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Textes & prétextes - Page 4

  • Je t'appelle

    Je t’appelle. Je choisis un moment de grand calme
    où ma voix est solide, mon corps sans émotions parasites.
    Un oiseau chante, j’ai ouvert la fenêtre
    pour que, du dehors, mon petit jardin m’aide.
    Tu me dis l’étonnement des médecins qui constatent
    que dans un état désespéré à l’échéance prévisible
    ta vitalité soit si forte et que rien,
    sinon la boule qui croît à grande douleur,
    n’indique que tu es à ce point atteinte.
    J’en atteste, tu es celle que j’ai toujours connue,
    ta voix n’a pas changé,
    tu rebondis de jour en jour.
    Je prends avec toi des leçons de bien-mourir, diraient certains,
    je dis, moi, de bien-vivre
    car Tu sais, je suis encore là. »

    Caroline Lamarche, Cher instant je te vois

  • Cher instant

    Cher instant je te vois : à son dernier récit publié cette année, Caroline Lamarche a donné un très beau titre, emprunté à un poème de Samuel Beckett cité en épigraphe :
    « cher instant je te vois
    dans ce rideau de brume qui recule
    où je n’aurai plus à fouler ces longs seuils mouvants
    et vivrai le temps d’une porte
    qui s’ouvre et se referme »

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    En vers libres, les phrases s’interrompent le temps d’un passage à la ligne, un blanc sépare les séquences. Caroline Lamarche raconte la maladie, l’amitié, après avoir clairement annoncé son sujet dès le début :
    « Un poème par jour, Margarida, c’est peu
    et c’est beaucoup pour notre tendresse captive
    de ton corps mangé par le crabe sournois. »

    Margarida Guia « s’est éteinte le 19 juillet 2021 à l’âge de 48 ans. Créatrice sonore, compositrice, performeuse à la voix étonnante, elle rayonnait dans de multiples domaines. Artiste merveilleusement singulière, elle fut aussi, pour tous ceux qui l’ont connue, une amie inoubliable. » Caroline Lamarche la présente en ces termes sur son site en lui rendant hommage.

    « Je sais tout de toi par les mots que tu me laisses
    enregistrés sur ton téléphone portable. »
    Le chapeau chic acheté dans la Galerie du Roi, son métier de compositrice avec un micro à bout de bras, ses chiens, sa vie de comédienne, les souvenirs : c’est une sorte de portrait que l’écrivaine dessine au fil des pages, en même temps qu’elle reprend les mots reçus de l’amie, le temps qu’il fait, et les étapes du cancer du sein d’abord sous-estimé, puis aggravé.

    « Le poème est un flacon de larmes
    artificielles et bienfaisantes.
    Je l’ouvre trois fois par jour, verse quelques gouttes sur moi-même,
    stratégie palliative, discipline minuscule,
    un mot après l’autre, mais
    ce sont tes mots, Margarida,
    que l’aube me voit relire
    avec mes larmes de la veille. »

    Un tel récit ne se résume pas. On le lit souvent le cœur serré, on sourit quand les échanges entre les deux amies se font joueurs. Caroline Lamarche raconte le quotidien, les lectures, écritures, rencontres, les saisons. Elle déroule le fil de leur amitié, s’arrête aux instants précieux d’un mot, d’un geste. D’autres vers de Beckett se glissent dans le texte, toujours à la pointe de l’exactitude. Les deux amies savent l’issue fatale, mais entretiennent leur lien autant que possible.

    Lamarche, notre contemporaine, je l’ai découverte comme beaucoup en 1996, quand le prix Rossel lui a été attribué pour Le jour du chien. On peut lire sur Objectif plumes sa biographie et un portrait par Jeannine Paque dans Le Carnet et les Instants sous le titre : « Caroline Lamarche : une subversion sans tapage ». A la Wittockiana, j’avais admiré la manière dont Kikie Crèvecœur avait illustré ses Trognes pour un livre d’artiste. Le très beau Cher instant je te vois incite à pénétrer plus avant dans son œuvre.

