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Vivre sans Albertine

Alors que dans La prisonnière, Proust rappelle régulièrement le désir du narrateur de rompre avec Albertine, son départ est pour lui un véritable choc. La fugitive (autrefois Albertine disparue) le confirme : sa souffrance contredit le sentiment antérieur qu’il ne l’aimait pas vraiment. Il en ressent un coup « physique » au cœur : « Ce malheur était le plus grand de toute ma vie. » 

Proust Nuage de mots Albertine.jpg

Source : http://ycreange.blogspot.be/2012/01/la-recherche-du-temps-perdu-du-cote-de.html

Il s’efforce d’abord de nier le caractère définitif de leur séparation, demande à Françoise de garder la chambre d’Albertine en ordre, imagine son retour pour bientôt. Apprenant qu’elle est chez sa tante en Touraine, il lui écrit une lettre d’adieux et fait appel à Saint-Loup (aussi étonné de découvrir qui a été sa maîtresse secrète que lui en rencontrant Rachel) pour tenter une ultime démarche auprès de Mme Bontemps, sans se laisser voir de sa nièce.

Donner trente mille francs à la tante (« pour le comité électoral de son mari »), donner cinq cents francs à une petite fille qu’il a fait monter chez lui pour se donner l’illusion d’une présence (les parents porteront plainte, sans suite), le narrateur agit sur impulsion et multiplie les maladresses. Albertine, qui a vu arriver Saint-Loup, traite le narrateur d’insensé par télégramme et lui reproche de ne pas lui avoir écrit directement : « J’aurais été trop heureuse de revenir ; ne recommencez plus ces démarches absurdes. » A quoi il répond qu’il ne le lui demandera pas – « Adieu pour toujours. »

Tour à tour, il espère que cette lettre la fera revenir, qu’elle refusera, se reproche de l’avoir écrite, se récite des vers de Phèdre sur la douleur de la séparation. Quand Françoise lui montre les deux bagues d’Albertine oubliées dans un tiroir, c’est un nouveau motif d’accablement : leur ressemblance prouve qu’elle a menti sur leur origine. Le rapport de Saint-Loup, qui a entendu Albertine chanter chez sa tante, n’a rien de rassurant. Elle y voit d’autres filles, une actrice, elle n’a pas du tout l’air de souffrir.

Pourquoi lui reprocher des désirs que lui-même s’autorise ? L’amant jaloux est prêt maintenant à tout lui permettre. De désespoir, il lui télégraphie de revenir à n’importe quelles conditions – « Elle ne revint jamais. » Un télégramme de Mme Bontemps lui annonce la mort d’Albertine, « jetée par son cheval contre un arbre », suivi de deux lettres de la jeune femme, la première à propos d’Andrée (il lui a écrit qu’il envisageait de se lier avec elle), la seconde pour lui demander de revenir – « je prendrais le train immédiatement. »

« Alors ma vie fut entièrement changée. » La fugitive est le récit de la douleur et de l’oubli. Les tendres souvenirs envahissent ses pensées, les projets qu’il croyait empêchés par elle, comme aller à Venise, ne lui disent plus rien sans elle. « On n’est que par ce qu’on possède, on ne possède que ce qui vous est réellement présent, et tant de souvenirs, de nos humeurs, de nos idées partent faire des voyages loin de nous-même, où nous les perdons de vue. » 

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Albertine n’est plus, mais sa curiosité pour elle persiste. Il charge Aimé (le maître d’hôtel) de se renseigner sur ce qui se passait dans les douches où elle se rendait à Balbec, à cause d’une rougeur soudaine observée un jour qu’ils en parlaient. Sa vie lui paraît un « double assassinat » : de sa grand-mère, auprès de qui il s’est comporté en égoïste et qu’il a trop vite oubliée, et à présent d’Albertine.

« On désire être compris parce qu’on désire être aimé, et on désire être aimé parce qu’on aime. » Il aimait Albertine, enfin il se l’avoue. « Mais elle était morte. Je l’oublierais. » C’est l’heure du bilan où défilent les femmes de sa vie, et celles d’un instant. Quand Aimé revient avec les confidences d’une doucheuse sur les rencontres coquines d’Albertine, Balbec devient l’Enfer de ses soupçons confirmés.

« Je me voyais perdu dans la vie comme sur une plage illimitée où j’étais seul et où, dans quelque sens que j’allasse, je ne la rencontrerais jamais. » Puis vient le temps du doute : la doucheuse, Aimé ont-ils dit vrai ? Une petite blanchisseuse qui a simulé pour Aimé ce qu’elle faisait avec Albertine ne l’a-t-elle pas puni pour sa curiosité ? « Ce que nous sentons existe seul pour nous et nous le projetons dans le passé, dans l’avenir, sans nous laisser arrêter par les barrières fictives de la mort. » Enfin, il lui pardonne.

