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Textes & prétextes - Page 94

  • Marches

    tenenbaum,par la racine,roman,littérature française,deuil,famille,musique,rencontre,écriture,culture juive,culture« Emigré italien de longue date, maçon de formation, Giuseppe d’Alessi a été marbrier trente et quelques années. De l’atelier au cimetière, et du cimetière à l’atelier, il a travaillé pour établir les morts dans la maison du monde. Une fois à la retraite, il s’est senti une dette envers les vivants. Pour l’honorer, il n’avait que ses outils et ses mains. Sans rien demander à personne, il s’est attelé à la tâche de tailler des marches dans les rochers du bord de mer.
    – Combien d’escaliers nous avez-vous offerts ? a demandé Luce.
    – Je ne compte pas en escaliers, mais en marches. Chacune permet d’assurer le pied. Les dalles des pierres tombales pour le repos des disparus, et les degrés de mes marches pour la tranquillité de ceux qui vont vers la mer.
    – Alors, combien ?
    Il sourit à nouveau, découvrant une bouche en si mauvais état qu’on l’imagine contraint à une nourriture hachée ou moulinée.
    – Eh bien, depuis onze ans, j’ai taillé deux mille huit cent quatre-vingts marches. Vous êtes les premiers à le demander !
    Luce s’assied sur la sienne, et caresse la pierre :
    – Les promeneurs l’ignorent peut-être, mais les marches, elles, à n’en pas douter, se souviennent. »

    Gérald Tenenbaum, Par la racine

  • Par la racine

    Dans le dernier roman de Gérald Tenenbaum, Par la racine, Samuel Willar vient de perdre son père, Baruch, décédé dans une Ehpad en Lorraine. Si le titre évoque l’expression « manger les pissenlits par la racine », ce n’est donc pas incongru d’y penser, comme on le lira par la suite. Vingt ans plus tôt, les tempêtes Lothar et Martin soufflaient sur l’Europe ; le vent souffle aussi en ce dernier mois de 2019, mais la tempête, cette fois, « est dans sa tête ».

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    © Michel Seuphor, Petit spectacle (détail), 1952, encre sur papier, Anvers, KMSKA

    Appelé pour récupérer les affaires personnelles de son père, Samuel prend la route et écoute France Musique en pensant à lui : « Baruch était plus qu’un amateur, un résident de ce pays-là, un citoyen légitime puisqu’en transit permanent. » Neuf airs allemands de Haendel est le premier des airs de musique qui ponctueront tout le récit. Un personnage des Harmoniques (2017) s’appelle Samuel Willar, serait-il le Zuckerman de Gérald Tenenbaum ?

    Qui a vu sa mère ou son père terminer sa vie dans une maison de soins reconnaîtra ces jours sans nom, cette chambre désertée. Il reste à l’accueil un carton à emporter. Baruch n’appréciait pas le métier de son fils, « autobiographe pour autrui » : Samuel est payé pour écrire des biographies améliorées voire mensongères. Il avait tenté d’écrire un roman, mais au rendez-vous chez une éditrice qui lui signifiait un refus malgré son talent pour écrire, elle lui avait proposé du « story telling » : écrire pour quelqu’un d’autre une autre vie qui serait publiée sous la forme d’une autobiographie.

    Des années plus tôt, son père avait bien voulu l’accompagner pour des repérages à Lunéville, sa ville natale : il avait revu le théâtre où un soir, « un comédien immigré, jadis réfugié de Pologne pour échapper aux vingt ans de service militaire, fut pris de tremblements sur scène. […] Et Baruch interdit n’avait pas quitté son fauteuil  pour secourir son père. » Lors de ce pèlerinage vers son passé, Baruch avait raconté à Samuel l’histoire des deux Lina, « amies pour la vie » : Lina Denner et Lina Berg, filles de commerçants tout proches. « Des vies jumelles, c’est un bon point de départ pour des confessions imaginaires. »

    Les voici orphelins « à part entière », la sœur aînée Clara, son frère Jacques et le benjamin, Samuel ; leur mère s’était suicidée. Clara organise un goûter, met de la musique. « Reformer le triangle de l’enfance n’est pas si fréquent. Chacun y va de souvenirs consensuels en évitant les sujets de frictions. On passe du coq à l’âne, on dérive, et bientôt Baruch n’y est plus. »


    Dans la boîte en carton, Samuel découvre les papiers laissés par son père, les siens et ceux de son père Mathias Willar, une montre-bracelet, L’étranger de Camus, de la correspondance, des photos… Et, plus surprenant, les coordonnées d’une nouvelle cliente dont son père lui a laissé le numéro de téléphone sans rien d’autre, pour « quand le temps sera venu » : la bibliothécaire du centre Rachi à Troyes lui explique au téléphone avoir besoin « de récrire sa vie » pour décrocher un poste au Yivo, « l’institut pour la recherche juive installé depuis 1940 à Manhattan » et affirme n’avoir pas connu Baruch. Un mystère à éclaircir.