  • Devant la vie

    A Eugenio Scalfari – Rome

    calvino,le métier d'écrire,correspondance,1940-1985,littérature italienne,écriture,lecture,culture,amitié« Etudier, bosser, se soumettre à une tâche. Plus on sait, mieux c’est. Le génie ne suffit pas. Moi aussi me voici pris d’une fièvre de culture qui va tous azimuts. Malheureusement, paumé ici dans cette ville inconnue, je n’ai pas le loisir de la satisfaire, mais j’essaie de récupérer lors de mes rares parenthèses à San Remo. Moi aussi, j’ai vu les Six personnages par Ricci. Ici la pièce a eu un grand succès ; seule une bande d’excités l’a sifflée depuis le poulailler. Je faisais partie de ces excités. Sifflé ce bouffon de Ricci, bien sûr, pas Pirandello. Pirandello c’est du solide, je l’avais lu et relu et médité et je ne l’ai pas encore bien digéré mais ils sont peu nombreux ceux qui peuvent dire qu’ils l’ont vraiment digéré. Mais même si je lui découvre toujours une nouvelle qualité, je ne parviens pas à réduire la distance qui nous sépare. Dentone lui aussi m’a écrit qu’il l’a vue et ajoute : la philosophie n’est pas la poésie et elle ne fait pas rêver. Il n’a peut-être pas tort. Mais on part dans tous les sens : ce que j’ai à te dire est tout autre chose, et le savon que tu vas prendre est bien plus grave. Quand donc auras-tu fini de prononcer des phrases comme celles-ci : « tous les moyens sont bons à condition de réussir », « suivre le courant », « se conformer à l’époque » ? C’est ça les idées d’un jeune homme qui devrait se présenter devant la vie avec pureté d’intention et sérénité quant à ses idéaux ? »

    Italo Calvino, Le métier d’écrire (lettre écrite de Turin, 7 mars 1942)

  • Le métier d'écrire

    Correspondance / 1 (1940-1985)  

    La Correspondance d’Italo Calvino publiée sous le titre Le métier d’écrire (traduite de l’italien par Christophe Mileschi et Martin Rueff, 2023), comporte une sélection de plus de trois cents lettres sur le millier disponible aujourd’hui. Martin Rueff : « En somme, Calvino avait de solides idées sur ce qu’est un écrivain : un homme qui écrit. Le sujet importe peu, seul importe l’acte. Et l’acte, c’est l’écriture. » (Préface)

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    1940-1985 : 45 ans de correspondance entre la première lettre (en juillet 1940, il n’a pas encore dix-sept ans) et la dernière (en août 1985, à presque soixante-deux) écrite un peu avant « un ictus » puis sa mort à Sienne. Les lettres peuvent être regroupées en cinq périodes : « L’entrée en guerre et l’entrée en littérature » (les seules que j’aie lues jusqu’à présent) ; « La boutique Einaudi, le Parti et les premiers succès » ; « Une seconde naissance » ; « Ermite à Paris » ; « Rome ».

    Quand il écrit à ses parents, installés à San Remo, Italo Calvino donne des nouvelles factuelles de ses activités, des lettres reçues ou des cartes postales envoyées, puis de ses études d’agronomie à Turin, des livres de cours à acheter, des problèmes de pension... La plupart des lettres de sa jeunesse reprises ici vont à Eugenio Scalfari, qu’il tient au courant de la vie de leur bande d’amis, du Guf (Groupes universitaires fascistes), et en particulier de « cet Italo Calvino qui entendait devenir un écrivain célèbre […] entré dans un très profond sommeil ».

    Il lui décrit avec humour son quotidien, sa chambre, sa métamorphose en spectre ailé qui vole jusqu’à son « cherEugène » [sic] pour lui reprocher ses fréquentations à Rome. Quant à leur obligation de se rendre auprès de la milice universitaire à des rassemblements en uniforme – « cette institution absurde », « une humiliation quadrihebdomadaire » –, ses amis et lui ne s’y présentent pas, même avertis du danger qu’ils courent, puis y vont pour présenter leur démission.

