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Textes & prétextes - Page 5

  • Rolin l'enragée

    Dans La Libre, au début du mois, Guy Duplat présentait La femme sauvage, un nouveau roman historique de Jeroen Olyslaegers : « Il est parti du tableau Margot la folle (Dulle Griet) de Bruegel, du musée Mayer van den Bergh, pour raconter un moment de notre histoire, et d’abord de celle d’Anvers, autour de la « Furie iconoclaste » de 1566 qui vit des émeutiers calvinistes casser toutes les statues et tableaux de la cathédrale (…) ».

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    Bruegel l’Ancien, Dulle Griet, vers 1562, Anvers, musée Mayer van den Bergh

    Dulle Griet, dite Margot la Folle, est la figure éponyme d’un roman de Dominique Rolin (1977) que j’ai aussitôt retiré de ma bibliothèque. Le tableau de Bruegel y figure en noir et blanc, son titre traduit en « Margot l’Enragée ». Un mot repris pour un des récits les plus forts de Dominique Rolin, L’Enragé (1978), autobiographie imaginée du peintre Breughel qui, sur son lit de mort, revient sur sa vie entière.

    Quand j’ai lu Dulle Griet pour la première fois, et sa première phrase – « Je t’écris, donc je vis » –, j’ignorais à qui la narratrice s’adressait. L’amant qu’elle tutoie ainsi sera démasqué dans l’émission Bouillon de culture, en 2000, lorsque Bernard Pivot, qui les avait invités tous les deux, après l’avoir interrogée sur Journal amoureux, lui lança « Jim, cet homme tant aimé, il est assis à côté de vous, c’est Philippe Sollers » ! Dominique Rolin tenta de nier, de ramener Jim à son statut de personnage, en vain (vidéo). Sur la première page, encore : « Nous avons eu de nouveau l’impression de rentrer chez nous dans la ville étrangère ». Ainsi nommait-elle Venise, où ils allaient ensemble chaque année. Philippe Sollers lui a dédié son Dictionnaire amoureux de Venise.

    Sans transition, au troisième paragraphe de « Premier pas » (il y en aura douze en tout), Dominique Rolin parle du « vieil homme » qui vit avec ses dix-huit chiens dans la maison. Elle revoit son père au dernier Noël, « lent mais précis dans ses mouvements ». Par téléphone, sa sœur l’a avertie d’un malaise, de son hospitalisation ; son frère, insisté pour qu’elle vienne. « Alors j’ai senti sans hésitation possible que nous franchissions, mon frère, ma sœur et moi, le seuil d’un pays défendu. »

    A son chevet, elle ne voit que « sa tête hors des couvertures », le nez « plus courbé encore qu’avant, lisse, dur, pâle et nu comme une corne d’ivoire », l’oreille telle « une grande rose plate et blême », elle écoute son souffle affaibli. Ils n’échangent que quelques mots. Le soir, quand elle quitte le restaurant où ils sont allés manger, elle voit soudain se dresser entre son père « qui se mourait à l’écart » et elle-même la Dulle Griet de Breughel, la femme en marche au centre du tableau, « marcheuse que l’on devine infatigable, ganache étirée au poitrail cuirassé de fer » et « casquée d’une marmite d’où pendent les cheveux en désordre ». Sourde à ce qui l’entoure, somnambule.

    Comme son père qui « tournait le dos au monde ». « Dulle Griet – Margot l’Enragée – surgissait du fond d’une légende médiévale apocryphe pour intervenir dans le récit. Griet en flamand est le diminutif de Marguerite, laquelle était si chaste qu’au jour même de son mariage elle s’était enfuie sous des habits d’homme pour échapper à l’homme. » Son père meurt deux jours après son retour à Paris. Sa fille aînée n’a rien changé à ses projets, prévenu de son absence à l’enterrement – pour les siens « une formalité sans importance », dont sa sœur et son frère lui raconteront tout.

    Mais « le corps du vieil homme » est avec elle dans la ville étrangère, et les derniers mots qu’il a prononcés à son intention : « Repose-toi bien ». Elle écrit « à toute allure », se croit « sauvée » de sa disparition. Une nuit, réveillée en sursaut par un feu d’artifice, elle sent les battements de son cœur. « Vivre est beaucoup trop compliqué. » Son père est venu « pratiquement, pensivement » s’installer dans son intérieur, la confrontant à une femme qui est elle sans être elle, qui ne lui ressemble pas.