S’habituer à vivre sans elle. Eviter la Touraine, la Normandie. Lire le journal avec prudence – un rien peut réveiller la douleur. Rencontrer Andrée, tâcher de savoir tout de même. Ramener d’autres filles chez lui, mais aucune n’est Albertine. Enfin, Le Figaro publie un article de lui ! Quand Andrée lui révèle la relation entre Albertine et Morel, il ne souffre plus : « Comme certains bonheurs, il y a certains malheurs qui viennent trop tard, ils ne prennent pas en nous toute la grandeur qu’ils auraient eue quelque temps plus tôt. » Comprendra-t-il jamais pourquoi Albertine l’a quitté ? Tout en elle, toujours, est et restera mobile – fugitif.

Sa mère emmène le narrateur quelques semaines à Venise. Ils y font des rencontres inattendues, mais c’est surtout la beauté de la ville qui l’occupe, et la peinture vénitienne. Il prend des notes pour un travail sur Ruskin, visite Saint-Marc avec sa mère, reconnaît dans un tableau de Carpaccio le manteau de Fortuny porté par Albertine, admire les anges-oiseaux de Giotto à Padoue.

Au moment du départ, le courrier leur annonce deux mariages inattendus : Gilberte Swann, devenue Mlle de Forcheville par le remariage de sa mère, épouse Saint-Loup ; le « petit Cambremer » épouse la nièce de Jupien (elle mourra peu après de fièvre typhoïde). Gilberte de Saint-Loup devient une personne très en vue, mais aucune situation mondaine ne l’est une fois pour toutes. Son mari s’affiche avec des maîtresses – un leurre. Saint-Loup est aussi un « inverti », et en l’apprenant de source sûre, son ami – en fait l’était-il ? – en ressent beaucoup de peine. 

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Commentaires

  • Merci, Tania … Quel bonheur de retrouver Proust et ta merveilleuse étude … Je vais m’en délecter avec mon Kindle qui met le texte à ma vue. …J’y trouve l’œuvre complète … Je vais la « survoler pour redescendre » sur un passage attirant que je déchiffrerai avec ma souris. …

    Je reste interpellé par ce texte touffu mais clair. … Quant à ce qui m’a interpellé dans une première prise de contact c’est la lettre d’Albertine annonçant que « la vie est devenue impossible entre nous ». … Cette lettre de rupture est belle et digne. … « Adieu, je vous laisse le meilleur de moi-même ». … « il me sera assez dur de vous devenir peu à peu, et bien vite, indifférente ». … Pas de reproches, pas de justifications !!!

  • C'est ainsi : l'oeuvre de Proust est si riche que, quelle que soit la page où le regard se pose, il s'y nourrit. Ces deux volumes autour d'Albertine sont une extraordinaire exploration de la relation amoureuse dans toutes ses péripéties.

  • Si j'arrive à le lire un jour, je penserai à ton billet, il me servira de fil conducteur ..

  • @ Adrienne : Il n'y a que Proust qui soit parfait, voyons, merci tout de même ;-)

    @ Aifelle : Sans doute t'ai-je déjà suggéré de commencer par "Un amour de Swann" le jour où tu te décides ? Bonne journée, Aifelle.

  • je prends plaisir à suivre ta lecture même si la prisonnière et la fugitive ne sont pas mes préférés

  • Autour de Proust, j'ai emprunté en bibliothèque "Le savant et la madeleine" (Seuil, 2015)qui jette un pont entre science et littérature : il s'agit de s'aider de larges citations de Proust pour comprendre la description de travaux en psychologie cognitive. Proust est le matériau idéal pour illustrer les mécanismes sous-jacents à des comportements perçus intuitivement par l'écrivain.
    J'ai lu 30 pages, peu de temps pour la lecture pour le moment, c'est très bien fait, même si passer alternativement du langage proustien aux explications du psychologue requiert quelque souplesse.

  • @ Dominique : Je garde "Le temps retrouvé" en réserve encore un peu - sans doute la fameuse envie de ne pas terminer...

    @ Christw : Le texte proustien n'en finit pas d'inspirer ! J'ai lu un article élogieux sur cet essai, il me semble. Pour ma part, j'ai très peu lu pendant ces deux semaines de vacances à plusieurs - impossible de me concentrer - aussi je retrouve peu à peu mon rythme de lecture.

  • C'est sous le titre "Albertine disparue" que le texte paraît la première fois, trois ans après la mort de Proust, en 1925. Mais les différents manuscrits et cahiers ont révélé des divisions qui évoluent au fur et à mesure qu'il retravaille son œuvre. "La prisonnière" et "La fugitive" devaient constituer ensemble un "Sodome et Gomorrhe III".
    Dans "Proust, le dossier", Jean-Yves Tadié écrit que "Proust tenait particulièrement à ces deux volumes, et voyait dans "La fugitive", "volume bref et d'action dramatique", ce qu'il avait "écrit de mieux (la mort d'Albertine, l'oubli)".

  • Temps perdu, retrouvé, les amours se font et se défont...tes résumés sont si bien faits que je me demande si je vais lire les différents volumes! :-))
    Grand merci.

  • Oh ce serait un effet pervers que de détourner du texte : parce que c'est là, dans sa trame, dans sa musique, et non dans son intrigue seule, que la beauté littéraire est en marche. Bonne après-midi, Colo.

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