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« Olive comprend pourquoi Chris [son fils] n’a jamais eu beaucoup d’amis. Il lui ressemble sur ce plan, il ne supporte pas les bla-bla. Surtout pour avoir les oreilles qui sifflent dès qu’on leur tourne le dos. Il y a bien longtemps, quand quelqu’un avait laissé devant leur porte un panier rempli de bouse de vache, la mère d’Olive avait dit : « Ne fais jamais confiance aux gens, ma fille. » Cette façon de penser agaçait Henry, mais Henry était agaçant, lui aussi, avec sa naïveté tenace – comme si la vie ressemblait à cette farandole de gens souriants qui s’étalent dans les pages de catalogues de vente par correspondance. »
Elizabeth Strout a reçu le prix Pulitzer 2009 pour Olive Kitteridge, un roman traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Brévignon. Olive enseigne les mathématiques dans une petite ville côtière du Maine, Crosby, où son mari, Henry Kitteridge, tient la pharmacie. Ils ont un fils, Christopher. Sujette aux sautes d’humeur, grande et toute en rondeurs, Olive ne figure d’abord qu’à l’arrière-plan du récit. Chapitre après chapitre, les diverses facettes de sa personnalité apparaissent en même temps qu’on découvre leur vie de famille et celui de leur voisinage.
Couverture originale (2008)
La pharmacie est un « refuge paisible » pour Henry, il y oublie « l’état de malaise où le laissait parfois sa femme quand elle quittait leur lit pour errer dans la maison aux heures sombres de la nuit ». Il s’y sent heureux, accueille les clients avec une grande serviabilité. Quand la vendeuse qui tenait la caisse était morte inopinément, il avait engagé Denise, « une souris » selon Olive, une jeune mariée gentille et mignonne aux yeux d’Henry, qui appréciait sa compagnie.
« Mme Kitteridge », comme l’appelle toujours Kevin Coulson qui a été son élève et l’aimait bien, malgré sa sévérité, n’hésite pas à lui parler franchement de la dépression de sa mère quand il revient de New York pour l’enterrer, après qu’elle s’est suicidée. Olive lui confie que son propre père « s’est tiré une balle » et que son fils, devenu podologue, est plutôt dépressif, lui aussi. Ils ne se doutent ni l’un ni l’autre qu’ils vont bientôt devoir venir en aide à une jeune femme tombée en mer à la marée montante.
La romancière relate ce qui arrive à différents personnages proches ou éloignés des Kitteridge, comme la pianiste d’un bar où ils vont parfois prendre un verre ou cette femme d’une autre ville que Christopher épouse et installe dans la jolie maison qu’Olive et Henry avaient conçue eux-mêmes avant d’en construire une autre à quelques kilomètres – « elle a toujours été créative, que ce soit pour coudre des robes, s’occuper des jardins, construire des maisons. »
« Certes, Olive ne pratique aucun sport et son taux de cholestérol explose tous les barèmes. Mais il ne s’agit que d’une excuse, une façon de cacher qu’en réalité c’est son âme qui s’épuise. » D’emblée, elle prend sa belle-fille en grippe, ne comprenant pas que son fils ait épousé une gastro-entérologue. En revanche, elle s’intéresse à une jeune fille anorexique, Nina, qui fréquente avec son petit ami le snack-bar de la marina : « Je ne sais pas qui tu es, jeune fille, mais tu me brises le cœur. »
Si les Kitteridge forment encore un couple, c’est largement grâce à la bienveillance d’Henry, toujours à l’écoute d’Olive et des autres. Elle ne l’accompagne pas à l’office, il n’insiste pas. Quand elle est excessive, il garde son calme. Ils se racontent les potins entendus durant la journée. Malgré le caractère bourru de son épouse, il apprécie leur vie telle qu’elle est.
Olive Kitteridge est au fond un roman sur la vie ordinaire de gens qui se supportent ou non, dans leur vie privée comme dans leur vie sociale. Les événements inattendus auxquels Olive sera confrontée sur une trentaine d’années révéleront sa manière de faire face à ce qui arrive, quoi qu’on pense d’elle. Cette femme sans concession n’a pas la langue en poche – elle ne cesse de surprendre tout au long du récit.
