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  • A la Villa Cavrois

    Premier août : nous découvrons enfin le chef-d’œuvre de l’architecte Mallet-Stevens, la Villa Cavrois, à présent « monument historique » français, qu’on peut visiter depuis la fin de sa formidable restauration en juin 2015 (on peut en mesurer l’ampleur sur le blog des Amis de la Villa Cavrois). Après plusieurs passages à la Villa Noailles (Hyères), nous étions curieux de la comparer avec cette architecture moderniste située à Croix (Nord) près de Roubaix. Villa-château du XXe siècle, celle-ci fut construite de 1929 à 1932 pour Paul et Lucie Cavrois, et inaugurée au mariage de leur fille Geneviève.

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    Dans un quartier résidentiel, encore campagnard à cette époque, la Villa Cavrois tranche avec les belles maisons des environs, de style néo-régionaliste. Son propriétaire, issu d’une famille enrichie dans l’industrie textile, voulait pour sa famille nombreuse (trois enfants du premier mariage de Lucie Vanoutryve avec Jean, le frère de Paul décédé en 1915, et quatre enfants de Lucie et Paul Cavrois) une vaste maison conçue pour un mode de vie moderne : air, santé, confort, lumière.

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    La maison du gardien (accueil), à l’angle du domaine, illustre d’emblée le choix de l’horizontalité : le joint horizontal noir en creux souligne les briques de parement jaunes spécialement conçues pour la villa (le joint vertical, discret, reste dans le ton). J’ignorais que Mallet-Stevens, neveu d’Adolphe Stoclet, avait visité plusieurs fois le palais Stoclet en cours de construction sur l’avenue de Tervueren à Bruxelles. Inspiré par l’œuvre d’art totale de l’architecte autrichien Josef Hoffman, il a opté ici pour un revêtement de façade résolument moderne, une brique jaune comme à l’Hôtel de Ville d’Hilversum (Dudok).

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    On découvre donc la façade nord de côté, en empruntant l’allée circulaire destinée aux automobiles qui déposaient les visiteurs devant l’entrée couverte, puis un deuxième cercle entoure une pelouse en creux, surmontée d’une belle dédicace de l’architecte. Même rondeur pour la constellation de verre dans l’auvent central et pour ses colonnes d’appui.

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    En contournant la Villa par l’est (ci-dessus), voici la piscine rectangulaire en parallèle avec la bâtisse, parfaitement intégrée (profondeur non restituée). La plus belle façade est au sud, côté jardin : des horizontales soulignées par les garde-corps blancs des terrasses et des balcons, et la tour d’escalier menant au belvédère, verticale en partie arrondie qui assure l’équilibre et la beauté géométrique de l’ensemble. Plus on s’en éloigne, par les allées du jardin, plus son dessin se laisse admirer.

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    Nous descendons quelques marches pour longer le bassin central au bout duquel s’offre la plus belle vue sur la villa, reflétée dans le miroir d’eau. Si on recule encore en empruntant l’allée derrière les rosiers, jusqu’au pied du grand hêtre pourpre qui clôt ce triangle de verdure, on trouve là deux bancs sur lesquels je vous invite à vous asseoir : la villa y apparaît juste entre les feuillages. Toutes les allées présentent des angles de vue intéressants.

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    Et maintenant, entrons. La porte donne sur un vestibule en marbre blanc très graphique – bandes blanches et noires pour les appliques et les « boîtes à lumière » à l’entrée du hall-salon (à comparer avec les décors de Mallet-Stevens pour Le Vertige, film de Marcel L’Herbier, en 1926), bandes chromées des cache-radiateurs, miroirs qui épousent les angles droits. Nous verrons beaucoup de miroirs dans la Villa Cavrois, jouant avec les volumes et surtout avec la lumière, et bien sûr de grandes baies vitrées, rendues possibles par le chauffage central.

