Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Textes & prétextes - Page 5

  • Suspense au Louvre

    Conserver, restaurer, montrer… Dans L’allègement des vernis, son premier roman, Paul Saint Bris fait mouche : dans « le plus beau musée du monde », il confronte Aurélien, directeur du département des peintures, à la nouvelle présidente-directrice du Louvre. Daphné Léon-Delville est la première nommée par l’Etat à cette fonction sans être issue du « corps des conservateurs du patrimoine ». A cette femme au « pragmatisme désinhibé » qui a « considérablement amélioré la visibilité » du musée dans les médias et sur les réseaux sociaux, Aurélien trouve « un air de ressemblance avec le Portrait d’une jeune femme de Lübeck tenant un œillet de Jacob van Utrecht ».

    paul saint bris,l'allègement des vernis,roman,littérature française,louvre,peinture,léonard de vinci,la joconde,restauration,musée,gestion,art,culture
    Source : La Joconde en réalité virtuelle chez vous (louvre.fr)

    Directeur artistique dans la publicité et photographe, le romancier confie dans un entretien sur Lecteurs.com « une forme de désenchantement » vécue parfois dans son métier, comme c’est le cas ici pour Aurélien. Ce quasi thriller esthétique soulève des questions fondamentales qui se posent aujourd’hui aux musées. D’abord la question devenue première à notre époque, celle des moyens financiers : comment diminuer la part des fonds publics dans le budget du musée ? (En Belgique, les Musées royaux des Beaux-Arts ont depuis peu un nouveau directeur peut-être choisi pour son profil plus gestionnaire que les précédents. Qui vivra verra.)

    A l’ordre du jour de la réunion mensuelle des directeurs des huit départements du Louvre et des onze directions de service, un audit sur la fréquentation du musée. Les chiffres sont devenus « data » ou « metrics » entre autres termes mercatiques dans la présentation des données. « Pour résumer, la situation était bonne, mais pas optimale. » Dix millions de visiteurs annuels en 2018, puis une stabilisation à neuf millions, c’était une limite acceptée jusque-là, un bon compromis entre circulation des visiteurs et respect des collections.

    Mais un million d’entrées en plus n’était pas à dédaigner ; il serait possible d’améliorer les « flux » à l’aide de technologies discrètes. La pandémie avait diminué le nombre de touristes, la préoccupation de l’empreinte carbone ralenti les intentions de voyage, aussi fallait-il déployer de nouvelles stratégies pour attirer plus de visiteurs au Louvre. C’est ainsi qu’apparaît le thème majeur du roman : La Joconde étant l’œuvre la plus connue, la plus désirée du public, il serait bon de procéder à « l’allègement des vernis » pour lui rendre son « éclat originel » et « capter chaque année onze à douze millions de visiteurs avides de voir et revoir le chef-d’œuvre ».

    En contrepoint de ce duo à la tête du Louvre, on suit le personnage de Homéro, employé par une société chargée de l’entretien du musée. Affecté d’abord au département des Antiquités grecques, étrusques et romaines, il s’épanouit dans ce travail qu’il exécute en musique sur son autolaveuse : danser de temps en temps avec les statues devient « une des grandes joies de son existence ». Lorsqu’une vidéo de surveillance est montrée à la responsable des salles, Hélène, celle-ci le convoque pour l’appeler à la prudence ; il lui propose alors de mettre son casque audio sur les oreilles et le spectacle vidéo devient quasi poétique. Hélène y sera sensible.

    Aurélien espérait que la restauration de La Joconde n’était qu’une suggestion audacieuse, mais malgré ses mises en garde, la présidente du Louvre tient à ce qu’il réunisse discrètement des experts pour examiner la proposition. Leur vote final sera favorable. Eduqué dans le culte de la beauté, heureux dans la compagnie des œuvres au musée, Aurélien se rend compte du décalage de plus en plus marqué entre ses conceptions esthétiques et l’air du temps. Pour Claire, sa compagne, c’est tout l’inverse et ils s’éloignent l’un de l’autre.

