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Textes & prétextes - Page 106

  • Les icônes d'Avner

    Le dernier roman de Metin Arditi, L’homme qui peignait les âmes, conte une histoire née d’un questionnement : qui fut l’auteur véritable de l’icône dite du Christ guerrier, conservée au monastère de Mar Saba, à une vingtaine de kilomètres au sud de Bethléem ? Une analyse récente a remis en question son attribution.

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    Mar Saba, monastère chrétien orthodoxe oriental surplombant la vallée du Cédron
    à mi-chemin entre la vieille ville de Jérusalem et la mer Morte (Wikimedia)

    L’histoire d’Avner commence à Acre en l’an 1079. Le gamin juif, quatorze ans, livre du poisson au monastère de la Sainte-Trinité et chaque fois, Thomas, qui aime sa compagnie et connaît sa gourmandise, lui prépare alors un en-cas. Cette fois, il l’agrémente de quatre petites figues cueillies sur le figuier sauvage près de l’église : Avner aime s’installer sous cet arbre, il a baptisé cet endroit Le Petit Paradis.

    Son père lui a bien ordonné de rester à distance de l’église, mais le garçon aime se laisser bercer par les chants liturgiques, respirer la brise et les senteurs, observer les papillons… Quand il dessine un jour une esquisse du « Roi des Rois », un grand papillon doré, il est puni par son père qui lui rappelle l’interdit de la représentation, qu’Avner ne comprend pas : célébrer la beauté, n’est-ce pas honorer le Créateur ?

    De même, quand ses parents l’envoient dormir dans la même chambre que sa cousine Myriam qu’ils ont recueillie, il ne peut résister à son invitation de s’étendre sur elle. Myriam, qui garde les moutons, est devenue sa complice en sensualité. Il lui a montré le figuier sauvage, il lui raconte tout, notamment sa rencontre avec le frère Anastase qui portait une icône. Le fond d’or a ébloui Avner, à tel point qu’un jour, le moine le fait entrer dans l’église pour admirer l’iconostase « qui sépare le monde des vivants de celui de l’Esprit ».

    Fasciné, Avner se met à fréquenter l’atelier d’Anastase, avec un grand désir de peindre lui aussi de telles images. « Pas peindre, corrigea Anastase, écrire. J’en commence une. Regarde. » Si le garçon veut devenir iconographe, cela implique un chemin très long, l’apprentissage, l’étude des Textes et une conversion sincère au christianisme. C’est chez Anastase qu’Avner fait la connaissance de Mansour, un marchand ambulant qui voyage avec une chamelle, un mulet et une ânesse et lui fournit des pierres rares pour les couleurs, de la feuille d’or.

    Jour après jour, le garçon apprend les techniques, le traitement du bois, la préparation des pigments, la cuisson de la colle. Un an plus tard, il reçoit le baptême et prend le même prénom qu’Anastase, qui signifie Résurrection. Les textes et l’enseignement reçu l’ont ébloui, il a décidé de passer outre le fait qu’il ne croit pas à la Révélation – sans l’avouer. Quand son père décide de marier Myriam, Avner lui montre la belle icône où il l’a représentée avec un agneau dans les bras : elle est choquée de voir la petite croix peinte sur son front et le trahit. Son père le chasse de la maison.

    Avner a beau se sentir coupable de s’être détaché des siens, de son peuple, il ne peut faire autrement que poursuivre dans la voie qu’il a choisie. Anastase le confie alors à Mansour pour qu’il aille à Mar Saba, là où les moines rivalisent pour créer les plus belles icônes. En voyage, il apprend beaucoup du marchand musulman qui lui raconte ses aventures, sa vie. Il prie avec lui comme un fils.

    Dix ans plus tard, au monastère de Mar Saba, les icônes d’Avner suscitent l’admiration de tous et aussi des jalousies. Les figures du jeune iconographe sont incroyablement vivantes et quand on l’accuse de s’écarter des canons traditionnels, il l’admet volontiers, au risque d’être expulsé : « La seule chose que je souhaite, c’est d’écrire la joie de vivre ».

    Metin Arditi rend hommage à l’art sacré de l’icône à travers ce personnage d’artiste attachant pour qui, qu’on soit juif, chrétien ou musulman, ce qui importe, c’est de célébrer la beauté du monde, comme l’annonçait l’épigraphe du roman : « Les joies du monde sont notre seule nourriture » (Giono). Ce récit, riche en rencontres fortes dans le Proche-Orient du XIe siècle, campe des personnages attachants et complexes. En sortant des conventions de son art, à l’écart des violences de son temps, Avner se donne une mission inédite et pacificatrice : peindre les âmes, révéler ce qu’il y a de meilleur dans l’être humain.

