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jalousie

  • Ne pas être vu

    Ernaux Quarto.jpg« L’exposition que je fais ici, en écrivant, de mon obsession et de ma souffrance n’a rien à voir avec celle que je redoutais si je m’étais rendue avenue Rapp*. Ecrire, c’est d’abord ne pas être vu. Autant il me paraissait inconcevable, atroce, d’offrir mon visage, mon corps, ma voix, tout ce qui fait la singularité de ma personne, au regard de quiconque dans l’état de dévoration et d’abandon qui était le mien, autant je n’éprouve aujourd’hui aucune gêne – pas davantage de défi – à exposer et explorer mon obsession. A vrai dire, je n’éprouve absolument rien. Je m’efforce seulement de décrire l’imaginaire et les comportements de cette jalousie dont j’ai été le siège, de transformer l’individuel et l’intime en une substance sensible et intelligible que des inconnus, immatériels au moment où j’écris, s’approprieront peut-être. Ce n’est plus mon désir, ma jalousie, qui sont dans ces pages, c’est du désir, de la jalousie et je travaille dans l’invisible. »

    Annie Ernaux, L’occupation

    *[adresse de l’autre femme]

  • Obsessions

    A  nouveau dans Ecrire la vie, un Quarto consacré principalement aux écrits autobiographiques d’Annie Ernaux, je m’arrête sur L’occupation (2002), un texte sur la jalousie. Il s’ouvre sur ce paragraphe : « J’ai toujours voulu écrire comme si je devais être absente à la parution du texte. Ecrire comme si je devais mourir, qu’il n’y ait plus de juges. Bien que ce soit une illusion, peut-être, de croire que la vérité ne puisse advenir qu’en fonction de la mort. »

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    Critique du spectacle : L'Oeil d'Olivier

    Première image : sa main autour du sexe de son amant un des gestes érotiques rapportés dans son récit Passion simple (1991) et dans Se perdre (2001), notes publiées telles quelles de son journal intime (« mon seul lieu véritable d’écriture ») à propos d’une autre liaison. Avec L’occupation, ils forment une sorte de trilogie sur la passion, sur l’obsession amoureuse. Ici c’est de savoir son amant à présent « dans le lit d’une autre femme » qui l’obsède.

    « C’est pourtant moi qui avais quitté W. quelques mois auparavant, après une relation de six ans. Autant par lassitude que par incapacité à échanger ma liberté, regagnée après dix-huit ans de mariage, pour une vie commune qu’il désirait ardemment depuis le début. » L’autre femme, avec qui il vit (W. le lui a annoncé par téléphone, ils restent en contact), est sa nouvelle obsession : elle lui emplit la tête, la fait vivre « intensément », lui donne « une énergie, des ressources d’invention » nouvelles.

    « J’étais, au double sens du terme, occupée. » Au point de se sentir « hors d’atteinte de la médiocrité habituelle de la vie », de l’actualité, des événements du monde. « Il me fallait à toute force connaître son nom et son prénom, son âge, sa profession, son adresse. » Quand il finit par lâcher que c’est une enseignante divorcée de quarante-sept ans et qu’elle habite dans le VIIe, elle l’imagine : « une silhouette en tailleur strict et chemisier, brushing impeccable, préparant ses cours à un bureau dans la pénombre d’un appartement bourgeois. »

    « Je me suis aperçue que je détestais toutes les femmes profs – ce que j’avais pourtant été, ce qu’étaient mes meilleures amies –, leur trouvant un air déterminé, sans faille. » Elle croit la voir partout, elle pense à elle en lisant Le Monde, évite de s’aventurer dans le VIIe devenu « un espace hostile » : « Le plus extraordinaire, dans la jalousie, c’est de peupler une ville, le monde, d’un être qu’on peut n’avoir jamais rencontré. »

