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Obsessions

A  nouveau dans Ecrire la vie, un Quarto consacré principalement aux écrits autobiographiques d’Annie Ernaux, je m’arrête sur L’occupation (2002), un texte sur la jalousie. Il s’ouvre sur ce paragraphe : « J’ai toujours voulu écrire comme si je devais être absente à la parution du texte. Ecrire comme si je devais mourir, qu’il n’y ait plus de juges. Bien que ce soit une illusion, peut-être, de croire que la vérité ne puisse advenir qu’en fonction de la mort. »

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Critique du spectacle : L'Oeil d'Olivier

Première image : sa main autour du sexe de son amant un des gestes érotiques rapportés dans son récit Passion simple (1991) et dans Se perdre (2001), notes publiées telles quelles de son journal intime (« mon seul lieu véritable d’écriture ») à propos d’une autre liaison. Avec L’occupation, ils forment une sorte de trilogie sur la passion, sur l’obsession amoureuse. Ici c’est de savoir son amant à présent « dans le lit d’une autre femme » qui l’obsède.

« C’est pourtant moi qui avais quitté W. quelques mois auparavant, après une relation de six ans. Autant par lassitude que par incapacité à échanger ma liberté, regagnée après dix-huit ans de mariage, pour une vie commune qu’il désirait ardemment depuis le début. » L’autre femme, avec qui il vit (W. le lui a annoncé par téléphone, ils restent en contact), est sa nouvelle obsession : elle lui emplit la tête, la fait vivre « intensément », lui donne « une énergie, des ressources d’invention » nouvelles.

« J’étais, au double sens du terme, occupée. » Au point de se sentir « hors d’atteinte de la médiocrité habituelle de la vie », de l’actualité, des événements du monde. « Il me fallait à toute force connaître son nom et son prénom, son âge, sa profession, son adresse. » Quand il finit par lâcher que c’est une enseignante divorcée de quarante-sept ans et qu’elle habite dans le VIIe, elle l’imagine : « une silhouette en tailleur strict et chemisier, brushing impeccable, préparant ses cours à un bureau dans la pénombre d’un appartement bourgeois. »

« Je me suis aperçue que je détestais toutes les femmes profs – ce que j’avais pourtant été, ce qu’étaient mes meilleures amies –, leur trouvant un air déterminé, sans faille. » Elle croit la voir partout, elle pense à elle en lisant Le Monde, évite de s’aventurer dans le VIIe devenu « un espace hostile » : « Le plus extraordinaire, dans la jalousie, c’est de peupler une ville, le monde, d’un être qu’on peut n’avoir jamais rencontré. »

Elle se met à souffrir de la séparation, revoit leurs rendez-vous, dans un « carrousel atroce ». Ce qu’elle ressent ressemble aux vagues qui déferlent, aux falaises qui s’effondrent, à des gouffres… « Je comprenais la nécessité des comparaisons et des métaphores avec l’eau et le feu. Même les plus usées avaient d’abord été vécues, un jour, par quelqu’un. » 

Une chanson, une publicité ravivent ses souvenirs. « Un soir, sur le quai du RER, j’ai pensé à Anna Karenine à l’instant où elle va se jeter sous le train, avec son petit sac rouge. » Elle se déchaînait parfois chez W. en dansant sur « I will survive » ; quand elle l’entend à présent, ces mots prennent un sens nouveau. Elle pense à son âge, à la vieillesse.

Sa curiosité pour celle dont il n’a pas voulu lui dire le nom ni le prénom devient « un besoin à assouvir coûte que coûte ». Quand elle a un nouvel indice, elle fouille sur l’Internet, dans l’annuaire, rêve de téléphoner à cette femme pour l’insulter, envahie de « sauvagerie originelle ». Elle relie des faits disparates. « On peut voir dans cette recherche et cet assemblage effréné de signes un exercice dévoyé de l’intelligence. J’y vois plutôt sa fonction poétique, la même qui est à l’œuvre dans la littérature, la religion et la paranoïa ». (L’imagination ?)

Après avoir décidé de cesser définitivement de voir W., cette curiosité l’a abandonnée. « Ecrire a été une façon de sauver ce qui n’est déjà plus ma réalité, c’est-à-dire une sensation me saisissant de la tête aux pieds dans la rue, mais est devenu « l’occupation », un temps circonscrit et achevé. » L’occupation est un texte très réussi sur la jalousie, racontée, observée, avec le souci littéraire d’en rendre compte par des mots choisis, des phrases justes.


Merci à Colo de m'avoir signalé cette lecture par Dominique Blanc.

Dans Passion simple et Se perdre, c’est autre chose : l’obsession du désir physique et de la séduction. Annie Ernaux y raconte sa liaison avec un diplomate soviétique marié rencontré à Leningrad et retrouvé à Paris, une aventure sexuelle avant tout, qui l’obnubile tout du long. « J’ai mesuré le temps autrement, de tout mon corps. » Dans l’attente d’un coup de téléphone, d’une porte qui s’ouvre, elle vit « une histoire de peau » avec un homme plus jeune, sans prudence ni pudeur. Dernière phrase de Se perdre : « Ce besoin que j’ai d’écrire quelque chose de dangereux pour moi, comme une porte de cave qui s’ouvre, où il faut entrer coûte que coûte »

Commentaires

  • J'ai lu "Passion simple" dans le passé et je découvrirai bientôt j'espère "Se perdre" que je n'ai jamais lu...Merci pour ces extraits qui se répondent comme ces deux textes que tu mets merveilleusement bien en parallèle. J'aime ta façon de présenter tes lectures

  • Merci, Manou. Je viens d'ajouter sur la dernière reprise du titre un lien que m'a signalé Colo : une lecture de "L'occupation" d'Annie Ernaux par Dominique Blanc.

  • Les affres de la jalousie.
    Les"mots choisis, des phrases justes", qui font la valeur d'un auteur qui sait par son art, dépouiller le vécu de l'indicible, et qui nous délivre de l'avoir nommé..

  • J'ai nettement préféré ce texte aux deux précédents, pour ses qualités d'écriture.

  • Ce texte là, je n'ai pas eu envie de le lire, la jalousie à ce point-là, ça me met mal à l'aise. L'écouter par Dominique Blanc peut être une bonne manière de le découvrir, merci à Colo. Cette comédienne est une lectrice formidable.

  • Bonne écoute, Aifelle.

  • Nous avions vu la prestation de Romane Bohringer dans notre petit théatre jouant "L'occupation" il y a déjà quelques années et j'en retiens une impression d'enfermement, de presque folie.
    La lecture du livre avait été moins percutante me semble-t-il.
    J'ai hâte de découvrir la lecture de ce texte par Dominique Blanc.
    Merci à Colo et à toi Tania !

  • Oui, la crise de jalousie fait sauter les limites... Je n'imaginais pas en choisissant cette illustration qu'elle te parlerait autant.

  • Cette obsession oh oui, pas encore lu mais en audio les chemins, le poison et les affres de la jalousie sont parfaitement rendus. Je lirai ces carnets, c'est sûr, merci à toi Tania

  • Certaines phrases m'ont interpellée comme lorsqu'elle parle de la "médiocrité" de la vie hors passion ou le cliché social quand elle imagine sa rivale. Mais elle rend parfaitement la manière dont la jalousie obnubile les pensées.

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