    L’allègement des vernis raconte cette improbable entreprise de restauration en nous promenant dans le monde de l’art, en France et en Italie. Placée en épigraphe de la première partie, la citation de Vincent Delieuvin, conservateur en chef au musée du Louvre, va prendre corps dans un formidable suspense : « La Joconde est condamnée à ne plus jamais être observée comme elle devrait être observée, c’est-à-dire dans un tête-à-tête. » Voilà exactement ce que va vivre le restaurateur du tableau.

    J’ai été captivée par ce roman érudit mais jamais pesant, souvent drôle même, pour tout ce qu’il nous apprend et pour sa charge ironique. Paul Saint Bris rencontre les préoccupations des amateurs d’art inquiets des dérives d’un monde de plus en plus livré à la consommation des images et à la gestion des musées, au prix parfois d’une certaine perte de sens.

  • Astrale

    Zweig Le roi Jean par William Blake.jpg« Il est révélateur que de tous les grands personnages anglais, celui qui fascinait le plus Zweig était le roi Jean, un homme instable, entreprenant, qui fut non seulement dessiné par William Blake mais mis en scène par Shakespeare. Zweig était fasciné par Blake qu’il décrivait comme « une de ces natures magiques qui, sans voir clairement leur chemin, sont portées par leurs visions, comme par des ailes d’ange, à travers les espaces vierges de l’imaginaire. » Nous sommes loin des goûts simples des Anglais qu’il vantait, « les chats, le football et le whisky ». Stefan Zweig avait acheté le portrait du roi Jean par Blake au début de sa vie de collectionneur et il le conservait jalousement, comme Freud la petite statuette d’Athéna qu’il avait emportée en exil à Londres. « Entre tous mes livres et tous mes tableaux, ce dessin m’a accompagné plus de trente ans ; que de fois depuis le mur, le regard magiquement éclairé de ce roi fou est tombé sur moi ! De tous les biens que j’ai perdus ou qui sont loin de moi, écrit Zweig, c’est ce dessin que je regrette le plus dans mes pérégrinations. Le génie de l’Angleterre que je m’étais efforcé de saisir dans les rues et les villes, s’était brusquement révélé à moi dans la figure véritablement astrale de Blake. »

    George Prochnik, L’impossible exil. Stefan Zweig et la fin du monde

    William Blake, Le roi Jean (source)

  • Zweig l'exilé

    En écrivant L’impossible exil. Stefan Zweig et la fin du monde (2014, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Cécile Dutheil de la Rochère, 2016), George Prochnik a plongé dans ces années qui marquèrent tant de réfugiés de la Seconde Guerre mondiale, dont son grand-père viennois. « Il m’aura fallu des années pour prendre la mesure de tout ce que ma famille avait perdu au cours de cette fuite désespérée. » L’histoire de Zweig lui a permis de soulever « les nombreuses questions que l’exil ne résout pas, même quand la liberté est retrouvée. »

    george prochnik,l'impossible exil. stefan zweig et la fin du monde,essai,littérature anglaise,etats-unis,zweig,réfugiés,vienne,new york,brésil,littérature,humanisme,dépression,culture

    « Stefan Zweig était tout : citoyen autrichien aisé, Juif errant, écrivain prolifique, infatigable avocat d’un humanisme paneuropéen, homme de réseaux, hôte irréprochable, hystérique dans la vie quotidienne, pacifiste de talent, populiste facile, plein de sensualité et de raffinement, ami des chiens et ennemi des chats, bibliophile, amateur de chaussures en cuir d’alligator, dandy, dépressif, pilier de cafés, sympathisant des cœurs solitaires, coureur de jupons intermittent, reluqueur d’hommes, exhibitionniste probable, porte-parole des déshérités, lâche face aux ravages de l’âge, absolu stoïque devant les mystères de l’au-delà. C’était un de ces hommes qui incarnent au plus haut point les bonheurs et les failles de leur environnement. »

    Dès l’introduction, l’auteur présente l’homme et l’écrivain sans gommer les aspérités de sa personnalité, ni la part subjective de son essai. Très connue en Europe, l’œuvre de Zweig semble oubliée aux Etats-Unis et dans les pays anglo-saxons, selon lui. Durant son exil, Zweig a surtout écrit ses Mémoires : Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen. Son épigraphe, « Faisons face au temps comme il vient et change » (Shakespeare, Cymbeline), est « l’exact opposé de ce qu’il fit en s’exilant » écrira Prochnik plus loin.

