« Je lui dis que j’avais vu un auteur dramatique, Bloch, très ami de Léa, à qui elle avait dit d’étranges choses (je pensais par là lui faire croire que j’en savais plus long que je ne disais sur les cousines de Bloch). Mais par un besoin d’apaiser le trouble où me mettait ma simulation de rupture, je lui dis : « Albertine, pouvez-vous me jurer que vous ne m’avez jamais menti ? » Elle regarda fixement dans le vide, puis me répondit : « Oui, c’est-à-dire non. J'ai eu tort de vous dire qu'Andrée avait été très emballée sur Bloch, nous ne l’avions pas vu. – Mais alors pourquoi ? – Parce que j’avais peur que vous ne croyiez d'autres choses d’elle ; c'est tout. » Elle regarda encore et dit : « J’ai eu tort de vous cacher un voyage de trois semaines que j’ai fait avec Léa. Mais je vous connaissais si peu. – C'était avant Balbec ? – Avant le second, oui. » Et le matin même, elle m’avait dit qu'elle ne connaissait pas Léa ! Je regardais une flambée brûler d’un seul coup un roman que j’avais mis des millions de minutes à écrire. A quoi bon ? A quoi bon ? »
Marcel Proust, La prisonnière
Commentaires
Mais c'est Proust qui a quasiment inventé le 'oui mais non'? ^_^
Simulation : ... échappatoire des opprimés et des tricheurs, ... Mais l'opprimé conjugal lui se protège du despotisme de son conjoint, s'il ne sombre pas dans la servilité morale avec perte de sa personnalité, comme cette connaissance, universitaire brillante, que son mari, petit instituteur, à mis toute une vie pour en faire "sa chose" ... Nos rapports avec elle se limitent à des banalités futiles ... elle se dit maintenant "heureuse" !?
c'est vraiment une maladie obsessionnelle qu'il a, ce narrateur...
@ Keisha : Qui l'eût cru ?!
@ Doulidelle : Il y en a tant, des couples qui tiennent avec des "secrets de fabrication" dont la recette échappe aux autres ! Pour le narrateur et Albertine, en tout cas, la manipulation est des deux côtés.
@ Adrienne : Chronique et obsessionnelle, il ne s'en cache pas.
Notre époque n'a vraiment rien inventé avec la manipulation mentale, elle a existé de tout temps sans être nommée. Le commentaire de Doulidelle illustre hélas bien des situations cotoyées au quotidien.
"La prisonnière" et "La fugitive" sont parmi les pages que je préfère dans "La Recherche". Avec "Le temps retrouvé" qui est l'aboutissement et la haute flèche de l'oeuvre.
@ Aifelle : L'oeuvre de Proust fourmille de ce genre d'observations, intemporelles, en effet.
@ Armelle B. : Je vais bientôt reprendre "Le temps retrouvé", après le temps suspendu des vacances.