    « Les parents sont des météores, rien de moins, rien de plus. Sans raison et par hasard, ils surgissent tout à coup à la tangente de nos propres trajets. » Voici ses morts qui s’installent au cœur de l’écriture : « J’étais contrainte d’y aller voir de plus près à propos du passage vie-mort. » Avec gourmandise, avec brutalité, elle sent ceux qu’elle a aimés, morts avant eux, lui transmettre leur énergie pour écrire ses visions du passé et du présent, ses rêves, ses douleurs, ses plaisirs.

    L’œuvre de Dominique Rolin est très physique. Tous les organes, tous les sens participent de la vie, des rapports avec les autres, avec le monde. Le rire et la rage l’habitent, même au royaume des morts. Les pages de Dulle Griet fourmillent de détails monstrueux, comme le tableau de Breughel. C’est flamboyant et parfois sinistre. Ce roman que j’ai lu jeune, éblouie par l’écriture baroque, libre et inventive, par la dislocation du temps romanesque, j’avoue que je l’ai relu avec difficulté parfois, plus sensible aujourd’hui, sans doute, à la cruauté d’un imaginaire impitoyable.

  • Le Scribe de Baldini

    A la foire d’antiquités de Wavre, Art Thema exposait une série de bronzes signés Baldini. J’ai eu un coup de cœur pour Le Scribe II et je remercie le galeriste qui m’a présenté son créateur, Jean-Pierre Baldini. Depuis une quarantaine d’années, le bronze est le matériau de prédilection de ce sculpteur français né à Cannes en 1949. 

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    © Jean-Pierre Baldini, Le Scribe II, bronze, 22 x 28 x 24 cm

    Regardons ce Scribe. D’abord attirée par le sujet (l’écriture, la plume, le cahier ouvert), j’ai aimé la fluidité de la pose, le contraste entre le corps stylisé, lisse, et les parties travaillées (les cheveux, la plume, le tissu sous le bras).

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    © Jean-Pierre Baldini, Le Scribe II, bronze, 22 x 28 x 24 cm (par dessous)

    Le socle fait partie de l’œuvre : le scribe est assis sur de grandes liasses de papier rassemblées trois par trois. Quelle belle patine aux couleurs de pierres naturelles ! Ce socle apporte lumière et douceur à la sculpture. Et ce n’est pas tout. Voyez le dessous : Baldini y a gravé un autre cahier et une autre plume, comme sur un grand sceau symbolique. C’est superbe.

  • Antiques & Art

    Wavre Fine Art Fair, c’est la dénomination officielle de la foire d’art de Wavre (chef-lieu du Brabant wallon, entre Bruxelles et Namur) que j’ai visitée pour la première fois. Après avoir manqué la Brafa cette année, j’étais heureuse d’y découvrir les stands d’une cinquantaine d’exposants belges et de pays voisins rassemblés pour sa deuxième édition.

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    « La foire est petite mais dense. “Allez-y, seulement”, comme on dit à Bruxelles », avait écrit Philippe Farcy dans La Libre Belgique, après avoir signalé de façon très amusante la présence de quelqu’un que vous connaissez si vous suivez l’émission télévisée Affaire conclue, celle d’« Aurore Morisse, citoyenne d’honneur de la Ville de Liège, qui est au marché liégeois par sa jeunesse ce que Gabriel Attal est à la France. » J’ai éclaté de rire en lisant ça ! Près de l’entrée, la souriante antiquaire y présentait entre autres de belles toiles d’Auguste Mambour.

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    En face, bien éclairés dans une vitrine, de grands vases art nouveau attiraient les regards : Daum, Gallé, Le Verre français… Entre deux pièces en cristal du Val-Saint-Lambert, j’ai aimé aussi un grand vase en céramique avec un bel arbre (un pin ?) dressé à l’avant d’un paysage aux couleurs très douces sous un ciel laiteux – je n’en ai pas noté la provenance. (Marco Boes Antiques)

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    Les prix sont plus abordables dans une telle foire où sont exposés des objets de toutes sortes et de toutes tailles. J’aurais volontiers acheté, par exemple, cette assiette italienne chez Eclectix, avec son petit âne bleu vif et son figuier de Barbarie auréolés de couleurs douces. Accrochez-vous encore des assiettes au mur chez vous, comme cela se faisait dans le temps ?

