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Textes & prétextes - Page 104

  • A l'affût avec Munier

    La panthère des neiges de Sylvain Tesson connaît un tel succès que j’ai préféré nommer en premier celui grâce à qui l’écrivain a rencontré cette « reine » : Vincent Munier, « amoureux du vivant », récompensé par un César cette année pour son documentaire sur le fabuleux félin. Lors de leur premier affût pour « voir des blaireaux dans la forêt », Munier l’avait invité à l’accompagner au Tibet pour apercevoir une bête qu’il poursuivait depuis six ans, « l’esprit de la montagne descendu en visite sur la Terre, une vieille occupante que la rage humaine avait fait refluer dans les périphéries. »

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    © Vincent Munier, La panthère des neiges

    Au début de février, Munier, Marie, sa fiancée et cinéaste animalière, Léo, un philosophe devenu « aide de camp de Munier » et Sylvain Tesson, dont la colonne vertébrale ne supporte plus les charges, partent à la rencontre de la panthère. – « La « bande des quatre », c’est nous, dis-je comme l’avion se posait en Chine. » Il fournira les calembours. L’écrivain pense aussi à quelqu’un qui n’ira plus nulle part avec lui, « une fille des bois, reine des sources, amie des bêtes », aimée et perdue.

    De Yushu, il leur faut trois jours en automobile pour se rendre au sud des monts Kunlun d’où ils iront jusqu’à la « vallée des yacks » – Tesson a promis de taire les noms exacts des lieux pour les protéger des chasseurs. A -20°C au Tibet sous le soleil, Munier les emmène d’abord à la rencontre des yacks, « totems de la vie sauvage », entre 4600 et 4800 mètres d’altitude. Vers le soir, les loups « chantent » : Munier hurle à son tour, un loup répond, « une des plus belles conversations tenues par deux êtres vivants certains de ne jamais fraterniser ». 

    Quitter le sac de couchage est une souffrance, sortir de la cabane pour se mettre en marche une jouissance. « Un quart d’heure d’effort suffit toujours à ranimer un corps dans une chambre froide. » Ils sont trois à suivre Munier qui suit les bêtes. Quand elles apparaissent, ils cessent de penser au froid. Par ses photos, Munier « rendait ses devoirs à la splendeur et à elle seule. Il célébrait la grâce du loup, l’élégance de la grue, la perfection de l’ours. » Regard d’artiste, loin des « obsédés de la calculette » qui cherchent à mettre le réel en équation, loin de la chasse destructrice.

    Avant la panthère invisible, Munier leur présente les « habitants des lieux » : ânes sauvages, antilopes du Tibet. « Son œil décelait tout, je ne soupçonnais rien. » Les autres sont déjà plus entraînés à « voir l’invisible ». Tesson reconnaît avoir exploré le monde en passant « à côté du vivant » et découvre qu’il déambule « parmi des yeux ouverts dans des visages invisibles » (comme en peignait Séraphine dans les arbres.

    La nuit, les prédateurs chassent, par nécessité. « La vie me semblait une succession d’attaques et le paysage, stable d’apparence, le décor de meurtres perpétrés à tous les échelons biologiques, de la paramécie à l’aigle royal. » Les heures d’affût sont propices à l’interrogation philosophique – « L’affût était une prière. En regardant l’animal, on faisait comme les mystiques : on saluait le souvenir primal. L’art aussi servait à cela : recoller les débris de l’absolu. »

    Le dixième jour, ils partent en Jeep vers le lac Yaniugol, à cent kilomètres, « suspendu en pleine steppe » ; ils escaladent une « pyramide surnageant du massif » pour disposer d’un « balcon sur l’étendue ». Le soir, les yacks apparaissent, « lourds, puissants, silencieux, immobiles : si peu modernes ! » Au réveil, à quatre heures du matin, il fait -35°C. S’habiller sans prendre froid demande toute une organisation, des gestes précis. Ils montent à 5200 mètres. Ils ne voient rien ce jour-là. Le temps de confronter Tao et bouddhisme.