    Cette servitude les dégoûte, mais ils finiront par s’y plier. Calvino rassure ses parents inquiets en fréquentant tout de même « les leçons du cours militaire ». Dans ses lettres à Eugenio, il recourt systématiquement aux périphrases pour désigner « la funeste institution ». Mais il préfère l’entretenir d’art et d’écriture et le presse de choisir : ou bien faire l’artiste et se mettre à écrire ou bien faire l’homme politique. Lui-même a donné deux de ses récits à une vieille écrivaine russe (Olga Resnevic) qui en a trouvé un bon, l’autre moins bon, et conseillé de « raconter des choses, des milieux, des personnages étudiés d’après nature ».

    Calvino soigne ses entrées en matière épistolaires. Un exemple : « aujourd’hui c’est le sept mars [1942] et je me trouve à Turin, façon élégante et originale d’écrire la date / [blanc] / Epître polémique à l’ami Eugénio / [blanc] / C’est beau d’avoir un ami qui est loin et qui vous écrit de longues lettres pleines de foutaises et de pouvoir lui répondre par de longues lettres pleines de foutaises […] ». Idem, de temps en temps, pour la signature : « AGRONOMUS SED FIDENS » ou « Volcani loti » (anagramme).

    Bref, malgré l’époque et ses vicissitudes, la correspondance des premières années 1940 est traversée du souffle de la jeunesse. Lectures, actualité théâtrale, récits écrits ou en cours d’écriture, Calvino le futur agronome s’en soucie beaucoup plus que de la préparation de ses examens. Et quand Eugenio lui parle d’articles publiés dans des revues fascistes, il met les choses au point :

    « A PROPOS DE CERTAINS DILEMMES A LA CON
    Artiste, on l’est ou on ne l’est pas. Si on ne l’est pas, on ne peut pas y prétendre. Si on l’est on peut faire l’artiste, mais aussi le ferblantier ou l’écrivain politique, et rester artiste quand même. Tu crois qu’être écrivain, politique ou artiste sont des professions proches parce que l’une et l’autre requièrent l’usage de la plume, mais entre elles il y a autant de différence qu’entre joueur de saxophone et souffleur de verre. » (Lettre du 11 juin 1942)

    Cette correspondance où l’on trouve aussi des dessins caricaturaux, des vers, révèle le caractère passionné du jeune Italo Calvino et son goût pour l’amitié – « Calvino pratique l’amitié comme une vertu antique » (Norbert Czarny, Ecole des lettres) – et pour la discussion franche : « Nous vivons de gros temps, nous sommes sans aucun doute à un « tournant » et nous brûle l’angoisse de savoir ce qu’il y aura au-delà, l’angoisse de pouvoir le construire de nos mains cet au-delà. Il vaut la peine de vivre. » (Lettre du 16 juin 1943)

    (A suivre)

  • Glacis

    Saint Bris L'allègement des vernis.jpg« Une frêle silhouette se dressa au milieu du capharnaüm. On reconnut la doyenne de l’assemblée, restauratrice de renom, et par respect pour son âge, on se tut. « Mesdames, messieurs, chers confrères – bien qu’elle soit particulièrement menue, sa voix portait dans la salle des Etats –, comme vous le savez tous ici, la difficulté avec Léonard, c’est l’usage qu’il fait de glacis très fins et très légèrement teintés grâce auxquels il obtient son modelé inimitable, le sfumato. La Joconde est le tableau où il est à l’apothéose de cette technique. Dissoudre les vernis, c’est risquer de dissoudre les glacis en dessous. Enlever trop d’épaisseur de vernis pourrait conduire à perdre des informations de couleurs, à durcir les dégradés et faire disparaître de subtils détails, à altérer définitivement la couche picturale. Voilà pourquoi nous nous sommes toujours gardés d’intervenir sur ce tableau. Pourquoi les choses seraient-elles différentes aujourd’hui ? »
    Le brouhaha recommença de plus belle. On rétorqua que les techniques avaient évolué. »

    Paul Saint Bris, L’allègement des vernis