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    J’ai photographié beaucoup de vases, comme cette paire de vases japonais d’époque Meiji, selon le galeriste qui nous les a montrés de près. Leur décor de fleurs de printemps sur fond rouge était réjouissant. J’ai l’impression que le bleu domine dans la plupart des vases en émaux cloisonnés, ici j’ai été séduite par ce beau rouge dont la photo rend très imparfaitement la nuance.

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    Toute à ma flânerie, je n’ai pas pris le temps de noter les noms des galeristes, qu’ils m’en excusent. J’ai aimé l’agencement du stand où des sculptures modernes, noires, d’inspiration art Déco, cohabitaient avec un très beau meuble de marqueterie Boulle. Si je ne me trompe, c’est là aussi que cette table basse design aux fleurs de métal était posée sur un petit tapis assorti – la classe ! (photo 1)

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    © Marie Vandermeulen, Deux filles à la mare aux canards, huile sur toile, 100 x 80 cm

    Voici tout de même une peinture qui m’a attirée dans un grand stand aux meubles de taille impressionnante, chez Egbert Eibel, une maison allemande d’art et d’antiquités. Cette scène charmante est d’une inconnue, Marie Vandermeulen (°1954, Afrique du Sud). La lumière sur l’eau, sur les robes claires, les canards familiers, les plantes exotiques au-dessus des nénuphars, j’ai trouvé cette toile décorative apaisante. 

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    Grande statue d’un ange, chêne sculpté, début XVIIIe, région d’Aix-la-Chapelle et Liège

    Quant à mon coup de cœur du jour, un bronze contemporain, je vous le présenterai bientôt. Sans transition, comme dans cette foire où les exposants se côtoient, chacun avec sa spécialité, je termine avec ce magnifique ange en chêne sculpté vu chez De Groot Antiques. Début XVIIIe, de la région d’Aix-la-Chapelle et Liège. Une pièce maîtresse que Nelleke de Groot a choisie pour se présenter sur son site. Qui ne voudrait d’un tel ange gardien ?  

  • Un skieur

    « Un peintre suisse du monde d’hier, Cunio Amiet, avait représenté, au début du XXe siècle, un skieur dans un paysage de neige : un point dans une nappe blanche, jaune plus exactement, enfin couleur de chair puisque la neige est la peau du ciel équarrie sur la Terre.

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    Cunio Amiet, Paysage de neige, 1904, huile sur toile, 178,5 x 236,2 cm, Paris, Musée d’Orsay.

    Je voulais devenir ce personnage : une présence sans valeur dans un monde sans contours. Le voyage deviendrait un déplacement dépourvu de finalité, suspendu dans le monochrome. Ce serait l’action pure, parfaitement réduite à son seul accomplissement. Il y aurait la sueur, le silence et la trace. Les portes s’ouvriraient. J’entrerais dans le vierge, dilué. »

    Sylvain Tesson, Blanc (Le cinquième jour)

  • De Menton à Trieste

    « A ski, nous poursuivions un rêve d’enfant : l’école buissonnière géante. » « Nous », ce sont Sylvain Tesson, l’auteur, et Daniel du Lac, un grimpeur et un guide sûr en haute montagne. Blanc raconte leur traversée des Alpes en quatre hivers, de 2018 à 2021 (vers mars-avril). Une carte au début du livre retrace leur périple, de Menton à Trieste.

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    Photo Skibylletour

    Départ le 8 mars 2018 : « De Menton à Olivetta par le col du Berceau, 13 kilomètres et 1300 mètres de montée. » En tête du récit de chaque journée (85 au total), le chemin parcouru est ainsi délimité, puis commenté en peu de pages. Le rendez-vous avec la neige a lieu le deuxième jour, à 1600 mètres. Le troisième, Tesson laisse tomber son bâton « dans les rochers, 100 mètres en contrebas » ; du Lac le lui ramène – « quinze ans que nous courions les montagnes ensemble ». Ils pratiquent l’escalade comme « meilleure échappée à l’ennui. » – « Le mouvement résout tout. »

    Le septième jour, le duo de départ rencontre un skieur de haute taille dans un refuge. Philippe Rémoville, parti de Nice une semaine plus tôt, se présente. Il  traverse les Alpes, seul, et ajoute : « J’ai appelé mon voyage « Sur les chemins blancs » en hommage à un type qui a traversé la France à pied et écrit un récit : Sur les chemins noirs.
    – C’est moi, dis-je.
    – C’est drôle, dit du Lac.
    – C’est fou, dit Rémoville. » Ils seront désormais trois « dans le Blanc ».