    Elle se met à souffrir de la séparation, revoit leurs rendez-vous, dans un « carrousel atroce ». Ce qu’elle ressent ressemble aux vagues qui déferlent, aux falaises qui s’effondrent, à des gouffres… « Je comprenais la nécessité des comparaisons et des métaphores avec l’eau et le feu. Même les plus usées avaient d’abord été vécues, un jour, par quelqu’un. » 

    Une chanson, une publicité ravivent ses souvenirs. « Un soir, sur le quai du RER, j’ai pensé à Anna Karenine à l’instant où elle va se jeter sous le train, avec son petit sac rouge. » Elle se déchaînait parfois chez W. en dansant sur « I will survive » ; quand elle l’entend à présent, ces mots prennent un sens nouveau. Elle pense à son âge, à la vieillesse.

    Sa curiosité pour celle dont il n’a pas voulu lui dire le nom ni le prénom devient « un besoin à assouvir coûte que coûte ». Quand elle a un nouvel indice, elle fouille sur l’Internet, dans l’annuaire, rêve de téléphoner à cette femme pour l’insulter, envahie de « sauvagerie originelle ». Elle relie des faits disparates. « On peut voir dans cette recherche et cet assemblage effréné de signes un exercice dévoyé de l’intelligence. J’y vois plutôt sa fonction poétique, la même qui est à l’œuvre dans la littérature, la religion et la paranoïa ». (L’imagination ?)

    Après avoir décidé de cesser définitivement de voir W., cette curiosité l’a abandonnée. « Ecrire a été une façon de sauver ce qui n’est déjà plus ma réalité, c’est-à-dire une sensation me saisissant de la tête aux pieds dans la rue, mais est devenu « l’occupation », un temps circonscrit et achevé. » L’occupation est un texte très réussi sur la jalousie, racontée, observée, avec le souci littéraire d’en rendre compte par des mots choisis, des phrases justes.


    Merci à Colo de m'avoir signalé cette lecture par Dominique Blanc.

    Dans Passion simple et Se perdre, c’est autre chose : l’obsession du désir physique et de la séduction. Annie Ernaux y raconte sa liaison avec un diplomate soviétique marié rencontré à Leningrad et retrouvé à Paris, une aventure sexuelle avant tout, qui l’obnubile tout du long. « J’ai mesuré le temps autrement, de tout mon corps. » Dans l’attente d’un coup de téléphone, d’une porte qui s’ouvre, elle vit « une histoire de peau » avec un homme plus jeune, sans prudence ni pudeur. Dernière phrase de Se perdre : « Ce besoin que j’ai d’écrire quelque chose de dangereux pour moi, comme une porte de cave qui s’ouvre, où il faut entrer coûte que coûte »

  • Place réservée

    proust,a la recherche du temps perdu,la fugitive,albertine disparue,roman,littérature française,relire la recherche,albertine,charlus,mme verdurin,jalousie,amour,homosexuels,musique,art,venise,culture« Une heure est venue pour moi où, quand je me rappelle le baptistère, devant les flots du Jourdain où Saint Jean immerge le Christ, tandis que la gondole nous attendait devant la Piazzetta, il ne m’est pas indifférent que dans cette fraîche pénombre, à côté de moi, il y eût une femme drapée dans son deuil avec la ferveur respectueuse et enthousiaste de la femme âgée qu’on voit à Venise dans la Sainte Ursule de Carpaccio, et que cette femme aux joues rouges, aux yeux tristes, dans ses voiles noirs, et que rien ne pourra plus jamais faire sortir pour moi de ce sanctuaire doucement éclairé de Saint-Marc où je suis sûr de la retrouver parce qu’elle y a sa place réservée et immuable comme une mosaïque, ce soit ma mère. » 

    Marcel Proust, La fugitive

    Le baptême du Christ. Vers 1352-54. Venise, Basilique Saint-Marc. Mosaïque du vestibule du Baptistère.
    http://cedidoca.diocese-alsace.fr/bible-en-images/nouveau-testament/la-vie-publique-du-christ/le-bapteme-du-christ/

     


     

     

     

     