    Après « L’approche » et « Le parvis », « L’apparition », troisième et plus longue partie du récit, est centrée sur la panthère que Munier a déjà observée sur la rive droite du Mékong. « Les noms résonnent et nous allons vers eux, aimantés. » Sur la route de Zadoï, Munier marmonne des noms de bêtes, Tesson questionne le sentiment d’amitié qu’il ressent toujours dans les steppes – un ancêtre mongol ?

    En route vers la bergerie où Munier veut installer leur camp de base, voici un chat de Pallas, « sa tête hirsute, ses canines-seringues et ses yeux jaunes corrigeant d’un éclat démoniaque sa gentillesse de peluche ». Munier photographie, Marie filme, Tesson admire ces « deux jeunes dieux grecs » si complices.  Les apparitions de la panthère des neiges sont d’une intensité rare et merveilleusement racontées. Croiser le regard de la panthère lui rappellera la femme qu’il aimait et sa mère disparue aussi. Tesson a l’art de poser des mots sur sa traversée du monde, ici à l’école de l’immobilité et du silence.

  • Patience

    Meganck editionsfdeville-le-jour-ou-mon-pere-na-plus-eu-le-dernier-mot.jpg« Je ne lui connaissais pas cette patience. A dire vrai, je ne connais pas grand-chose de Kasper Braecke, si ce n’est sa passion pour les courses cyclistes et les documentaires sur la Seconde Guerre mondiale, si ce n’est son racisme, son goût de l’Allemagne, et plus récemment celui des îles subarctiques et des voyages immobiles.
    Il continue :
    – Loti se retournerait sans doute dans sa tombe. Mais bon, je crois que j’approche une certaine idée d’un vieux morutier. Je dois encore achever les peintures…
    Il pose la maquette sur la table. On trinque. Je cogne mon verre contre le sien, un peu de vin rouge tombe sur la maquette. Le pont est maculé d’une petite mare couleur sang qui se met à couler vers la cabine.
    – Désolé.
    – Ce n’est rien, William. Le voilà baptisé ! »

    Marc Meganck, Le jour où mon père n’a plus eu le dernier mot

  • Un père détestable

    Le jour où mon père n’a plus eu le dernier mot, de l’écrivain bruxellois Marc Meganck, est un roman de la détestation. A quarante ans passés, William, le narrateur, y règle ses comptes avec sa famille : Kasper Braecke, un père raciste et nostalgique du nazisme, qui travaille aux espaces verts de sa commune ; Claudine Mertens, une mère qui entretient les peurs et, par crainte du chagrin, écrase les araignées du matin ; Didier, un frère aîné en tous points conforme à l’attente des parents et qui méprise son cadet.

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    Franz Gailliard (1861-1932), Marine (Ostende)

    La première partie, « Les peurs », est un tableau sans concession d’une enfance solitaire parmi les Braecke-Mertens, en banlieue bruxelloise. La tentative de suicide au gaz de la grand-mère, que le grand-père infidèle a sauvée au dernier moment, la laissant quasi sans voix et le souffle court, a peut-être contribué au climat pesant dans lequel William a grandi. Son meilleur ami mort dans un accident, il quitte les scouts, pratique le vélo ou la marche en solitaire. Un jour, il suit son père dans les bois, curieux de voir où il s’évade de plus en plus souvent, et le retrouve chez Frankie, plus qu’une amie pour Kasper. Celle-ci lui lui a rendu le goût de la lecture en lui offrant Pêcheur d’Islande.

    A 42 ans, William souffre de « tachycardie existentielle ». Son bilan ne le réjouit pas : sa liaison avec Anaïs, leurs échappées en city-trips, sont du passé. L’odeur des dimanches « poulet-frites-compote » chez ses parents lui est devenue insupportable, mais pas à son frère Didier,  le fils préféré, qui leur rend visite avec sa femme et ses fils. Après la mort de leur mère, Kasper reste dans l’appartement d’Ostende, près du port, où Claudine et lui s’étaient installés après avoir vendu la maison.

