ange Leccia, « (D’) Après Monet » (2020), exposée au Musée de l’Orangerie.
    ANGE LECCIA, PARIS, ADAGP, 2022 (Source : Le Monde)

    Sollicité par le musée, raconte Roxana Azimi dans Le Monde, « le vidéaste s’est immergé dans la bulle de verdure de Giverny à la nuit tombée et aux petites heures du jour. » (Le Monde, 4/3/2022) Et c’est ainsi que L’instant précis où Monet entre dans l’atelier de Jean-Philippe Toussaint emmène notre imagination en balade, de Giverny à Paris. « A peine trente pages, qui nous racontent ce qu’on savait déjà et nous montrent ce qu’on avait déjà vu, mais donnent l’illusion d’une révélation. Comme un supplément de grâce. » (Jérôme Garcin, L’Obs, 10 mars 2022)

  • Leïla la nuit

    Premier titre lu dans la collection « Ma nuit au musée », Le parfum des fleurs la nuit est un texte de Leïla Slimani plus personnel que Le pays des autres où elle raconte l’histoire de sa famille. Elle parle ici d’abord de l’écriture, sa passion, de son bureau où le besoin de s’isoler engendre refus (dire non aux sollicitations) et renoncement : « L’écriture est discipline. Elle est renoncement au bonheur, aux joies du quotidien. On ne peut chercher à guérir ou à se consoler. On doit au contraire cultiver ses chagrins comme les laborantins cultivent des bactéries dans des bocaux de verre. »

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    Felix Gonzalez-Torres, Untitled” (Blood), 1992 ; “Untitled” (7 Days of Bloodworks), 1991,
    Vue de l’exposition « Luogo e Segni », Punta della Dogana, Venise, 2019 : Collection Pinault.
    Courtesy Felix Gonzalez-Torres Foundation Cappelletti
    © Palazzo Grassi.
    Photo Delfino Sisto Legnani et Marco

    Elle a tout de même accepté de rencontrer une éditrice, en décembre 2018, se promettant d’être intraitable pour préserver l’écriture d’un roman en cours. Mais elle dit oui à sa proposition : être enfermée une nuit dans un musée à Venise. La Douane de mer est devenue un musée d’art contemporain, ce n’est pas ce qui l’intéresse, mais bien « l’idée d’être enfermée », sans doute « un fantasme de romancier ». Leïla Slimani cite les écrivains qu’elle aime et chez qui elle retrouve ses propres obsessions, comme Virginia Woolf écrivant dans son Journal : « J’ai posé à la malade imaginaire et tout le monde me laisse tranquille. »

    « Ce que l’on ne dit pas nous appartient pour toujours. Ecrire, c’est jouer avec le silence, c’est dire, de manière détournée, des secrets indicibles dans la vie réelle. La littérature est un art de la rétention. » Evoquant Le monde d’hier de Stefan Zweig, elle se demande ce qu’il aurait pensé de notre époque « où toute prise de position vous expose à la violence et à la haine, où l’artiste se doit d’être en accord avec l’opinion publique ».

    En avril 2019, Leïla Slimani, qui n’a rien à raconter sur l’art contemporain et ne tient pas à répéter tout ce qui a déjà été écrit sur Venise, observe les gens, l’afflux des touristes qui a réduit la population des Vénitiens de moitié en trente ans, « comme des Indiens dans une réserve, derniers témoins d’un monde en train de mourir sous leurs yeux ». Elle se souvient de ses voyages au Japon, en Inde. A la Douane de mer, le gardien la conduit au petit lit de camp installé dans « une salle où sont exposées des photographies de l’Américaine Berenice Abbott. » « Buena notte ».

    La voilà prise au piège dans un endroit où les fenêtres ne s’ouvrent pas, où il est interdit de fumer : pourquoi a-t-elle accepté ? A un ami qui jugeait l’exercice « assez snob », elle a parlé d’une « sorte de performance », d’une expérience. Mal à l’aise dans ce musée, elle écrit sur ses peurs, peut-être héritées de sa mère inquiète de tout, avoue sa peur des hommes « qui pourraient [la] suivre ». Dans le milieu où elle a grandi, les livres étaient plus présents que l’art, même si ses parents s’intéressaient aux peintres contemporains marocains et si son père peignait des toiles mélancoliques à la fin de sa vie. Elle se souvient de ses premières visites au musée à Paris, d’un voyage en Italie avec un ami.