C’est souvent drôle, malgré les drames. Elizabeth Strout a une façon très vivante de camper le décor et de raconter. Les dialogues sont souvent décapants, les comparaisons inattendues. Un exemple : « Un an et demi plus tard, Olive était tellement oppressée par cette histoire que, cramponnée au volant de sa voiture, le visage penché en avant pour percer à travers le pare-brise la faible lueur de l’aube, elle se sentait comme un paquet de café moulu sous vide. »
Edition anglaise
Une vie de femme, donc, en treize séquences. Olive Kitteridge n’est pas un portrait psychologique, plutôt un portrait cubiste du personnage, montré selon plusieurs angles. Irritante et féroce parfois dans ses observations, incomprise de son propre fils, Olive continue à s’intéresser aux autres. Elle cache ses failles sous son franc-parler et s’accroche à la vie, qu’elle veut continuer à aimer malgré tout. Le roman a été adapté en mini-série télévisée et Elizabeth Strout lui a donné une suite dans Olive, enfin.
« Comme vous le voyez, à relire ces pages, la colère me gagne quand je constate le peu de changement ou les réactions violentes suscitées par ces tentatives de changement. Mais la colère est comme une batterie, un réservoir d’énergie pour l’action. J’espère que vous accueillez et utilisez tout ce que vous pouvez éprouver. C’est uniquement quand elle est réprimée et retournée contre soi que la colère se transforme en amertume ou conduit à la dépression, et les preuves ici ne manquent pas qui démontrent que l’action constitue un antidote puissant à ces émotions, en plus d’être la seule voie pour progresser. »
P.-S. Un coup de chapeau à la combativité sportive de Nafissatou Thiam, une athlète dont j’admire le parcours depuis sa victoire olympique à Rio en 2016.
Voici Nafi à nouveau médaille d’or de l’heptathlon aux Championnats du monde 2022 (Eugene, Oregon, Etats-Unis), à 27 ans !
Nafissatou Thiam le 18 juillet 2022 après sa victoire à Eugene @ BelgaImage (Source : Moustique)
Actions scandaleuses et rébellions quotidiennes de Gloria Steinem – « le texte fondateur de la plus célèbre des féministes américaines » – est disponible en français depuis 2018, traduit de l’américain par Mona de Pracontal, Alexandre Lassalle, Laurence Richard et Hélène Cohen.
Grande référence, par exemple dans Sorcières de Mona Chollet, Gloria Steinem, née en 1934 dans l’Ohio, a commencé à signer des articles en tant que journaliste, avant de devenir conférencière et d’œuvrer à la diffusion du message féministe. Au début des années 1970, elle a fondé Ms Magazine avec l’avocate Dorothy Pitman Hughes. « Gloria a un vrai talent pour trouver les mots justes, ceux qui résonnent en nous », écrit l’actrice Emma Watson dans la préface.
Actions & Rébellions rassemble des textes des années soixante aux années quatre-vingts, durant la deuxième vague féministe. Dans sa Note aux lectrices et lecteurs français, l’autrice se réjouit qu’un nouveau lectorat accède à ces textes, tout en regrettant qu’ils restent d’actualité pour la plupart. « Nous vivons une époque dangereuse », écrit-elle en s’inquiétant des dérives de l’information via des médias « aux mains d’annonceurs » et de l’argent versé massivement à des groupes racistes ou religieux conservateurs.
« Depuis que la Cour suprême a reconnu en 1973 l’avortement comme un droit constitutionnel, les féministes travaillant spécifiquement sur les questions de liberté de procréation et les rares journalistes enquêtant sur l’ultra-droite n’ont eu de cesse de sonner l’alarme face à des attaques de plus en plus pernicieuses » : ses craintes et son analyse, dont un large extrait est repris dans le Nouvel Obs, viennent d’être confirmées par la décision de la Cour suprême à présent dominée par des juges très conservateurs. J’y reviendrai à la fin de ce billet.
Dans Une vie entre les lignes (1983, inédit), Gloria Steinem revient sur son parcours d’écriture et d’activité féministe, en insistant sur l’importance de constituer des équipes « interraciales » pour que toutes les femmes participent aux discussions et au combat. Elle a fait équipe d’abord avec Dorothy Pitman Hughes, puis avec Florynce Kennedy et enfin avec Margaret Sloan : des années de « déplacements en tandem », « exposées aux regards et à la désapprobation », mais aussi soutenues par un public nombreux et varié. Il lui a fallu apprendre à surmonter sa peur de parler en public.