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    Dans l’immense salon (92 m2, 6m75 sous plafond), une grande verrière donne sur le jardin juste dans l’axe du miroir d’eau. Le vert clair des murs est réchauffé par les bruns du parquet, des meubles en noyer et par le marbre jaune de Sienne autour de l’alcôve où l’on descend par quelques marches, sous un mur semi-cylindrique, pour s’asseoir près du feu ouvert. On retrouvera ces tons chauds dans le fumoir près du bureau de Paul Cavrois.

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    Des portes coulissantes ouvrent sur la salle à manger des parents, luxueuse, en marbre vert de Suède. Celle des enfants, juste à côté, est plus gaie. Des lattes horizontales en bois (zingana) strient les murs et encadrent un bas-relief sur le thème des loisirs : dominos, quilles, tourne-disques, mécano, raquettes…, je vous laisse découvrir sur la photo cette œuvre de Jan et Joël Martel refaite à l’identique. Puis vient le domaine des domestiques, au sol en damier noir et blanc (comme dans la plupart des sanitaires). La cuisine et ses annexes sont équipées d’un mobilier blanc fonctionnel en acier émaillé, les murs recouverts de faïence blanche jusqu’au plafond. Tout est pratique et lumineux.

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    A la Villa Cavrois, les matériaux et la décoration même minimaliste sont raffinés : couleurs et marbres différents pour chaque pièce, parquet, bois précieux. Mallet-Stevens a dessiné le mobilier dans le même esprit géométrique que la demeure. Il a fait installer partout un éclairage indirect, des haut-parleurs derrière des découpes rondes dans les murs, des horloges intégrées qui donnent l’heure dans toute la maison, comme à Hyères. Le plan reçu à l’entrée permet de se situer – aile des parents, aile des enfants, pièces du personnel. On peut aussi se munir d’une tablette avec application 3D et d’écouteurs pour obtenir des explications ou visualiser des photos anciennes.

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    Nous retraversons le vaste couloir pour découvrir dans une des chambres « de jeune homme », de l’autre côté du rez-de-chaussée, un jeu de couleurs et de lignes géométriques tout à fait dans l’esprit « De Stijl », alors qu’à l’étage, nous découvrirons de douces harmonies dans la chambre des parents. Leur salle de bains attenante est somptueuse. Mais je vous laisse la surprise des étages, des terrasses, je ne vais pas tout vous dévoiler, sauf ce coup de cœur  (ci-dessous) : le boudoir bleu de Lucie Cavrois, avec ses meubles blonds en sycomore, sa moquette d’un bleu plus soutenu et ses fauteuils de velours vert.

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    Malgré l’heure tardive, après la visite, nous avons pu déjeuner non loin de là, au Bô Jardin dans le parc de Barbieux, aussi j’offre un peu de publicité au restaurateur : la vue sur le parc fleuri y est fort agréable, le menu aussi. Un beau cadre pour se promener avant de reprendre la route.

  • Aller à pied

    Liège Boverie (33) bis.jpg« Le promeneur au 18e et au 19e siècle, tout comme aujourd’hui bien sûr, est un homme potentiellement issu de toutes les classes sociales ; nulle d’entre elles n’échappe à cette envie de se retrouver seul, en couple, en famille ou en groupe, avec la nature et ses « ornements » – ainsi que les artistes et les théoriciens du paysage nomment les arbres, les rochers, les plantes ou les cours d’eau. Que cela soit par nécessité – un déplacement professionnel ou familial – pour le plaisir de la marche et du sport aussi bien que dans un désir de méditation ou de détente, à tous les âges, on a toujours été amené à « aller à pied ».   

    Vincent Pomarède, Fragments introduisant à la représentation picturale des loisirs in Catalogue En plein air, La Boverie, Liège, 2016.

  • La Boverie nouvelle

    Entre la Meuse et sa dérivation, le parc de la Boverie n’est pas si facile à trouver pour qui connaît peu Liège – où se garer ? – mais une fois la voiture laissée sur l’autre rive, cela ne manquait pas de charme de découvrir à distance la nouvelle galerie vitrée du musée de la Boverie, de longer l’eau à pied jusqu’au pont Albert Ier, puis d’aborder le site côté jardin à la française, en pleine saison des roses.

