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jalousie - Page 2

  • Concert et comédie

    Nous étions au milieu de La prisonnière. Pour vérifier les dires d’Albertine au sujet de Mlle Vinteuil, le narrateur se rend à une soirée des Verdurin, curieux de découvrir par lui-même le fameux salon qui fut le foyer de l’amour de Swann pour Odette (Swann mort, désormais réduit à un nom.) Mais Brichot le détrompe, les Verdurin ont déménagé depuis et le « Quai Conti », leur nouvelle adresse, n’a plus à ses yeux le charme d’antan.  

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    Le baron de Charlus y a organisé un grand « tra la la musical » pour mettre Morel en avant, il cherche aussi à lui faire donner la Légion d’honneur. Très en verve, Palamède de Guermantes a perdu de sa prudence et plaisante en voyant le professeur de la Sorbonne arriver en compagnie du jeune homme. Il a lui-même choisi les invités pour cette soirée musicale. Mme Verdurin, fâchée de ses exclusives (en plus, M. de Charlus a persuadé Morel de refuser un concert à des amis de la Patronne), ne supportera pas de voir les relations du baron défiler pour le féliciter, lui, et l’ignorer, elle, l’amie des arts et des artistes.

    Si les évocations fameuses de la sonate dans Un amour de Swann sont un enchantement, celles du septuor de Vinteuil dans La prisonnière – Proust décrit longuement le concert – comptent aussi parmi les plus belles qu’il ait écrites sur l’art musical : « je me demandais si la Musique n’était pas l’exemple unique de ce qu’aurait pu être – s’il n’y avait pas eu l’invention du langage, la formation des mots, l’analyse des idées – la communication des âmes. »

    Le narrateur se reproche souvent sa paresse pour écrire, sa vie mondaine. En découvrant ce soir-là l’œuvre du compositeur (grâce à l’amie de sa fille qui a passé des années « à débrouiller le grimoire laissé par Vinteuil »), il entend un appel : « l’étrange appel que je ne cesserais plus jamais d’entendre comme la promesse qu’il existait autre chose, réalisable par l’art sans doute, que le néant que j’avais trouvé dans tous les plaisirs et dans l’amour même, et que si ma vie me semblait si vaine, du moins n’avait-elle pas tout accompli. »

    En fin de soirée, Brichot, toujours curieux, retient le baron de Charlus, l’interroge sur les « invertis » du passé et du présent ; il sait que le sort du protecteur de Morel est scellé. Les Verdurin ont décidé de les séparer et on assiste à une scène cruelle où M. de Charlus, si combatif d’habitude, s’effondre, secouru par la seule reine de Naples revenue chercher son éventail oublié et qui l’emmène avec elle. Les mêmes Verdurin s’arrangeront par ailleurs pour verser secrètement une rente au vieux Saniette ruiné en bourse.

    Les lumineuses rayures à la fenêtre d’Albertine dans la nuit – « un trésor en échange duquel j’avais aliéné ma liberté, la solitude, la pensée » – rallument l’incessant débat intérieur sur leur avenir : tantôt ils s’amusent à imaginer comment ils meubleraient leur yacht s’ils en avaient un, tantôt c’est l’interrogatoire masqué et les réponses qui échappent à la jeune femme, trahissant d’anciens mensonges. Alors il lui joue la comédie de la rupture nécessaire, veut qu’elle s’en aille dès le lendemain : « La vie que vous menez ici est ennuyeuse pour vous ».

    « Quand j’étais rentré, ç’avait été avec le sentiment d’être un prisonnier, nullement de retrouver une prisonnière. » Elle proteste, se dit heureuse chez lui, ils finissent – comme il l’espérait – par se réconcilier. Il y voit la préparation d’une rupture véritable, inévitable, au moment qu’il choisira le plus propice pour éviter de trop en souffrir. « Toutes les heures d’Albertine m’appartenaient. Et en amour il est plus facile de renoncer à un sentiment qu’à une habitude. » Elle redevient son « ange musicien » au pianola, son « œuvre d’art la plus précieuse ». Jusqu’à ce qu’un matin, Françoise lui annonce qu’Albertine a fait ses malles, qu’elle est partie.