    Plongé à son tour dans le roman de Pierre Loti, le narrateur oscille entre ses souvenirs douloureux et un projet fou. Son père n’a jamais dévié de la ligne agressive à son égard, quand William a choisi des études d’archéologie, quand il a publié un premier roman où il a « sali » leur nom de famille… L’alcool, les bars, les errances nocturnes dans Bruxelles sont devenues son « voyage immobile », sa santé chancelle. Mais il s’est mis en tête de faire un voyage en bateau jusqu’en Islande avec son père détestable, dans l’espoir d’avoir enfin une vraie conversation avec lui et des réponses aux questions qu’il se pose depuis l’enfance – est-il son vrai père ?

    Malgré l’hostilité du grand frère, devant son entêtement, Kasper, septante-huit ans, finit par accepter. Ils iront en Islande au printemps, père et fils, sur les pas de Loti, d’île en île de l’Atlantique nord. Sera-ce enfin l’occasion de se rapprocher un peu ? Le jour où mon père n’a plus eu le dernier mot : le titre en dit long sur cette haine familiale. Marc Meganck la raconte avec réalisme et puissance dans l’expression des sentiments. La dérive personnelle de William en manque d’affection et en quête de vérité est rendue avec tant de force qu’on veut absolument savoir où elle le mènera, même si son pari est risqué.

    Marc Meganck publie régulièrement depuis les années 2000 (histoire et archéologie, essais, récits, nouvelles, polars, romans). Il a beaucoup écrit sur Bruxelles et cite ceci en premier dans ses thèmes de prédilection : « la déambulation urbaine, le voyage, le microcosme des bistrots de quartier où j’écris, où j’observe notre humanité ». Je vous recommande ce texte daté du mois dernier sur son site : « C’est beau, une ville en paix ».

    Le Carnet et Les Instants reprend les mots de Bénédicte de Loriol après sa lecture de ce roman-ci : « On espère juste qu’il ne soit pas autobiographique… Mais on est en droit d’en douter tellement il est sincèrement bouleversant ». Le jour où mon père n’a plus eu le dernier mot m’a emportée dans les méandres d’une histoire de famille et dans un voyage qui secoue. Un envoi des éditions Deville.

    ***

    Pour info, ce jeudi soir, Arte commence
    la diffusion d’En thérapie 2
    (déjà disponible sur le site d’Arte TV).

     

  • Comme sur une scène

    Bona Divine Jacqueline.jpg« Elle le manifeste aussi, ce goût pour la scène, dans sa façon de marcher, de se déplacer, de prendre des poses, à chaque instant de sa vie quotidienne, et puis, on le sait, elle a l’art des entrées. En bref, elle agit consciemment ou non comme si le public était là, tout le temps là, pour la regarder.
    Le costume, c’est le premier acte théâtral, la manifestation du personnage. Jacqueline de Ribes soigne ses apparitions. Quand elle s’apprête, c’est pour affronter le public qui l’attend et qu’elle ne veut pas décevoir. Elle entre chaque jour dans sa propre vie comme sur une scène. »

    Dominique Bona, Divine Jacqueline

  • Ribes ou l'élégance

    Dans Divine Jacqueline, Dominique Bona ne parle ni d’une artiste ni d’un écrivain, mais d’une femme réputée pour son élégance exceptionnelle – « la dernière reine de Paris, la survivante d’un monde à jamais disparu » –, un modèle vivant qu’elle a pu interroger, qui lui a ouvert ses archives. Parmi les photos projetées sur la façade de l’Empire State Building le 19 avril 2017, à l’occasion des cent cinquante ans de Harper’s Bazaar, figurait une seule Française au « profil de pharaonne », celui de « la femme la plus stylée du monde » selon la presse américaine. En 2015, le Metropolitan Museum of Art lui a consacré une exposition prestigieuse : « Jacqueline de Ribes, the Art of Style ».

