Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Textes & prétextes - Page 3

  • Dans le noir

    Olafsdottir Le rouge vif A vue d'oeil.jpg« Pas un signe de lueur du jour dans ces ténèbres hivernales. Elle se réveille dans le noir, clopine jusqu’à l’école dans le noir, penchée en avant entre les congères grises et brunes, avec partout la menace des glaçons qui pendent du rebord des toits. Pas de couleurs dans la nature, pas d’odeurs, aucune proximité ni distance. En fin de matinée, le jour commence tout juste à bleuir à la fenêtre ; vers midi, il s’ouvre brièvement dans le noir comme un drap bleu ciel. Après, c’est de nouveau la nuit continue.
    – Nous avons commencé d’exister dans l’obscurité du ventre maternel, dit le professeur. C’est pourquoi le noir est fécond, le noir est bon, parce que c’est dans le noir que les organes fonctionnent le mieux. Quand nous mourons, nous retournons au noir. »

    Audur Ava Olafsdottir, Le rouge vif de la rhubarbe

  • Rouge rhubarbe

    Le souvenir du bel Eden d’Audur Ava Olafsdottir m’a poussée à emprunter Le rouge vif de la rhubarbe, son premier roman (traduit de l’islandais par Catherine Eyjólfsson en 2016). On y reconnaît déjà sa manière de camper un univers dans un paysage à la fois sauvage et habité, avec quelques personnages.

    olafsdottir,le rouge vif de la rhubarbe,roman,littérature islandaise,islance,adolescence,handicap,rêves,culture

    Nína, une amie de sa grand-mère décédée, veille sur Ágústína, une adolescente de quatorze ans, qui ne se déplace qu’avec des béquilles mais est « du genre téméraire ». Au bord de la mer, celle-ci « se propulsait à la force des poignets par-dessus les roches arrondies du rivage », les jambes « collées l’une à l’autre, telle la queue d’un petit cétacé qui laisserait son sillage sur le sable ». La grève est son univers, « à elle et à Dieu » dont elle aimerait un miracle tout en laissant un message dans une bouteille.

    Elles habitent une maison rose saumon, dans la rue la plus haute du village entre mer et montagne. Ágústína doit monter treize marches pour accéder à sa chambre dans la tour violette, dont elle aime la vue. Au sous-sol, Vermundur a son atelier de réparation en tous genres. Le jardin de rhubarbe est bien plus haut, « un carré bien net de tiges d’un rouge éclatant coiffées de vert, dont nul ne connaît l’origine et que personne ne se soucie de cultiver », le « lopin privé » de la jeune fille qui aime s’y asseoir ou s’y coucher, en août, quand la rhubarbe est haute et la dissimule.

    Elle lit les lettres que sa mère biologiste lui envoie de contrées lointaines, qui s’insèrent dans le récit. Son père, elle ne l’a pas connu, une « âme errante » que sa mère avait rencontré en photographiant des oiseaux migrateurs pendant des vacances. A la fin de l’été, les femmes du bourg s’offrent de la rhubarbe, entre voisines. Agustina les décapite sur le trottoir, Nína en fait de la confiture, et puis ce sont des pots de confiture qui circulent entre les maisons. En plus de la cuisine, Nína organise des stages de couture.

    Le projet d’Ágústína, c’est d’escalader la Montagne au printemps prochain, puis d’autres montagnes, un jour, ou même de chausser des skis conçus pour elle dans l’Antarctique. Quand le professeur d’islandais donne pour sujet de rédaction « Réaliser ses rêves », il lui conseille de ne pas se perdre « en détails et en digressions, mais à bien mettre les choses en rapport et à garder une vue d’ensemble ». Il lui reproche de trop s’attacher aux détails.

    Tout en peuplant son récit de poissons et d’oiseaux, Audur Ava Olafsdottir raconte dans Le rouge vif de la rhubarbe la vie aux quatre saisons d’Ágústína : à quoi elle passe ses journées, les anecdotes que lui raconte Nína ou le récit que lui fait Vermundur de sa naissance compliquée, ses observations du ciel, de la terre et de la mer, la rencontre de Salomon, le fils de la chef de chœur récemment installée au village. Gravira-t-elle la Montagne ?

    Dans cette première œuvre, avec très peu de matière, la romancière installe une ambiance particulière et fait déjà preuve d’une qualité qu’on retrouvera dans ses autres romans : la sensibilité dans l’approche de ses personnages, la délicatesse, sans mièvrerie. « D’une grande plasticité, l’écriture d’Ólafsdóttir est mise ici au service d’un projet délicat : peindre le paysage intérieur d’un être à part. Un défi que la romancière relève avec un indiscutable brio. » (Elena Balzamo, Le Monde des Livres)

  • Question

    ferney,l'intimité,roman,littérature française,désir d'enfant,maternité,accouchement,choix de vie,vie de couple,célibat,sexualité,culture« Quelle femme accueillerait Sophie ? Souvent, le soir, quand la petite fille dormait, il [Alexandre] se posait cette question. Il se la posait même à voix haute. Quelle femme adoptera Sophie comme sa propre fille ? C’était ce qu’il voulait, pas de demi-mesure. Aussitôt il pensait à sa tendresse pour Nicolas : lui-même avait accueilli le fils de Bernard. Mais jusqu’à quel point ? Il avait aussi désiré son enfant. Sophie avait comblé un manque. Les femmes n’étaient-elles pas plus folles encore au sujet de leur progéniture ? Au lieu d’être rassuré, il s’inquiétait davantage, pensant : une jeune compagne réclamera un enfant à elle, une autre plus mûre aura déjà les siens, alors qui ? Et c’était ainsi que son attention se portait sur Sandra : parce qu’il voyait l’affection qu’elle donnait à Sophie, sa voisine devenait pour lui l’amante idéale. »