    Lire La Prisonnière, c’est s’interroger constamment sur la vérité des sentiments. Le narrateur est si convaincu qu’il doit paraître détaché pour qu’Albertine lui reste attachée, plaider le faux pour récolter le vrai, et la jeune femme si encline à lui jouer la comédie qu’on a vraiment du mal à comprendre leur relation. Proust décrit l’équilibre instable d’un amour « réduit à la souffrance, à l’incertitude, et parfois même, paradoxalement, à l’indifférence dans l’assurance de la possessivité. Ambivalent, il est une source intarissable de frayeurs et de questionnement. » (La Parafe, 2009)

     

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  • Inquisitorial

    Proust la prisonnière.jpg« Je me souvenais ; j’avais connu une première Albertine, puis brusquement elle avait été changée en une autre, l’actuelle. Et le changement, je n’en pouvais rendre responsable que moi-même. Tout ce qu'elle m’eût avoué facilement, puis volontiers, quand nous étions de bons camarades, avait cessé de s’épandre dès qu’elle avait cru que je l’aimais, ou, sans peut-être se dire le nom de l’Amour, avait deviné un sentiment inquisitorial qui veut savoir, souffre pourtant de savoir, et cherche à apprendre davantage. Depuis ce jour-là, elle m’avait tout caché. »

    Marcel Proust, La prisonnière

  • L'amour en cage

    La prisonnière de Marcel Proust commence par un réveil, quand les bruits de la rue, du tramway, précédant la lumière, font deviner au narrateur d’A la recherche du temps perdu si le jour est « morfondu dans la pluie ou en partance pour l’azur. » Personne ne sait qu’Albertine habite avec lui à Paris depuis leur retour de Balbec, « cachée à tout le monde », à part sa mère (à Combray) et Françoise. Il l’a installée dans le « cabinet à tapisseries » de son père au bout du couloir, « à vingt pas », où elle va dormir après leur baiser du soir. « Sa séparation d’avec ses amies réussissait à épargner à mon cœur de nouvelles souffrances. »  

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    Henry Somm, Elégantes

    Albertine respecte la consigne : personne ne peut entrer dans la chambre du narrateur avant qu’il ait sonné. Sans lui parler de mariage, il cherche à lui rendre la vie agréable, et pour éviter les motifs de jalousie, a demandé à Andrée de la guider dans Paris. Il se considère guéri des remous intérieurs d’avoir appris par elle à Balbec qu’elle connaissait Mlle Vinteuil.

    « Ce n’est pas certes, je le savais, que j’aimasse Albertine le moins du monde. » Pas amoureux, mais très soucieux de son emploi du temps (Gomorrhe étant « dispersée aux quatre coins du monde ») : savoir où se trouve Albertine et avec qui ou la savoir chez lui évite le réveil de sa « maladie chronique », la jalousie. Le mariage lui paraît redoutable en ce qu’il signerait la fin des « joies de la solitude »  il voudrait en réalité guérir d’Albertine, retrouver sa liberté d’aller et venir.

    Au lieu de cela, il consulte la duchesse de Guermantes sur « les brimborions de la parure » qui plaisent à sa compagne, lui fait constamment des cadeaux coûteux comme ces robes de Fortuny « d’après d’antiques dessins de Venise » vantées par Elstir. En sortant de chez la duchesse, il aperçoit Charlie Morel venu avec M. de Charlus chez Jupien, dont la nièce est sa « fiancée ». Le baron encourage ce mariage qui garderait le jeune musicien à sa portée.

    « Car la possession de ce qu’on aime est une joie plus grande encore que l’amour » : c’est le thème de La prisonnière. Albertine, de plus en plus élégante, est aussi « extrêmement intelligente » : elle lit, elle écoute, elle cite, elle dit sa reconnaissance au narrateur de lui avoir ouvert « un monde d’idées ». Tout en savourant la douceur domestique de sa présence qui l’apaise, comme le faisait le baiser du soir de sa mère, celui-ci est conscient que la jeune fille l’intéressait davantage à Balbec, inaccessible, que depuis qu’il la connaît davantage. 