« J’ai été une Playboy Bunny » raconte son engagement, sous un faux nom, dans un club new-yorkais. Du 24 janvier au 22 février 1963, elle tient le journal de cette immersion et rend compte des règles imposées aux femmes qui y travaillent, de la manière dont elles sont traitées, des retraits de points selon les infractions, des salaires décevants. Cela lui a valu un procès en diffamation qui s’est soldé par un arrangement à l’amiable négocié par le journal et la perte de commande d’articles sérieux « car désormais [elle était] devenue une Bunny ».
Affiche du film américain réalisé par Julie Taymor sur la vie de Gloria Steinem (2020)
Puis elle a suivi les campagnes électorales d’hommes politiques démocrates. En campagne compile des extraits. Souvent, elle était bénévole dans des tâches subalternes, « comme les autres femmes », puis elle prend conscience que « toute relation de pouvoir dans la vie est politique ». Elle décide alors de suivre les réunions de femmes courageuses et convaincues « qu’un mouvement dirigé par des femmes contre le sexisme était une nécessité ».
Devenue déléguée de Shirley Chisholm, « presque la seule à se focaliser sur les problématiques des femmes et celles d’autres groupes privés de pouvoir », elle assiste à une réunion entre des membres du National Women’s Political Caucus et McGovern à Washington. Le sujet de l’avortement est le plus sensible. Sa formulation concernant « la liberté de reproduction et la liberté sexuelle de tout citoyen américain » sera défendue par le NWPC à la convention de 1972.
« Jamais plus les femmes ne seront en politique que des êtres sans cervelle bonnes uniquement à faire le café ou des journalistes dépourvues d’assurance, incapables de voir cette moitié du monde qui est la leur. Le dirigeant parfait n’existe pas. Nous devons apprendre à nous diriger nous-mêmes. » Dans Sororité,Réunion d’anciennes, La chanson de Ruth (qu’elle n’a pas pu chanter) à propos de sa mère, Gloria Steinem témoigne de son vécu personnel.
Les mots et le changement montre comment des expressions nouvelles reflètent « les transformations de la perception et parfois de la réalité elle-même ». Les féministes ont valorisé la « liberté de procréer » comme concept et comme droit humain fondamental, l’emploi du nom « de naissance » pour les femmes comme pour les hommes, par exemple. Dans un post-scriptum de 1995, Steinem constate avec humour à propos du double travail (à l’extérieur et à la maison) que « les femmes sont bien plus nombreuses à devenir les hommes qu’elles auraient aimé épouser », mais que « trop peu d’hommes deviennent les femmes qu’ils auraient aimé épouser. »
Le recueil Actions & Rébellions aborde toutes les facettes du combat féministe : la manière de communiquer et l’affirmation de soi (Quand les hommes et les femmes parlent), l’importance des réseaux de femmes, une analyse de la violence sexuelle (Erotisme et pornographie), les mutilations génitales, les médias… On y trouve, après cinq portraits de femmes célèbres, un compte rendu de la première Conférence nationale des femmes à Houston en 1977.
A La Grande Librairie le 21/3/2019 (YouYube), avec son portrait dans les premières minutes
Si Hitler était vivant, de quel côté serait-il ? aborde sous un angle original le combat conservateur pour obtenir « l’interdiction constitutionnelle de l’avortement ». Gloria Steinem décrit l’obsession « du déclin de la natalité blanche » dans la plupart des groupes anti-IVG et rappelle les mesures prises par les nazis pour restaurer la suprématie masculine contre l’égalité prônée par les féministes allemandes qui avaient engrangé des acquis dès le début du XXe siècle. « Le sacrifice de l’existence individuelle est nécessaire pour assurer la conservation de la race », écrit Hitler dans Mein Kampf. Rappel des faits et citations sont édifiants.
« Je ne me souviens plus si la photo est tombée d’elle-même ou si je l’ai décollée par mégarde en soulevant le papier transparent qui la protégeait. C’était la première de la série. Celle qu’il avait choisie pour inaugurer son album. Celle où il posait en costume-cravate et étalait ses dents blanches. Au verso, je vis des annotations rédigées à la main en hébreu, précédées d’une date. Par curiosité, je retournai le portrait suivant et découvris au dos la même écriture carrée qui emplissait l’espace. J’en détachai trois autres, délicatement, avec le pouce, en prenant soin de ne pas déchirer la page, sans rien trouver, puis j’exultai : encore un message derrière la photo du bas. Il avait disséminé ses petits mots un peu partout. »