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Ne pas être vu

Ernaux Quarto.jpg« L’exposition que je fais ici, en écrivant, de mon obsession et de ma souffrance n’a rien à voir avec celle que je redoutais si je m’étais rendue avenue Rapp*. Ecrire, c’est d’abord ne pas être vu. Autant il me paraissait inconcevable, atroce, d’offrir mon visage, mon corps, ma voix, tout ce qui fait la singularité de ma personne, au regard de quiconque dans l’état de dévoration et d’abandon qui était le mien, autant je n’éprouve aujourd’hui aucune gêne – pas davantage de défi – à exposer et explorer mon obsession. A vrai dire, je n’éprouve absolument rien. Je m’efforce seulement de décrire l’imaginaire et les comportements de cette jalousie dont j’ai été le siège, de transformer l’individuel et l’intime en une substance sensible et intelligible que des inconnus, immatériels au moment où j’écris, s’approprieront peut-être. Ce n’est plus mon désir, ma jalousie, qui sont dans ces pages, c’est du désir, de la jalousie et je travaille dans l’invisible. »

Annie Ernaux, L’occupation

*[adresse de l’autre femme]

Commentaires

  • C'est là, expliqué, le grand talent d'Annie Ernaux: parler d'elle, de son vécu, "dans l'invisible", et par là de rendre universels ses écrits.

  • Oui, cela montre bien son engagement littéraire.
    Bonne après-midi, Colo.

  • Cette mise à distance qui lui permet d'écrire sans plus d'affect, c'est assez étonnant. C'est ce qui lui permet sans doute d'être aussi percutante lorsqu'elle aborde des situations qui peuvent tous nous concerner.

  • J'imagine qu'elle écrit "à chaud" dans son journal et que l'écriture littéraire vient dans un second temps, quand elle a pris de la distance.

  • C'est sûr qu'elle a du talent mais sa lecture me laisse toujours un sentiment de malaise. Etrange...

  • Merci pour ta réaction que je comprends et partage parfois.
    J'y vois plusieurs raisons : une écriture très "autocentrée", sur le physique en priorité, le corps, le vêtement, l'image de soi, une approche des autres et de soi-même constamment préoccupée de la condition sociale. Rien sur la nature, pas de contemplation, peu de sentiment, c'est un univers très clos dans ces trois récits sur la passion.

  • Cette distance mise lors de l'écriture mérite de s'y attarder. Je lis tout ce qui s'écrit ici et je m'interroge.
    Si je devais écrire à propos de moi sous la passion ou la douleur, je pense que ce serait incompatible avec la qualité littéraire requise pour des mémoires (en supposant que je sois capable de celle-ci).

  • Bonjour, Christw. La qualité littéraire, pour Annie Ernaux, consiste à être au plus près de son projet d'écrire la vie : "Non pas ma vie, ni sa vie, ni même une vie. La vie, avec ses contenus qui sont les mêmes pour tous mais que l’on éprouve de manière individuelle (...)". Ses écrits autobiographiques ne sont donc pas des mémoires au sens traditionnel.
    Cela dit, si je vous comprends bien, se mettre à distance de soi comme si on se dédoublait paraît effectivement difficile quand on se trouve dans la passion ou la souffrance.

  • Merci de préciser le projet littéraire d'Annie Ernaux. C'est peut-être ce qui ne m'a pas accroché lors d'anciennes lectures.
    À relire, donc, avec d'autre yeux.

  • Sa démarche littéraire est singulière et parfois âpre, j'en conviens.

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