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    L’affiche de « La Captive », film de Chantal Akerman (2000) inspiré par La prisonnière de Marcel Proust

    Enfermée chez lui comme un animal domestique, offerte comme une plante à son regard quand elle dort, d’une docilité qui l’étonne chaque fois qu’il exprime un souhait, Albertine accepte ses caresses, son rythme de vie, sa surveillance. Françoise voit en elle une profiteuse et déplore que son maître tolère le vice et la vulgarité sous son toit.

    « Il faudrait choisir de cesser de souffrir ou de cesser d’aimer. » Se rappelant l’enfant « sensitif » qu’il était, devenu plus pondéré et railleur, le narrateur perçoit à présent en lui des ressemblances avec ses parents, s’entend parler comme eux. Il s’amuse avec Albertine à écouter les cris des marchands des rues « C’est l’enchantement des vieux quartiers aristocratiques d’être, à côté de cela, populaires. » Sa curiosité amoureuse n’en reste pas moins insatiable : une petite laitière, une serveuse accorte, une passante suscitent mille rêves.

    Quand Le Figaro annonce un spectacle avec Mlle Léa, cette comédienne qu’Albertine a feint de ne pas connaître quand ils avaient croisé deux de ses amies, son obsession « gomorrhéenne » est ravivée. Il élabore stratégie sur stratégie pour qu’elle ne rencontre pas ce genre de femmes, bien qu’elle nie en être et en fréquenter.

    Elle le rassure sans cesse : « Mon chéri et cher Marcel, (…) Toute à vous, ton Albertine. » – « J’étais plus maître que je n’avais cru. Plus maître, c’est-à-dire plus esclave. » Le servage d’Albertine a fait perdre au bel « oiseau captif » toutes ses couleurs, elle est devenue la « grise prisonnière ». Mais son esclavage est devenu le sien. Ses mensonges dévoilés, encore plus douloureux quand il ne les a pas envisagés, sa torture.

    (A suivre)

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  • Touches

    proust,a la recherche du temps perdu,du côté de chez swann,un amour de swann,roman,littérature française,relire la recherche,amour,passion,jalousie,société,musique,culture« Il savait que le souvenir même du piano faussait encore le plan dans lequel il voyait les choses de la musique, que le champ ouvert au musicien n’est pas un clavier mesquin de sept notes, mais un clavier incommensurable, encore presque tout entier inconnu, où seulement çà et là, séparées par d’épaisses ténèbres inexplorées, quelques-unes des millions de touches de tendresse, de passion, de courage, de sérénité, qui le composent, chacune aussi différente des autres qu’un univers d’un autre univers, ont été découvertes par quelques grands artistes qui nous rendent le service, en éveillant en nous le correspondant du thème qu’ils ont trouvé, de nous montrer quelle richesse, quelle variété, cache à notre insu cette grande nuit impénétrée et décourageante de notre âme que nous prenons pour du vide et pour du néant. Vinteuil avait été l’un de ces musiciens. »

     

    Marcel Proust, Un amour de Swann
    (A la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann, deuxième partie)

     

    Photo de Proust, s. d., L'Express

  • La maladie d'amour

    Charles Swann, dans A la recherche du temps perdu, est un esthète aux cheveux roux, aux yeux verts, porté sur les jolies femmes. Ce flirteur invétéré n’hésite pas à se servir de ses relations pour s’en rapprocher, aussi le grand-père du narrateur s’écrie quand il reçoit une lettre de lui : « Voilà Swann qui va demander quelque chose : à la garde ! »  

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    Source : http://www.lemotlachose.com/un-amour-de-swann-a-la-recherche-de-pierre-alechinsky/

    Un amour de Swann peut se lire comme un roman isolé, Proust lui-même y voyait une bonne porte d’entrée dans son œuvre. C’est une des incarnations littéraires les plus inoubliables de la maladie d’amour. Le récit des circonstances dans lesquelles Swann rencontre Odette de Crécy, « demi-mondaine » comme on disait alors pour ce genre de femme entretenue, la revoit, la cherche, l’aime, la soupçonne, la regarde s’éloigner de lui, puis regrette d’avoir gâché des années de sa vie pour une femme qui n’était pas son genre, est un flash-back, un récit dans le récit, un microcosme.