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    Jacqueline de Ribes photographiée par Richard Avedon, 1962 (détail)

    Dominique Bona se souvient de leur premier entretien dans un hôtel parisien : « Très haute, très droite, elle s’arrête un instant dans l’encadrement de la porte ». Son allure impressionne, même à l’approche de ses quatre-vingt-dix ans. « Un nom d’ancienne France. Un titre de comtesse, après celui de vicomtesse qu’elle a porté jusqu’à l’âge de cinquante-trois ans. Un rang social assuré. Une fortune, non moins exceptionnelle, héritée au berceau. Et le train de vie luxueux qui en découle. Enfin pour couronner le tout, la beauté, qui est un don des fées, une beauté enviable. »

    Intriguée par l’histoire de cette « super-privilégiée », Bona l’académicienne s’intéresse à sa conception de l’élégance : pas qu’une affaire de vêtements, mais d’attitude, de recherche, de rigueur et de dignité – « une lutte permanente ». Jacqueline de Ribes porte de la Haute Couture, inspire les créateurs. Pour Yves Saint Laurent, elle était « Oriane », la duchesse de Guermantes. S’habiller est sa passion, elle aime concevoir des robes, des costumes ; elle a eu sa propre marque. « Elle est à sa façon une artiste, une artiste de soi. Car elle aime se créer. Sans cesse travailler son image. »

    L’hôtel particulier des Ribes est au 50, rue de la Bienfaisance (Paris 8e). A l’occasion de son élection à l’Académie française, au printemps 2013, Bona y a été conviée à un « petit dîner » de vingt-quatre personnes en deux tables de douze. Elle y découvre un univers très proustien : argenterie, cristal, bougies, service en gants blancs. 

    « Née Bonnin de la Bonninière de Beaumont », un nom qui remonte aux Croisades, Jacqueline a pris son grand-père maternel pour modèle, Olivier de Rivaud, « un self-made-man », créateur de la banque Rivaud, passionné de courses. Elle ressemble à sa grand-mère Nicole de Rivaud, grande, élégante, qu’elle a beaucoup observée. « Je suis la fille de mes grands-parents. » Elle affirme que ses parents « n’aimaient pas les enfants, encore moins les leurs. »

    La biographe s’intéresse aux ascendants, aux carrières, aux relations, aux modes de vie des uns et des autres. Jean de Beaumont aimait le sport, la chasse, les femmes. Paule de Beaumont avait toutes les qualités, mais pour sa fille, cette femme merveilleuse fut une mère sans amour, « distante et froide ». Jacqueline est née en juillet 1929, dix mois après leur mariage. En pension, elle n’a reçu aucune visite de sa mère, à qui ses propres parents avaient donné « une éducation parfaite mais pareillement distante. »

    A dix-huit ans, elle rencontre Edouard de Ribes, vingt-quatre ans, aussitôt amoureux de la « belle gazelle ». Ils se marient en 1948 et habitent dans une aile de l’hôtel du comte et de la comtesse de Ribes, très conservateurs, qui imposent les rites et les horaires. Dominique Bona décrit le manque de lumière en journée dans cet hôtel « musée », qui se métamorphose la nuit pour les grands dîners en lieu féerique. Les enfants Ribes, à leur tour, verront peu leur mère.

    Son fils se souvient des moments où celle-ci passait dans sa chambre se montrer à lui en robe du soir. A seize ans, Jacqueline avait rencontré Christian Dior et visité ses ateliers. Elle coud elle-même, retouche ses toilettes, elle sait construire une robe. Les fêtes, les bals costumés excitent sa fantaisie créative. Elle conserve tous ses costumes. Ses réceptions sont éblouissantes, elle soigne tous les détails.

    Divine Jacqueline (le nom de la collection printemps-été 1999 de Jean-Paul Gaultier, en son honneur) : pour découvrir cette femme immortalisée par les meilleurs photographes, on suit Jacqueline de Ribes dans une succession de mondanités parisiennes et cosmopolites. Son goût du paraître, elle le met aussi au service des galas de charité et du mécénat, de productions théâtrales. Elle tient à ce que sa vie soit « un peu utile » et la mise en œuvre de ses projets, d’événements, l’exercice constant de sa créativité, lui ont permis de se libérer dans une certaine mesure de sa cage dorée.