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    « En plein air », l’exposition inaugurale, correspond bien à l’esprit du lieu. Le nouveau musée de la Boverie, installé dans l’ancien Palais des Beaux-Arts de Liège construit pour l’Exposition universelle de 1905, vient d’être réhabilité. Pourquoi y a-t-on ajouté cette « nouvelle salle hypostyle » (21 colonnes élégantes quoique en béton conçues par Rudy Ricciotti, le bureau d’architecte qui a œuvré à la rénovation de l’Hôtel de Caumont) laissée quasi vide pour l’instant ? Sa fonction n’apparaît pas, mais ce vaste espace permet de jouir largement de la vue sur les alentours.

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    On entre au musée de la Boverie du côté du parc à l’anglaise – après la visite, nous le quitterons par là et découvrirons la manière sans doute la plus agréable d’accéder au site : descendre à pied de la gare des Guillemins (700 m), traverser l’esplanade et emprunter la nouvelle passerelle « la belle Liégeoise » qui mène au parc de la Boverie. On peut aussi y accéder avec la navette fluviale qui le relie au Grand Curtius.

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    « En plein air », en collaboration avec le musée du Louvre, montre à travers une centaine de peintures, la plupart de musées français et étrangers, que la nature n’a pas attendu l’impressionnisme pour inspirer les peintres. Au XVIIIe siècle, certains travaillaient déjà « sur le motif », comme Alexandre-François Desportes. Au fil du temps, les couleurs se feront plus claires, plus vibrantes. J’aurais voulu vous montrer une belle Vue de Villerville en Calvados (musée de Liège) où Daubigny annonce l’impressionnisme, et Cernay, avril en fleurs d’Emmanuel Lansyer, mais ces peintures ne sont pas visibles sur la Toile.

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    Avant de découvrir le parcours chronologique en sept thèmes, j’attire votre attention sur le « Transparent du paysage des quatre saisons » de Carmontelle qui défile en fac-similé à l’entrée de l’exposition. Je n’ai regardé que les « Scènes nocturnes » de ce long rouleau « animé » de 42 mètres, par ignorance. Le catalogue où il est reproduit (en petit) indique que l’original (aquarelle, gouache et encre de Chine sur 119 feuilles de papier doublé de soie) est conservé au musée de Sceaux.

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    Nicolas-Jean-Baptiste Raguenet (1715-1793), La joute des mariniers entre le pont Notre-Dame et le pont au Change, 1751
    (Paris, Musée Carnavalet)

    « Leçon d’amour dans un parc » : les sujets historiques et religieux font place, dans la peinture du XVIIIe siècle, à des sujets plus légers, plus proches de la nature et du quotidien, en tout cas pour les gens aisés. Dans Ascension d’une montgolfière à Aranjuez (1784), un prêt du Prado dont un détail est à l’affiche de l’exposition, Antonio Carnicero Mancio montre le public aristocratique rassemblé dans le jardin royal pour l’événement, mais aussi des bourgeois, des enfants, une marchande. Le musée des Beaux-Arts de Liège montre ici un des chefs-d’œuvre de ses collections : Promenade du dimanche au Bois de Boulogne (1899), signé Henri Evenepoel – on verra plus loin d’autres promeneurs sur l’esplanade des Invalides qu’il a peinte d’en haut.

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    Henri Evenepoel, Promenade du dimanche au Bois de Boulogne, 1899
    (Liège, Musée des Beaux-Arts)

    Les voyages des Anglais et des personnes fortunées en Europe et en Italie au XVIIIe siècle assurent le succès des « Vedute », ces panoramas de villes célèbres ou de paysages fameux à ramener chez soi, comme Vue du port de Toulon par Vernet. Une vue parisienne peinte par Raguenet en 1751 permet de revoir les habitations d’alors sur les ponts de la Cité, un Paris disparu difficile à imaginer aujourd’hui. Dans la même salle, un Monet prêté par le musée de Dallas montre avec une fraîcheur d’esquisse le Pont-Neuf un siècle plus tard, non loin du Louvre au printemps par Pissarro.