    Luce Halpern lui explique sa « commande », « il faudra tisser le faux pour le coudre avec le vrai sans que l’ourlet grigne » : « une enfance au kibboutz, un service militaire au Golan, et une formation complète à Vilnius ». « Tout était presque vrai. » Rendez-vous est pris à Troyes. Mais quand Samuel Willar se rend à la bibliothèque, Luce H. n’y est pas ; elle a préparé une invitation à son nom à l’entrée du Théâtre de Champagne, le soir même, où on joue Le Dibbouk d’Anski pour une représentation unique.

    Samuel est loin de se douter que celle qui le rejoindra à la fin du spectacle va le ramener trente-neuf ans plus tôt, à la soirée d’anniversaire de son père perturbée par un coup de téléphone. Et qu’il existe bel et bien un lien entre eux, mais lequel ? « L’authenticité est aussi rare pour les gens que pour les œuvres d’art. » Le « vrai roman » que Luce lui demande d’écrire pour elle va nécessiter un périple qui le mènera plus loin qu’il ne croit.

    Par la racine interroge des racines familiales et culturelles, plus multiples qu’on ne l’imagine. Luce n’est pas croyante, « ou plutôt si, elle croit en l’homme ; tous les chemins qu’il a empruntés pour se situer dans l’univers lui agréent et lui sont bons à suivre », y compris le Livre de la création, un ouvrage cabalistique du IIIe siècle qui « identifie les sphères de l’arbre de vie aux nombres primordiaux. »

    En suivant les lignes de vie de Luce Halpern, en écoutant ses compositeurs préférés, Samuel Willar retrouve aussi les traces de son père. Gérald Tenenbaum, romancier des rencontres, plus encore que dans L’affaire Pavel Stein ou Reflets des jours mauves, se tient près de ses personnages et rend avec une grande sensibilité les mouvements intérieurs qui les rapprochent peu à peu. Leurs passés, en fusionnant, vont permettre à une nouvelle histoire de prendre racine.

  • Pierre Lesieur

    On peut voir actuellement au musée Bonnard une exposition intitulée
    « Onze ans de collection ». J’y découvre le nom d’un peintre que je ne connaissais pas, Pierre Lesieur (1922-2011), qui signe cette lumineuse Table jaune à la bonbonnière verte. En 2018, ses œuvres dialoguaient dans ce musée avec celles de Bonnard pour l’exposition intitulée
    « Pierre Lesieur, Intérieurs ».

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    © Pierre Lesieur, Table jaune à la bonbonnière verte, années 2000,
    pastel et technique mixte sur panneau, Le Cannet, musée Bonnard, don de Michelle Lesieur

    « Pour lui comme pour Bonnard, les êtres et les choses qui l’entourent, sélectionnés avec soin, participent à l’atmosphère prégnante que l’on retrouve dans ses tableaux. […] Tous deux ont donné aux choses du quotidien un supplément d’âme, une place aussi importante que les êtres dans une tradition du regard, du peintre sur son environnement, symbolisant cette conversation ininterrompue entre les peintres dans la lignée de Bonnard, Matisse ou Vuillard. » (Site du musée Bonnard)

    Je vous recommande la visite du site de Pierre Lesieur, avec ses généreuses galeries photos. Parmi les textes cités là, un extrait de Claude Roy consacré au peintre dans son atelier de Saint-Rémy-de Provence : « Pierre est un piégeur de lumière. Qu’il peigne un mur crépi sous le soleil d’été ou une chambre à coucher aux volets demi clos, un jardin ou un atelier, qu’il fasse à une jeune femme ou au chat noir et blanc l’offrande réfléchie des couleurs autour d’eux, ou qu’une toile si claire et pâle nous apparaisse comme clignant des yeux, éblouie par la clarté diffuse, qu’il célèbre par la croisée ouverte le noir très noir de la nuit noire ou les ombres longues du coucher de soleil, c’est d’abord la lumière qui est le personnage central de sa peinture. »

  • Bonnard par l'image

    Délicate attention sous le sapin de Noël, le coffret Bonnard paru chez Hazan dans la collection « L’essentiel » est signé par Valérie Mettais (après ceux qu’elle a consacrés à Klimt, Van Gogh, Bosch, Turner, à l’impressionnisme, au Caravage). Lancée au printemps dernier, cette collection compte déjà douze titres qui proposent une « promenade visuelle » en une cinquantaine de chefs-d’œuvre. Ces coffrets sont conçus dans une nouvelle optique, en phase avec la mode contemporaine des « immersions » artistiques. 