  • Kör, poète national

    mustafa kör,poète national,carl norac,poésie,belgique,cultureUn jour arrive où
    malgré toutes les promesses
    tu cesses de te tenir debout
    au milieu du combat
    pour le pain et l’amour

    Le corps après tout n’était qu’un outil
    qui exécute ce qu’a demandé le souffleur

    Finies l’agitation
    et la tragédie des cœurs
    Le mystique t’avait réservé
    le rôle principal

    Le monde t’avait assemblé en braillant
    quand tu devins un homme et serras les poings
    pour affronter la vie
    qui elle-même allait ce même jour brailler
    à cause du destin qui frappa ta moelle
    comme le gel une fleur

    Mustafa Kör, Brood en Liefde / De Pain et d’Amour, traduit du néerlandais par Katelijne De Vuyst & Danielle Losman, éditions maelstrÖm reEvolution, 2022. (Source : Les plats pays, 28/2/2022).

    * * *

    Mustafa Kör sera intronisé demain « poète national ». Il succédera pour deux ans à Carl Norac (merci encore pour les « Fleurs de funérailles » durant le premier confinement), Els Moors, Laurence Vielle et Charles Ducal.

    Né en Turquie en 1976, Kör a grandi au Limbourg dans une famille de mineurs. A 22 ans, la colonne brisée dans un accident de voiture, il commence à vivre dans un fauteuil roulant et se tourne vers l’écriture en autodidacte, devient romancier et poète en langue néerlandaise. « Même sans mon accident, la poésie aurait croisé ma route, mais l’aurais-je vue ? » (La Libre Belgique)

    Vous vous souvenez du Flirt Flamand ? Voici un nouveau concours de poésie « transfrontalier » (par-delà la frontière linguistique, je précise) : Ik poëzie je graag Je te poème.

  • La friche aux oiseaux

    La Libre du week-end annonce que depuis le début du mois, on recense les oiseaux bruxellois, nicheurs et hivernants. Les observations de centaines de volontaires, impliqués durant trois ans et répartis sur 192 carrés d’un km sur un, permettront de dresser l’Atlas des oiseaux de Bruxelles 2022-2025.

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    Pic épeiche - Dendrocopos major, friche Josaphat, 30/12/2015 © Bernard Pasau (source)

    « Adieu merle et moineau. Hello, buse et grand-duc » : c’est le titre du reportage de Sophie Devillers, qui a rencontré deux naturalistes, Alain Paquet et Benoît De Boeck sur la friche Josaphat – une zone sauvage de 24 hectares traversée par une voie de chemin de fer, dont je vous ai déjà parlé ici. Ils écoutent deux rouges-gorges dialoguer de part et d’autre, « en train de délimiter leur territoire ». Un pic épeiche fait de même en martelant un tronc de peuplier, un nid de pies occupe le sommet d’un autre.

    Pies, corneilles, mouettes s’adaptent parfaitement à la ville, les mésanges aussi. Certains oiseaux y réapparaissent, comme la buse variable, le hibou grand-duc. Mais les espèces liées « au bâti » – moineau domestique, rouge-queue noir, étourneau sansonnet et martinet noir – s’effondrent. L’architecture moderne de « verre, béton, fer » ne leur convient pas, et les moineaux ne trouvent plus assez de zones avec des graminées et des graines disponibles. Sans compter les maladies aviaires (malaria pour les moineaux, virus pour les merles)…

    Alain Paquet : « Si vous urbanisez ceci, c’est une catastrophe pour l’avifaune qui niche dans les quartiers, car ils viennent se nourrir ici sur la friche. » Et pourtant, le plan d’aménagement de la friche Josaphat en nouveaux logements suit son cours, malgré les pétitions, les manifestations, la nécessité d’espaces verts pour lutter contre le réchauffement climatique ! Voilà un article à envoyer au ministre bruxellois de la Transition climatique et de l’Environnement en lui demandant à quoi sert de voter pour les écologistes s’ils ne peuvent s’opposer à ce désastre annoncé.

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    Noor Vidts en pleine lumière - rtbf.be

    Changement de registre : en 2016, j’avais partagé sur ce blog mon enthousiasme pour la médaille d’or de Nafissatou Thiam à  l’heptathlon, aux JO de Rio. Et voici que Noor Vidts (quatrième à l’heptathlon aux JO de Tokyo en 2021) est devenue championne du monde du pentathlon (en salle) à Belgrade, battant trois records personnels et dépassant même le record de Belgique. Bravo à cette athlète qui poursuit des études de bio-ingénieur à la KUL.