    Ce n’est donc pas le récit chronologique de la vie de Zweig hors de son pays, même si tous les éléments y sont, mais une interrogation sur la manière de réussir son exil ou pas. Certains écrivains s’y sont épanouis, comme Thomas Mann, d’autres y sont devenus des « déracinés », comme Brecht ou Zweig. Le père de Prochnik a dû fuir Vienne en 1938 parce que son père médecin avait été trahi par un patient nazi ; après un train pour la Suisse, ce fut Gênes, puis New York, et enfin Boston où, après de durs débuts, le grand-père a repris sa carrière de médecin et envoyé ses deux fils étudier dans de bons établissements. Sa grand-mère, sans profession, a souffert davantage de l’exil que sa cousine, psychiatre à Manhattan, mais c’est la passion de sa grand-mère pour la culture qui a le plus inspiré son petit-fils. D’où son intérêt pour le parcours de Zweig et « le monde des fantômes viennois ».

    Stefan Zweig aimait voyager.  Dès 1933, il songeait à quitter l’Autriche. Prochnik raconte ses différents séjours à New York. Lors du deuxième, en 1935, à 52 ans, il est au sommet de sa gloire mais torturé. Les nazis brûlent ses livres, on lui reproche de collaborer avec Richard Strauss, il doit quitter son éditeur allemand et son mariage avec Friderike bat de l’aile tandis que commence sa liaison avec la jeune Lotte Altmann, 25 ans. Les journalistes qui le questionnent ne comprennent pas qu’au lieu de dénoncer clairement l’Allemagne, il reste en retrait. Prochnik s’attache à comprendre pourquoi.

    A New York en 1941, vieilli, Zweig se plaint des réfugiés trop nombreux à le solliciter. Il se montre généreux mais il est tiraillé entre compassion et création, La ville l’épuise. En mai, il participe avec Lotte au dîner d’inauguration du Pen Club Européen à l’hôtel Biltmore : il surprend en demandant pardon pour les lois nazies rédigées en allemand, ce qu’il juge en totale opposition à l’esprit de la langue allemande, si séduisante à Vienne.

    Les vrais cafés où l’on peut lire la presse nationale et internationale lui manquent là-bas. Il choisit pour l’été une petite maison à Ossining (Etat de New York) pour écrire, même si sa bibliothèque lui manque. Ils y accueillent Eva, la nièce de Lotte qui leur a été confiée. Procknik a rencontré Eva Altmann âgée de 83 ans et entendu sa propre version des années passées avec Zweig et Lotte puis à Amity Hall, un internat qu’ils avaient choisi pour son éducation.

    Idéaliste, Zweig est critique par rapport à l’américanisation du monde, des mœurs. Lorsqu’il s’installe au Brésil, enchanté de la nature luxuriante et de la liberté des mœurs, c’est d’abord pour lui un paradis. Leur maison à Petropolis, villégiature au nord de Rio, lui plaît pour y vivre simplement et au calme. Mais il est dépressif : les avancées allemandes l’inquiètent, la correspondance se fait rare, il manque de compagnie humaine. Un jour de février 1942, une servante les trouve tous les deux couchés dans la chambre – Lotte l’a accompagné dans son suicide. L’impossible exil brasse énormément de thèmes existentiels. L’approche personnelle de Zweig par George Prochnik, assez déstructurée, a suscité des critiques. Pour ma part, je trouve qu’il y traite son sujet avec une grande empathie.