    Avec le fascicule de l’exposition en cours, « Luogo e Segni » (« Lieu et signes »), elle regarde les œuvres, s’intéresse aux artistes, s’interroge sur l’art conceptuel. « Le rideau » en billes de plastique rouge sang de Felix Gonzales-Torres, mort du sida, lui rappelle celui de l’épicier de son enfance et la ramène à son obsession du corps, de la déchéance, de la douleur. Au centre du musée, voici l’installation de Hicham Berrada qui lui a inspiré le titre : un galant de nuit appelé aussi « mesk el arabi » qu’elle aperçoit dans des terrariums à travers des vitres teintées, « plante familière, chantée par les poètes et tous les amoureux », la plonge dans les réminiscences. « A Rabat, il y avait un galant de nuit près de la porte d’entrée de ma maison. » Son parfum, que son père respirait par la fenêtre ouverte le soir, « ne cessait de l’émerveiller. »

    « Je m’appelle la nuit. Tel est le sens de mon prénom, Leïla, en arabe. Mais je doute que cela suffise à expliquer l’attirance que j’ai eue, très tôt, pour la vie nocturne. » « Le galant de nuit c’est l’odeur de mes mensonges, de mes amours adolescentes, des cigarettes fumées en cachette et des fêtes interdites. C’est le parfum de la liberté. » Pourquoi s’être enfermée là ? Pour écrire sur sa jeunesse, sur son parcours, ses choix, ses lectures ?

    Les œuvres commentées par Leïla Slimani sont celles qui renvoient à quelque chose en elle, qui activent sa mémoire, qui réveillent des « fantômes du passé », celui de son père en particulier. « En disparaissant, en s’effaçant de ma vie, il a ouvert des voies que, sans doute, je n’aurais jamais osé emprunter en sa présence. » Elle évoque sans préciser sa déchéance sociale et son incarcération. « Ce qui est arrivé à mon père a été fondateur dans mon désir de devenir écrivain. » Il lisait beaucoup. « Il était ma famille mais il ne m’était pas familier. »

    Le parfum des fleurs la nuit, récit d’une nuit dans un musée d’art contemporain, est surtout l’histoire d’un rendez-vous de Leïla Slimani avec elle-même, un texte sur sa vie en même temps qu’une réflexion sur l’enfermement, la solitude, la création littéraire. J’ai aimé la franchise avec laquelle elle aborde son sujet, sans se soucier des conventions.

  • Portraits XIXe/XXe

    Ce portrait de lectrice signé Alfred Stevens est le premier que j’aie remarqué en entrant à la Brafa, chez Ary Jan, une galerie fidèle aux artistes de la Belle Epoque. Outre sa toilette élégante, Stevens rend agréablement le décor bourgeois de cette scène de lecture devant une fenêtre ouverte sur un jardin, retenue sur la droite par une jardinière fleurie. Le cadre d’époque rehausse bien l’or doux de la chaise et de la toile d’ombrage, en harmonie avec la robe et même la chevelure.

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    Alfred Stevens, La lecture, 1885, huile sur toile, 46 x 38 cm

    A moins que vous la trouviez rousse, comme cette belle aux bras croisés peinte de profil par André Hennebicq (1836-1904), belge lui aussi : Un rayon de lumière. Daté de la fin du XIXe siècle, ce portrait est beaucoup plus sobre. Rien ne nous distrait de son modèle, de la lumière dans ses cheveux, de son regard rêveur.

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    André Hennebicq, Un rayon de lumière, fin XIXe, huile sur toile, 75 x 60 cm

    Le Portrait de Jo Vogel signé Jan Toorop date de 1910. Le peintre néerlandais (dont je vous avais parlé à l’occasion de la sortie d’un album de Kitty Crowther, Le chant du temps) rend avec force la physionomie de la jeune fille qui nous regarde bien en face. On devine les bords d’un grand nœud dans ses cheveux, de la même couleur que le haut de sa robe aux motifs art nouveau.

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    Jan Toorop, Portrait de Jo Vogel, 1910, crayon et craie de couleur sur papier, 32 x 24,5 cm

    Egalement exposé par Studio 2000, voici Scène de fête de Walter Sauer : un artiste belge mort trop jeune (1889-1927) que j’aime beaucoup. Le Dictionnaire des peintres belges le présente comme un « peintre et dessinateur de femmes fatales, de nus et de maternités » – lisez plutôt la notice de la galerie Lancz. L’air songeur du modèle contraste avec le titre, mais elle porte une jolie tenue festive, et sa ceinture fleurie la relie au décor de fleurs japonisant autour d’elle.

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    Walter Sauer, Scène de fête, 1927, technique mixte sur papier sur panneau, 84 x 66 cm