  • Connexion

    delerm,la vie en relief,littérature française,écriture,impressions,souvenirs,culture« Les gestes du corps ne comptent pas. On est tout entier dans le regard, surtout quand on écoute, et l’on voit les autres sourire de nous voir parler, sourire d’une façon nouvelle, très calme, enveloppante. Joue sans doute aussi le minuscule décalage du son par rapport à l’image, comme un rappel en continu de ce côté magique de la connexion. Mais elle n’est pas seule à être frêle et menacée. On se tait. On écoute. On sourit sûrement comme eux nous sourient. Le cadre est à la fois un confort et un vertige. Et l’on flotte si près. La fin est très étrange, aussi. On incline juste l’écran, mais c’est bien davantage. On referme la boîte du théâtre miniature où sans presque rien dire on s’est tout dit. »

    Philippe Delerm, La vie en relief

  • De tout son temps

    En bandeau de couverture : « Je ne suis pas de mon temps. Je suis de tout mon temps. » En quatrième : « Je suis à la fois enfant, adolescent, homme d’âge mûr, et vieux. » Ces mots de Philippe Delerm entourent La vie en relief (2021), une lecture entamée avant de tomber malade et qui s’est avérée bien appropriée pour y avancer doucement, dès que cela fut possible.

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    Ferdinand Schirren (1872-1944), La fenêtre

    Des séquences d’une page ou deux, rarement plus. Des « instantanés littéraires ». Delerm s’en est fait une spécialité voire une spécificité. « Vivre par les toutes petites choses. Des sensations infimes, des phrases du quotidien, des gestes, des bruits, des odeurs, des atmosphères. Ecrire sur tout cela. Car écrire et vivre, c’est la vie en relief, une opération qui s’est imposée lentement. Transformer en sujet ce qui n’en est pas un, la perspective est délicieuse. Elle donne le sentiment que l’existence est inépuisable, qu’il y aura toujours un angle différent à trouver, à chaque fois l’impression de respirer plus large, en ayant tiré de la vie même ce qu’elle contenait mais [qui ?] demeurait enfoui. »

    Au premier tiers de La vie en relief, l’écrivain revient sur cette disposition qui lui a valu son grand succès de librairie, La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules. A plus de quarante ans, il s’était mis au défi de rendre ce « presque rien » qu’est de « mouiller ses espadrilles » : « Une lourdeur désolante, aux antipodes de l’invincible sensation de liberté donnée par les mêmes chaussures, sèches, effleurant le sol tôt le matin, idéalisant le bien-être et la liberté de l’été. » – « Les toutes petites choses sont moins infimes qu’infinies. »

    Depuis lors, il a pris de la bouteille, et cela nous vaut de beaux arrêts ou ralentis sur image, impression, souvenir… Quand il écrit sur ce qu’il a toujours aimé voir, un « dedans entre deux dehors » – par exemple un appartement éclairé aperçu de la rue ou d’une cour et, à travers les fenêtres, un jardin de l’autre côté  –, et sur son bonheur d’habiter un tel lieu, une maison entre deux jardins, l’un de devant, l’autre, plus secret, à l’arrière, on aime qu’il convoque « la même respiration mentale dans certaines toiles de Vilhelm Hammershoi, peintes dans son appartement de Copenhague. »

    Une petite table de fer bleue, une phrase dite ou entendue – « elle a dû être très belle » –, une phrase lue, le regard brillant de son fils « au seul mot de cirque », Delerm distille son bonheur sans hésiter à puiser dans ses souvenirs personnels. « Le passé n’est pas un monde perdu. Le vivre dans le présent n’est pas de la nostalgie. Ce qui est passé est possédé, définitivement. Je dis « ma vie est belle » parce que j’ai la chance de sentir le passé dans le présent. Il y est, il n’attend rien que de se déployer. » Contre une certaine tendance contemporaine à se débarrasser de tout, il déclare : « Je veux m’embarrasser de tout. »

    Cela passe le plus souvent par des choses très concrètes, comme un café, ou l’offre d’un second café, ou la coutume généreuse des « cafés suspendus » dans certaines villes. Ou cette « badine » conservée par sa mère, une petite branche cueillie sur un arbuste, en Drôme provençale où elle avait dû le laisser quelques mois pour soigner ses bronches, lui, « un enfant tombeau » – « Toute la tristesse qu’elle eut à me quitter ce jour-là. »

    Si ce que Delerm dit, avec pudeur, avec amour, de ses parents dans leurs dernières années, touchera quiconque a pu accompagner les siens ou un des siens sur ce chemin difficile, j’ai été très émue pour ma part de retrouver sous sa plume la dernière chanson que j’ai partagée par Skype avec maman, alors déjà au-delà des mots, mais peut-être encore portée par les voix : La tendresse. Il y aura bientôt deux ans. Un magnifique commentaire en trois pages de cet enregistrement « dédié à toutes les personnes qui, de près ou de loin, ont été touchées par le coronavirus ».

    « Le malheur, c’est de perdre quelqu’un. Le bonheur, c’est d’avoir quelqu’un à perdre. » Merci, Philippe Delerm.