  • Etoile

    « On ne peut pas dire que ce soit un mot d’enfant. Plutôt un mot des enfants. Presque tous l’ont prononcé, traversés par une évidence et une révélation : « Regarde, une étoile d’araignée ! » Et les adultes, pour une fois, n’ont pas eu envie de rectifier.

    Delerm Toile_araignee_MN.jpg
    Toile d'araignée, Reserve naturelle des Marais-du-Nord,
    Québec, Canada
    (Cephas / Wikimedia commons)

    C’est beaucoup mieux comme ça : une étoile d’araignée. Plus rien de cette architecture mortifère, incroyablement complexe et symétrique, vouée à la prédation. Plus rien de ce qui se comprend, s’explique. Seulement la magie de ce qui se voit, de ce qui se ressemble et s’enchante. […] »

    Philippe Delerm, Toile d’araignée in Les instants suspendus

  • Instants Delerm

    Lire Les instants suspendus de Philippe Delerm, c’est retrouver cette exploration du presque rien dont il s’est fait une spécialité. L’épigraphe me ravit : « Ne vous contentez pas de regarder la campagne romaine, les fêtes vénitiennes ou le visage fier de Charles Ier sur son cheval, mais jetez aussi un coup d’œil au saladier sur la desserte, au poisson dans la cuisine et à la miche de pain croustillant dans l’entrée. » (Alain de Botton, Comment Proust peut changer votre vie)

    delerm,les instants suspendus,littérature française,observations,vie quotidienne,culture

    Le « minimalisme positif » (titre de l’essai que Remi Bertrand lui a consacré) ne fait pas de tort. « Sortir du tunnel » propose un premier exercice d’attention à la fois visuelle et tactile de l’espace-temps, à lire ici. « L’octascope » intrigue, quand on ne connaît pas l’instrument. Un arrêt sur première phrase, la « petite boule équivoque » d’un oursin, des chaussures de sport, tout vient à point à qui sait attendre et Delerm est de ceux-là.

    Certains textes donnent envie de les relire immédiatement, pour mieux les goûter : « S’approcher de la rose trémière », par exemple. Bien vues, « ces feuilles de chou trouvées on ne sait trop chez quel fripier », bien observée cette silhouette : « Elle ne s’appuie jamais, elle a sa rigueur, sa dignité. » Et pour une fois la chute – chut –, je l’avais pressentie.

    C’est sympathique d’accorder deux pages à la mouche – « L’été ne serait pas immobile s’il n’enfantait ce dérisoire contre-pouvoir noir ». C’est amusant, après une description de l’art de tenir sa veste sur l’épaule comme Belmondo ou Lino Ventura, de découvrir que certains Italiens ôtent leur veste et la tiennent à deux doigts, « mais devant eux, le bras tendu, écarté du corps » !

    « Miracle de l’instant » rend hommage à Willy Ronis, « le photographe de la surprise, de la découverte, de l’instant », à travers deux prises, cadeaux reçus grâce à « l’attente, le regard, la bienveillance ». Il y a toujours, dans ces recueils de Delerm, de quoi solliciter tous les sens : des moments de gourmandise délicate, des sons ou des bruits qui portent davantage qu’eux-mêmes, ces choses du quotidien qui s’inscrivent dans le tissu de la vie.

    Cet été m’aura décidément portée vers les textes courts, parfaits par ces jours de chaleur et de jeux olympiques. (Deux semaines déjà et je regrette de n’avoir pas pris de notes au jour le jour, pour garder la trace de certains moments, qui ne passeront pas forcément à la postérité au contraire du « vol » de Duplantis à 6 m 25.) On n’est pas surpris de trouver justement ce dernier titre du recueil : « Trouver un sujet de texte court » : « Parfois cela fera sourire, tellement ça semble dérisoire, tellement opposé à ce qu’on appelle un sujet. Mais ce sourire-là dit qu’on est sur la piste. »