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    Claude Monet, Le Pont-Neuf, 1871 (Etats-Unis, Dallas Museum of Art)

    Aux promenades en ville, beaucoup préfèrent les bords de l’eau, les guinguettes au bord d’une rivière sont très populaires et c’est aussi un sujet de prédilection pour les peintres. Amusants, les costumes des dames dans Le chalet du Bois de Boulogne de Jean Béraud, « un de ces petits maîtres à grand succès » (catalogue). Dans Dimanche à Bougival de Félicien Rops, Léontine et Aurélie Duluc sont plus déshabillées. Max Liebermann peint les jeux de lumière et l’animation en terrasse au restaurant « De Oude Vink » à Leyde.

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    Félicien Rops, Dimanche à Bougival (Léontine et Aurélie Duluc), 1876 (Namur, Musée provincial Félicien Rops)

    Dans la vaste salle vitrée, deux espaces cubiques accueillent quelques toiles pour illustrer « les jeux » en plein air et « chambre avec vue » (thème un peu usurpé). Un coup de cœur pour L’enfant dans la mare de Maurice Denis, une petite toile presque carrée prêtée par le musée de Zurich (comme le Liebermann).

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    Max Liebermann, Le restaurant « De Oude vink » à Leyde, 1905 (Zurich, Kunsthaus)

    La dernière salle est consacrée aux vacances à la mer avec plusieurs scènes de plage de Boudin, des toiles du XIXe et du XXe dont un superbe Bonnard, Conversation à Arcachon ou Jeunes filles à Arcachon. D’autres artistes connus sont annoncés (Cézanne, Chagall, Dufy, Léger, Matisse, Picasso…), mais ne vous attendez pas à une succession de chefs-d’œuvre, la qualité est inégale. On peut voir dans un des petits films de Louis Lumière projetés à mi-parcours des enfants se jeter à l’eau du haut d’un ponton (1895).

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    Pierre Bonnard, Conversation à Arcachon, Jeunes filles à Arcachon, 1926-1930 (Paris, Musée du Petit Palais)

    Les toiles choisies rendent compte de l’évolution de la peinture européenne du XVIIIe au XXe siècle : couleurs, lumière, mise en page, touche, la façon de représenter la nature et les loisirs n’a cessé de se transformer.  « En plein air », première exposition de la Boverie, peut se visiter jusqu’au 15 août. N’hésitez pas à prendre un ticket combiné pour découvrir aussi les collections permanentes, elles en valent la peine.

  • Au vertige de Staël

    Entre récit et essai, Stéphane Lambert propose dans Nicolas de Staël. Le Vertige et la Foi (2015) une réflexion pénétrante sur la création, la peinture, le suicide. Avertissement : « Ce texte ne saurait être considéré comme une biographie, mais comme une évocation subjective de la vie et de l’œuvre de l’artiste Nicolas de Staël, un trait d’union entre l’essai et la fiction. »

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    Dans « Tableau 1 : la nuit désaccordée », l’auteur  nous fait entrer sans préambule dans une pensée en cours (ni majuscule en début de paragraphe, ni point à la fin) : « combien de temps cela allait-il encore durer, il se le demandait, chaque matin, ce rocher à gravir, pour espérer revoir la lumière. Espérer. Chaque jour, espérer. » Cherche ce qui taraude Nicolas de Staël sur la route du retour à Antibes, qui se reproche peut-être cet aller-retour à Paris où il a assisté à un concert : « Schönberg. Webern. Ou l’inverse. Il ne savait plus dans quel ordre il les avait entendus. » Quelques jours plus tard, il se suicide, le 16 mars 1955.