    Pour Sylvain Tesson, le Blanc est une « substance », leur traversée « le voyage absolu, une flottaison dans une idée de paysage. » Cela demande des ressources intérieures : réciter des poèmes, se rappeler des visages, des peintures, chanter… Et de l’humilité mêlée à la persévérance : il connaît ses limites physiques et ses douleurs. Depuis son accident à Chamonix, il ne boit plus d’alcool, il a moins d’équilibre. « Le Blanc unifiait le monde, désagrégeait le moi, anesthésiait l’angoisse, augmentait l’espace, évanouissait les heures. » Au refuge, prendre le soleil, se réchauffer de thé noir, fumer un cigare Toscano, ouvrir un livre dont quelqu’un s’est délesté, se reconstituer après l’effort – ce sera leur rituel.

    « Les skis coupaient la soie. » En général, c’est du Lac qui « trace », d’instinct, tandis que Rémoville, ingénieur, « calcule ». Ils se complètent. Montées, descentes, le rythme exerce une sorte d’hypnose. Quand ils apprennent la mort du Dr Cauchy, urgentiste emporté par une avalanche, ils s’octroient un jour de repos, vu l’accumulation de neige trop dangereuse. Il leur faudrait composer davantage avec les aléas de la météo – le vent, le brouillard, le froid, la tempête même –, mais ce sont des obstinés et rares sont les renoncements, quitte à faire demi-tour.

    Repartis de Val d’Isère en 2019, ils retrouvent les épreuves et les beautés de la piste, « par les pentes et par les crêtes ». Dans son carnet, Tesson s’invente un blason en quatre mots : « substance, patience, tempérance, alternance. » A Chamonix, ils s’équipent de couteaux, de crampons pour la glace. Un jour, il leur faut descendre 200 mètres en rappel, avec une corde de 60 mètres. Sentiment de gratitude ensuite : « La montagne nous avait laissés vivre. »

    Certaines rencontres sont fortes : l’humilité du chanoine Raphaël qui sert la soupe à l’hospice du Grand-Saint-Bernard interpelle Tesson. Au refuge Nacamuli, quelqu’un se mêle à leur conversation sur la montagne dans la peinture : Pierre Starobinski, fils de Jean Starobinski, guide de haute montagne et galeriste, publie aussi des livres d’art. « Ainsi réalisait-il ce mariage auquel j’aspirais tant entre le muscle et l’âme, la vie sauvage et les raffinements de l’esprit. »

    A maintes reprises, Sylvain Tesson décrit comment « la neige sert de réflecteur à l’Imaginaire », véritable « réservoir hypnotique ». Il « voit », par exemple, le visage d’une fille « blanche blonde et bleue » (celle à qui il dédie le livre). Le jour où, au dernier col, il aperçoit le Cervin, il admire sa perfection avant de descendre à Zermatt. Là ils vont s’incliner sur la tombe de Whymper, « le plus grand alpiniste du XIXe siècle » puis, à l’auberge, chercher des réponses à la grande question qui les habite : « Pourquoi grimper sur les montagnes ? »

    En 2020 et 2021, les revoilà – « les mêmes, au même endroit, un peu plus tard », une didascalie de Feydeau – avec la pandémie en trouble-fête. Lutte quotidienne contre la douleur, l’angoisse, la fatigue. Joie de les surmonter, de découvrir les Alpes d’en haut, par-dessus les frontières, et enfin, d’arriver au but, à Trieste (la ville de Paolo Rumiz, qui a traversé l’Europe à la verticale et, en zigzag, les Alpes et les Apennins).

    Les familiers de la haute montagne se régaleront des aléas sportifs de l’entreprise. De jour en jour, même si le paysage change, Blanc suit un schéma forcément répétitif, dans l’action comme dans la réflexion. Tout en me sentant très éloignée de ce goût de l’effort à tout prix et de jugements de Sylvain Tesson parfois aussi raides que certaines pentes, j’ai lu ce récit, moins inspiré dans l’ensemble, avec curiosité et goûté ses observations et ses digressions.