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    Bonnard, Femme dans un paysage ou La sieste au jardin, vers 1914,
    huile sur toile, 100,5 x 249 cm, Oslo, Nasjonalmuseet (cliquer pour agrandir)

    On y privilégie les illustrations, disposées en accordéon entre deux cartons de couverture reprenant un détail d’une toile magnifique, Femme dans un paysage ou La sieste au jardin, conservée au musée national d’Oslo : une femme en blanc se repose et pose sur une chaise-longue devant un paysage. Quand Bonnard la peint, ils sont à Vernonnet, dans l’Eure, où ils ont acquis une maison de campagne non loin de Giverny, « Ma roulotte ». Il m’a fallu chercher longuement l’illustration entière, souvent coupée à droite de la table dressée à l’ombre d’un arbre, reprise en couverture du coffret. Non seulement le panorama se trouve ainsi tronqué, mais il manque une figure omniprésente dans l’œuvre du peintre : un chat roux et blanc qui tient compagnie à Marthe Bonnard.

    A l’intérieur du livre, ce sont des illustrations pleine page et le plus souvent en double page, sans bord, sans texte. La plupart sont complètes, comme ce lumineux Nu à la baignoire au petit chien ; quelques-unes sont légèrement tronquées pour se plier au format choisi. Un petit livret explicatif (48 pages) est joint : après une courte présentation du peintre, les œuvres (de différents musées et collections particulières) y sont reprises en vignettes noir et blanc, avec leur légende et un commentaire succinct. « L’ensemble offre une expérience immersive inédite. » (Site de l’éditeur)

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    Bonnard, Nu dans le bain au petit chien, 1940-1946,
    huile sur toile, 121,9 x 151 cm, Pittsburgh, Carnegie Museum of Art

    Quand on aime, on ne compte pas, dit-on, et voilà pourquoi plusieurs albums consacrés à Bonnard se suivent dans ma bibliothèque. Je les en ai retirés d’abord pour vérifier où ils avaient été imprimés : quasi tous en Europe, à l’exception d’une impression au Japon ; la plus belle vient de l’Imprimerie nationale (Michel Terrasse, Bonnard, du dessin au tableau, 1996). Si la photogravure est souvent italienne, j’ai été surprise de voir que l’impression et la reliure du coffret Hazan sont cette fois faites en Chine – dommage.

    Comme souvent, pour faire connaissance avec l’œuvre d’un artiste, rien de tel qu’un hors-série de Beaux-Arts magazine. Celui-ci avait été publié à l’occasion de l’exposition Bonnard au Centre Pompidou en 1984 – à peu près la période où j’ai commencé à m’intéresser à cet artiste dont quelqu’un m’avait dit qu’il était le « peintre du bonheur ». Un cadeau apprécié, lui aussi.

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    Chez Ars Mundi, Pierre Bonnard par André Fermigier (1987) m’a séduite par sa belle sélection de quarante œuvres majeures illustrées en couleurs et en pleine page à droite, avec pour chacune une bonne analyse de l’œuvre en regard. En l’ouvrant à la table des matières, j’y trouve un amusant chat à l’encre de Chine (1903) dont je ne me souvenais pas. Bonnard Inédits (2003), aux Editions Cercle d’art, est signé par Gilles Genty et Pierrette Vernon, qui se sont intéressés aux nombreux dessins de Bonnard : un excellent complément aux ouvrages sur le peintre.

    Et puis, bien sûr, des catalogues d’exposition. A la Fondation de l’Hermitage en 1991, dans cette belle maison de maître sur une colline de Lausanne. A la Fondation Pierre Gianadda, en 1999, à Martigny – heureux temps des vacances en Suisse ou au Val d’Aoste, propices à ces belles étapes ! Au Musée d’art moderne de la ville de Paris, en 2006 : glissée dans Bonnard, l’œuvre d’art, un arrêt du temps, une carte reproduisant L’atelier au mimosa porte une écriture amie qui me recommande d’y aller : « A contempler longuement, à revoir sûrement. » Quelle joie ce fut de découvrir en 2011 le musée Bonnard alors tout nouveau avec sa première exposition : « Bonnard et Le Cannet. Dans la lumière de la Méditerranée » !

  • Un faux erratum

    Jean-Marc Jancovici est un des fondateurs de l’association « The Shift Project » (le projet de changement), un mouvement citoyen « à la fois lobby et groupe de réflexion » (La Libre Belgique). Sous la rubrique « Planète », Valentine Van Vyve y signait lundi un reportage sur les Shifters, qui ont pour objectif de « bâtir le plus rapidement possible une économie décarbonée », une association née en France et aussi active en Belgique, à l’occasion d’un rassemblement sur le campus du Solbosch (Université Libre de Bruxelles).

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    Libération vient de consacrer un dossier de quatre pages au succès du Monde sans fin (14 & 15/1/2023), un succès qui dérange. On y apprend que cette bédé a été victime d’une attaque inédite juste avant les fêtes : « de faux représentants de la maison d’édition Dargaud ont démarché des librairies pour faire insérer dans l’ouvrage un texte contestant les thèses défendues par l’auteur. »

    Pour se forger une opinion sur Jancovici, « le mieux est encore de se plonger dans l’un de ses nombreux ouvrages » (Gilles Toussaint, Dans l’ombre de « Janco », LLB, 16/1/2023). Ou de suivre ses conférences

    P.-S. Voici, pour alimenter le débat, le lien vers le dossier Jancovici publié par Reporterre. (22/1/2023)