    Alice Ferney, L’Intimité

  • Dans L'Intimité

    Dans L’intimité (2020), Alice Ferney construit une intrigue romanesque autour du désir d’enfant (ou non), du choix de vivre en couple (ou non), de ce qui motive les femmes et les hommes à se lier (ou non). Parmi les cinq prénoms de femme qui servent de titre à chaque partie, Sandra Mollière est le personnage féminin principal, la voisine d’immeuble d’Alexandre et Ada, un couple d’architectes parisiens.

    ferney,l'intimité,roman,littérature française,désir d'enfant,maternité,accouchement,choix de vie,vie de couple,célibat,sexualité,culture

    La belle Ada, enceinte, a déjà un garçon, Nicolas, cinq ans. A l’approche de l’accouchement, elle a confié à Sandra, sa voisine libraire, les peurs qui pourtant l’envahissaient : même si les femmes qui meurent en couches sont beaucoup moins nombreuses qu’aux siècles précédents, cela arrive encore. Quand ses parents partent à la maternité, Nicolas entre pour la première fois chez Sandra, « attentif à tout – les livres, les meubles, les tableaux, les photographies » et « l’intellectuelle militante de trente-huit ans » est « encore plus contente qu’épatée par cette personnalité qu’il avait. »

    Pourquoi elle n’a pas d’enfant, pourquoi elle vit seule, l’enfant ose toutes les questions. Elle le trouve intelligent et émouvant par ses remarques sur la petite sœur qu’il est impatient de choyer. Son père tardant à rentrer, il s’endort sur le canapé. A voir Alexandre Perthuis « silencieux et sombre » à son retour, Sandra comprend tout de suite qu’un drame a eu lieu. Une petite sœur est née, Sophie, mais sa mère n’a pas survécu.

    « C’est ainsi que Sandra Mollière devint l’amie intime de son voisin veuf et du jeune Nicolas, une confidente pour l’homme sans femme, une présence par le souvenir associé à la mère. Un fanal, une égérie, un témoin, un point de ralliement. » Alexandre se sent coupable, Ada ayant résisté puis cédé à son désir d’avoir un enfant à lui. Il souhaite rencontrer une femme prête à devenir la mère de la petite Sophie.

    L’Intimité est un roman, mais au fur et à mesure que l’intrigue progresse – à propos de la relation entre Alexandre et Sandra ; entre Alexandre, le compagnon d’Ada et son ex-mari, le père de Nicolas ; entre Alexandre et la famille d’Ada, etc. –, Alice Ferney nourrit le récit de multiples éclairages sur les choix de vie dans une société où les femmes ne se projettent pas toutes dans le modèle maternel de la famille idéale, où les hommes ne s’investissent pas forcément dans leur rôle de père. Sandra Mollière tient une librairie féministe : les livres et la défense des droits des femmes sont au cœur de sa vie.

    Sites de rencontre, sites spécialisés pour venir en aide à la procréation, mères porteuses, célibat, liberté sexuelle, asexualité… Des sites en ligne informent sur les multiples façons de faire des choix intimes, d’obtenir une aide médicale, et les offres commerciales prospèrent autour de ces questions. Il m’a parfois semblé que la romancière cherchait à couvrir complètement le champ de l’intimité, quitte à faire patienter ses lecteurs en ce qui concerne l’avenir de ses personnages. « Alice Ferney ausculte le droit à l’enfant », titre le Nouvel Obs, qui parle carrément de « livre à thèse », sans doute vu sa critique de la gestation pour autrui (GPA).

    Cette exploration des liens qu’établissent entre eux les femmes et les hommes est un thème de prédilection d’Alice Ferney : dans Les autres, sur la manière de se comporter avec autrui ; dans Paradis conjugal et dans Cherchez la femme, sur le mariage ; dans Deux Innocents, sur l’élève amoureux de son enseignante. L’Intimité a inspiré L’Attachement, un film réalisé par Carine Tardieu, sorti en 2024.

  • L'anti-mai

    « Nous sommes tentés de tout passer à des jours rayonnants et bleus ; mais le manque d’eau sous un ciel gris, que l’anti-mai nous inflige parfois, est impardonnable, alors que la terre et les plantes ont tant besoin de sucs et de soleil.
    En de tels moments, Baptiste, le jardinier, devient amer et ironique :
    « Ils ont de l’eau tant qu’ils veulent, là-haut, dit-il, mais, soyez tranquille, elle n’est pas pour nous ! Par exemple ! ce qu’
    ils en font, je me le demande ! »
    Baptiste assure aussi que ce temps fait entrer les pousses des jeunes légumes sous terre et se replier les fleurs de pois dans leurs calices.

    Pluie de mai.jpg

    Enfin, l’anti-mai cède à l’ondée tant désirée :
    « Il pleut, dit alors Baptiste, ce n’est pas trop tôt ! Vous croyez qu’il tombe des gouttes d’eau ? Non. Il pleut des petits pois et des pommes de terre. »
    La vieille Julie, du fond de sa cuisine, crie : « Qu’est-ce que vous dites, qu’il pleut ? »
    Baptiste, la face ruisselante et réjouie, indique d’un geste triomphant la pluie tiède, douce, continue, qui chante dans la jeune verdure, et répète :
    « Je dis qu’il pleut des pommes de terre nouvelles et des petits pois !
    – Oh ! soupire Julie d’un ton déçu, je croyais que vous aviez dit : de jeunes carottes ! »

    Marie Gevers, Plaisir des météores (Les réserves de mai)