  • Vivre sans Albertine

    Alors que dans La prisonnière, Proust rappelle régulièrement le désir du narrateur de rompre avec Albertine, son départ est pour lui un véritable choc. La fugitive (autrefois Albertine disparue) le confirme : sa souffrance contredit le sentiment antérieur qu’il ne l’aimait pas vraiment. Il en ressent un coup « physique » au cœur : « Ce malheur était le plus grand de toute ma vie. » 

    Proust Nuage de mots Albertine.jpg

    Source : http://ycreange.blogspot.be/2012/01/la-recherche-du-temps-perdu-du-cote-de.html

    Il s’efforce d’abord de nier le caractère définitif de leur séparation, demande à Françoise de garder la chambre d’Albertine en ordre, imagine son retour pour bientôt. Apprenant qu’elle est chez sa tante en Touraine, il lui écrit une lettre d’adieux et fait appel à Saint-Loup (aussi étonné de découvrir qui a été sa maîtresse secrète que lui en rencontrant Rachel) pour tenter une ultime démarche auprès de Mme Bontemps, sans se laisser voir de sa nièce.

    Donner trente mille francs à la tante (« pour le comité électoral de son mari »), donner cinq cents francs à une petite fille qu’il a fait monter chez lui pour se donner l’illusion d’une présence (les parents porteront plainte, sans suite), le narrateur agit sur impulsion et multiplie les maladresses. Albertine, qui a vu arriver Saint-Loup, traite le narrateur d’insensé par télégramme et lui reproche de ne pas lui avoir écrit directement : « J’aurais été trop heureuse de revenir ; ne recommencez plus ces démarches absurdes. » A quoi il répond qu’il ne le lui demandera pas – « Adieu pour toujours. »

    Tour à tour, il espère que cette lettre la fera revenir, qu’elle refusera, se reproche de l’avoir écrite, se récite des vers de Phèdre sur la douleur de la séparation. Quand Françoise lui montre les deux bagues d’Albertine oubliées dans un tiroir, c’est un nouveau motif d’accablement : leur ressemblance prouve qu’elle a menti sur leur origine. Le rapport de Saint-Loup, qui a entendu Albertine chanter chez sa tante, n’a rien de rassurant. Elle y voit d’autres filles, une actrice, elle n’a pas du tout l’air de souffrir.

    Pourquoi lui reprocher des désirs que lui-même s’autorise ? L’amant jaloux est prêt maintenant à tout lui permettre. De désespoir, il lui télégraphie de revenir à n’importe quelles conditions – « Elle ne revint jamais. » Un télégramme de Mme Bontemps lui annonce la mort d’Albertine, « jetée par son cheval contre un arbre », suivi de deux lettres de la jeune femme, la première à propos d’Andrée (il lui a écrit qu’il envisageait de se lier avec elle), la seconde pour lui demander de revenir – « je prendrais le train immédiatement. »

    « Alors ma vie fut entièrement changée. » La fugitive est le récit de la douleur et de l’oubli. Les tendres souvenirs envahissent ses pensées, les projets qu’il croyait empêchés par elle, comme aller à Venise, ne lui disent plus rien sans elle. « On n’est que par ce qu’on possède, on ne possède que ce qui vous est réellement présent, et tant de souvenirs, de nos humeurs, de nos idées partent faire des voyages loin de nous-même, où nous les perdons de vue. » 

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    Albertine n’est plus, mais sa curiosité pour elle persiste. Il charge Aimé (le maître d’hôtel) de se renseigner sur ce qui se passait dans les douches où elle se rendait à Balbec, à cause d’une rougeur soudaine observée un jour qu’ils en parlaient. Sa vie lui paraît un « double assassinat » : de sa grand-mère, auprès de qui il s’est comporté en égoïste et qu’il a trop vite oubliée, et à présent d’Albertine.