     

    Voire une mise en abyme : cette liaison se déroule à l’époque de la naissance du narrateur, qui se la fera raconter – « (…) bien des années plus tard, quand je commençai à m’intéresser à son caractère à cause des ressemblances qu’en de tout autres parties il offrait avec le mien (…) »

     

    Au physique, Odette déplaît d’abord à Swann, et la beauté de son corps pourtant « admirablement fait » est gâchée par la mode de l’époque qui donne « à la femme l’air d’être composée de pièces différentes mal emmanchées les unes dans les autres » (formidable description de sa toilette). Tout changera quand il retrouvera ses traits dans la Zephora de Botticelli. 

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    Botticelli, Les Epreuves de Moïse, détail, Chapelle Sixtine (de face, Zephora, "la fille de Jethro")

    La première vedette féminine (l’histoire débute avec elle), c’est Mme Verdurin et son « noyau » de « fidèles », ses soirées qui ne ressemblent en rien à celles des « ennuyeux » (les aristocrates à ses yeux de bourgeoise). Elle les anime, du haut de son siège-escabeau suédois « en sapin ciré », un cadeau, comme férocement résumé ici : « Telle, étourdie par la gaîté des fidèles, ivre de camaraderie, de médisance et d’assentiment, Mme Verdurin, juchée sur son perchoir, pareille à un oiseau dont on eût trempé le colifichet dans du vin chaud, sanglotait d’amabilité. »

     

    Odette, « un amour », une des seules femmes admises dans son cercle avec l’épouse du Dr Cottard, y introduit Swann après l’avoir harponné, et c’est là qu’il réentend la « phrase musicale » de Vinteuil qui va l’envoûter. « Les êtres nous sont d’habitude si indifférents que, quand nous avons mis dans l’un d’eux de telles possibilités de souffrance et de joie pour nous, il nous semble appartenir à un autre univers, il s’entoure de poésie, il fait de notre vie une étendue émouvante où il sera plus ou moins rapproché de nous. » Il y a là de merveilleuses pages sur l’écoute de la musique, l’ivresse auditive.

     

    Relire Un amour de Swann, c’est s’arrêter aux détails sautés la première fois ou bien oubliés, par exemple quand Odette, qui prétend aimer les « antiquités », déplore que son amant habite dans un hôtel du quai d’Orléans « indigne de lui » et lâche, à propos de la décoration chez une de ses amies où tout est « de l’époque » (laquelle ? impossible pour Odette d’éclairer Swann sur ce point) : « Tu ne voudrais pas qu’elle vécût comme toi au milieu de meubles cassés et de tapis usés ». 

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    Livre de Poche 1971, 1988, 2006

    L’arrivée du comte de Forcheville chez les Verdurin, qui a l’art de se fondre dans sa coterie contrairement à Swann, marque le tournant de ses relations avec Odette. «  L’amour est une maladie, on le sait, ou plutôt, on ne le sait pas assez. Le véritable organe sexuel de Proust, c’est la jalousie. » (Roland Barthes) Swann dissimule sa jalousie, pour ne pas donner à Odette « cette preuve qu’il l’aimait trop, qui, entre deux amants, dispense, à tout jamais, d’aimer assez, celui qui la reçoit. »

     

    Relire, c’est prendre le temps de s’arrêter, page 289 (Pléiade 1984), sur une « musique stercoraire » ; page 292, sur « aller villégiaturer dans des latrines » ; page 304, sur « le chimisme même de son mal ». Sur des effets de style, page 354, où Swann se dit : « On ne connaît pas son bonheur. On n’est jamais aussi malheureux qu’on croit » ; quelques lignes plus loin, « il se dit qu’on ne connaît pas son malheur, qu’on n’est jamais si heureux qu’on croit. »

     

    Et pour finir, sur la silhouette bien croquée de Mme Cottard, croisée par Swann dans l’omnibus, en pleine « tournée de visites « de jours », en grande tenue », qu’il suit des yeux quand elle en descend, « l’aigrette haute, d’une main relevant sa jupe, de l’autre tenant son en-tout-cas et son porte-cartes dont elle laissait voir le chiffre, laissant baller devant elle son manchon. » De quoi nourrir une amusante leçon de vocabulaire.

     

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