    Revoir Jeanne, un grand rectangle à peindre tandis que La Cathédrale sèche, voilà ce qui le fait tenir encore debout. « Et toute création qui tienne est le fruit de l’équilibre trouvé entre la foi et le vertige. Ou plutôt – entre le vertige et la foi. L’ordre des mots était important. Car le vertige, ce me semble, est mon plus vieux compagnon. » Stéphane Lambert reviendra plus loin sur le sens de ces deux mots clés choisis pour le titre.

    Environ soixante ans après sa mort, l’auteur se tient au plus près du peintre à l’atelier dans une ancienne batterie du cap d’Antibes. « Peindre avait toujours été une manière de vaincre son instinct destructeur, de détourner vers l’œuvre cette énergie sauvage, la rage qu’il avait en lui. » Imaginant son état d’esprit : « Plus on devient soi et plus on devient seul. »

    Solitude et insatisfaction, désir de renouvellement continu, telle est la voie de Nicolas de Staël, peu fait pour la vie ordinaire. Conquérant, il a séduit au Maroc une femme mariée, peintre, Jeannine Guillou, en une semaine (elle est morte dix ans avant lui). Jeanne, dont il est amoureux, l’a fui à Grasse. L’argent que lui procure le succès, obtenu de haute lutte, le gêne, mais lui permet d’acheter en 1953 le castelet de Ménerbes « pour les enfants » (dont Anne, fille de Jeannine, qui signe la préface de ce livre, « Une pensée en archipel »).

    Stéphane Lambert évoque la jeunesse du peintre à Bruxelles : né à Saint-Pétersbourg en 1914, il a perdu ses parents peu après leur fuite hors d’URSS en 1919, orphelin à six ans. Ses sœurs et lui sont accueillis chez les Fricero, à Uccle, qui s’opposeront à son ambition artistique. Mais Géo de Vlaminck, son professeur à l’académie, le soutient et l’encourage. (Je vous rappelle la belle biographie de Laurent Greilsamer, Le Prince foudroyé – La vie de Nicolas de Staël.)

    « Tableau 2 : la nuit transfigurée » s’ouvre sur la dernière toile (dite inachevée) peinte avant de se jeter dans le vide : Le Concert, trois mètres cinquante sur six mètres, un « océan de rouge ». L’atelier au sol rouge, l’enfermement, les meurtrières – la mort est proche, qui le conduira à 41 ans au cimetière de Montrouge (Paris) près de Jeannine décédée à 36 ans d’un avortement thérapeutique. Lambert s’interroge sur le « mais » de la notice du cimetière : « Coloriste raffiné mais plasticien audacieux ».

    L’auteur a commencé par aller sur la tombe de Nicolas de Staël, par mettre ses pas dans les siens rue Stanley à Uccle, pas loin de chez lui, attiré par cet artiste tourmenté par des questions existentielles. Attentif à ses voyages (Espagne, Maroc, Sicile), il interroge les photographies et visite les lieux qui ont compté pour cet homme qui écrivait à 23 ans déjà dans une lettre : « Ma vie sera un continuel voyage sur une mer incertaine. »

    Publié sans illustrations, le texte de Stéphane Lambert est une plongée au cœur de deux mystères : l’art et la mort. La foi – « force qui anime », « certitude de devoir créer » – sera ici vaincue par le vertige « perte de confiance », doute, « appel de la mort ». L’équilibre entre les deux est la « clef de voûte » de la création.

    S’il vient de faire paraître un livre sur Beckett, Stephane Lambert a déjà écrit sur deux autres peintres : L’adieu au paysage : les nymphéas de Claude Monet (2008) et Mark Rothko. Rêver de ne pas être (2011). Il rapproche même Rothko et Staël, si dissemblables. Fasciné par ces grands artistes, il confie : « Dans ce monde gouverné par la croissante agitation et la valorisation de la médiocrité, il me restait la compagnie des grands morts, et les mots pour m’y relier. »