    « On désire être compris parce qu’on désire être aimé, et on désire être aimé parce qu’on aime. » Il aimait Albertine, enfin il se l’avoue. « Mais elle était morte. Je l’oublierais. » C’est l’heure du bilan où défilent les femmes de sa vie, et celles d’un instant. Quand Aimé revient avec les confidences d’une doucheuse sur les rencontres coquines d’Albertine, Balbec devient l’Enfer de ses soupçons confirmés.

    « Je me voyais perdu dans la vie comme sur une plage illimitée où j’étais seul et où, dans quelque sens que j’allasse, je ne la rencontrerais jamais. » Puis vient le temps du doute : la doucheuse, Aimé ont-ils dit vrai ? Une petite blanchisseuse qui a simulé pour Aimé ce qu’elle faisait avec Albertine ne l’a-t-elle pas puni pour sa curiosité ? « Ce que nous sentons existe seul pour nous et nous le projetons dans le passé, dans l’avenir, sans nous laisser arrêter par les barrières fictives de la mort. » Enfin, il lui pardonne.

    S’habituer à vivre sans elle. Eviter la Touraine, la Normandie. Lire le journal avec prudence – un rien peut réveiller la douleur. Rencontrer Andrée, tâcher de savoir tout de même. Ramener d’autres filles chez lui, mais aucune n’est Albertine. Enfin, Le Figaro publie un article de lui ! Quand Andrée lui révèle la relation entre Albertine et Morel, il ne souffre plus : « Comme certains bonheurs, il y a certains malheurs qui viennent trop tard, ils ne prennent pas en nous toute la grandeur qu’ils auraient eue quelque temps plus tôt. » Comprendra-t-il jamais pourquoi Albertine l’a quitté ? Tout en elle, toujours, est et restera mobile – fugitif.

    Sa mère emmène le narrateur quelques semaines à Venise. Ils y font des rencontres inattendues, mais c’est surtout la beauté de la ville qui l’occupe, et la peinture vénitienne. Il prend des notes pour un travail sur Ruskin, visite Saint-Marc avec sa mère, reconnaît dans un tableau de Carpaccio le manteau de Fortuny porté par Albertine, admire les anges-oiseaux de Giotto à Padoue.

    Au moment du départ, le courrier leur annonce deux mariages inattendus : Gilberte Swann, devenue Mlle de Forcheville par le remariage de sa mère, épouse Saint-Loup ; le « petit Cambremer » épouse la nièce de Jupien (elle mourra peu après de fièvre typhoïde). Gilberte de Saint-Loup devient une personne très en vue, mais aucune situation mondaine ne l’est une fois pour toutes. Son mari s’affiche avec des maîtresses – un leurre. Saint-Loup est aussi un « inverti », et en l’apprenant de source sûre, son ami – en fait l’était-il ? – en ressent beaucoup de peine. 

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  • Simulation

    Proust la prisonnière folio.jpg« Je lui dis que j’avais vu un auteur dramatique, Bloch, très ami de Léa, à qui elle avait dit d’étranges choses (je pensais par là lui faire croire que j’en savais plus long que je ne disais sur les cousines de Bloch). Mais par un besoin d’apaiser le trouble où me mettait ma simulation de rupture, je lui dis : « Albertine, pouvez-vous me jurer que vous ne m’avez jamais menti ? » Elle regarda fixement dans le vide, puis me répondit : « Oui, c’est-à-dire non. J'ai eu tort de vous dire qu'Andrée avait été très emballée sur Bloch, nous ne l’avions pas vu. – Mais alors pourquoi ? – Parce que j’avais peur que vous ne croyiez d'autres choses d’elle ; c'est tout. » Elle regarda encore et dit : « J’ai eu tort de vous cacher un voyage de trois semaines que j’ai fait avec Léa. Mais je vous connaissais si peu. – C'était avant Balbec ? – Avant le second, oui. » Et le matin même, elle m’avait dit qu'elle ne connaissait pas Léa ! Je regardais une flambée brûler d’un seul coup un roman que j’avais mis des millions de minutes à écrire. A quoi bon ? A quoi bon ? »

    Marcel Proust, La prisonnière