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Hustvedt

  • Alors

    Hustvedt Babel.jpg« Le passé peut-il servir à se cacher du présent ? Ce livre que vous lisez maintenant est-il ma quête d’une destination nommée Alors ? Dites-moi où finit la mémoire et où commence l’invention ? Dites-moi pourquoi j’ai besoin de vous pour m’accompagner dans mon voyage, pour être mon autre, tantôt ravi, tantôt grincheux, ma moitié pour la durée du livre. Qu’est-ce qui fait que je peux sentir votre foulée à mes côtés pendant que j’écris ? Qu’est-ce qui fait que je vous entends presque siffloter pendant que nous marchons ? Je ne sais. Je ne sais. Je ne sais. Mais si : Mon amour des inconnus.
    Tout livre est un repli de l’immédiat vers le réfléchi. Tout livre inclut un désir pervers de faire cafouiller le temps, de tromper son cours inévitable. Blablabla, et tam-ta-di-dam. Je cherche quoi ? Je vais où ? Suis-je en train de chercher en vain l’instant où le futur qui est maintenant le passé m’a fait signe, avec son visage vaste et vide, et où j’ai tremblé ou trébuché ou couru dans la mauvaise direction ? Mes souvenirs, douloureux ou joyeux, apportent-ils une preuve ténue de mon existence ? »

    Siri Hustvedt, Souvenirs de l’avenir

  • S. Hustvedt, 1978-79

    Par où commencer pour évoquer ces Souvenirs de l’avenir de Siri Hustvedt ? Le titre reprend littéralement celui du roman traduit de l’anglais par Christine Le Bœuf, Memories of the Future (2019). Il lui ajoute une rime bienvenue – en phase avec cette traversée du temps et son souci du rythme dans l’écriture.

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    Memories of the Future | Siri Hustvedt | Writer

    Pour une fois, je partirai de la dernière phrase : « Une histoire en est devenue une autre. » J’aurais pu choisir celle-ci : « Ce livre est un portrait de l’artiste en jeune femme, l’artiste venue à New York pour lire, souffrir et écrire son mystère. » Cette jeune femme, S. H., a les mêmes initiales que Sherlock Holmes, qui a son rôle dans le roman. On l’appellera bientôt « Minnesota », d’après le pays qu’elle a quitté en août 1978 pour l’île de Manhattan.

    Elle s’était donné un an pour écrire un roman. Elle avait vingt-trois ans, une licence en philosophie et en anglais, cinq mille dollars économisés en travaillant comme barmaid. Elle avait loué un appartement sombre au 309 de la 109e Rue Ouest. New York, la ville des films, des livres, réelle autant qu’imaginaire, elle voulait d’abord l’apprivoiser. Ecrire le matin, circuler en métro l’après-midi, user de sa « liberté toute neuve » pour explorer, observer la variété des êtres, écouter les langues parlées, excursionner jusqu’à Greenwich Village. Là surgit une personnalité de premier plan dans Souvenirs de l’avenir : « la baronne Elsa von Freytag-Loringhoven, née Elsa Hildegard Plötz, artiste proto-punk et absolue rebelle » dont la plupart des poèmes étaient inédits et dont S. H. ne retrouve aucune trace au Village. Une figure de l’insurrection qu’elle oppose aux abus de pouvoir des « grands hommes ».

    Regarder les gens et la manière dont ils sont habillés, découvrir les librairies, les bibliothèques, lire, lire pour s’augmenter soi-même jusqu’à devenir « cette géante » qu’elle voulait être. Cette année-là, elle a tenu un journal, « Ma nouvelle vie », où elle dessinait aussi (comme sur son site), un cahier retrouvé il y a peu – « je l’accueillis comme si c’était un parent bien-aimé que j’avais cru mort » – en triant avec sa sœur les affaires de sa mère qui devait quittait son appartement. Sa mère oubliait tout, certains jours plus que d’autres.

    Dans son journal de septembre 1978, figurent son héros imaginaire Ian Feathers (I. F. ou « if ») et sa voisine de palier qui psalmodie tous les soirs amsah, amsah, amsah. Elle mettra un certain temps à comprendre qu’amsah est en réalité « I’am sad » (je suis triste). Lucy Brite, comme indiqué sur la boîte aux lettres de sa voisine, siffle souvent et cela rappelle à S. H. son père médecin, qui sifflait quand il était de bonne humeur. Dès le premier chapitre s’entremêlent passé, présent et avenir, de l’enfance au « maintenant » de la narratrice, âgée de soixante et un ans en 2016, mariée avec un physicien, Walter, dans leur maison de Brooklyn.

    Ce gros roman, qui comporte une dizaine de dessins de l’autrice, ne se résume pas. Outre la mystérieuse Lucy (qui a l’air normal quand elle la voit), la plus importante rencontre à New York est celle de Whitney, une « artiste-poète » qui s’assied à côté d’elle pour écouter John Asbery lire ses poèmes au centre-ville : « belle, sophistiquée, un être effleuré par une brise féerique », elle deviendra et restera sa meilleure amie au sein de la bande des cinq qui se forme autour d’elles.

    Tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes à NY. Un soir, un homme à l’air poli, croisé dans la rue, s’approche de son visage et l’insulte, plein de rage. Elle rentre chez elle « le cœur battant » – se sent vulnérable. Elle vivra d’autres expériences de ce genre, bien plus déstabilisantes. Quand elle parle à Whitney des voix et des propos bizarres de Lucy le soir, son amie trouve à sa voisine « un potentiel fictionnel énorme ». S. H. n’a toutefois pas mentionné le stéthoscope (cadeau de son père)  qu’elle utilise parfois pour mieux l’écouter : il lui faut éclaircir ce mystère, une énigme peut-être criminelle.

    « Toute histoire porte en elle une multitude d’autres histoires. » Malcolm Silver, un inconnu attirant qui l’a dévisagée lors d’une réunion, réapparaît à une conférence sur Shelley donnée par Paul de Man, « grand homme » tenant tout le public sous son charme (on ignorait alors que ce professeur de littérature « portait la souillure du fascisme »). A la fin, M. Silver lui adresse la parole et lui conseille Surveiller et punir de Foucault. « Toquée d’amour », elle va le lire ainsi que Derrida, Lacan, Kristeva, Barthes et les auteurs alors en vogue. « Fille rencontre Garçon » : son idylle avec Malcom durera deux mois et demi. Une des variations du roman sur le désir et le masculin.

    Peut-on être belle et intelligente, amoureuse et féministe, imaginative et curieuse du réel, sorcière et critique, victime et dangereuse ? Siri Hustvedt, « qui n’aime rien tant que jouer avec les idées, les étirer comme des élastiques ou les retourner comme les doigts d’un gant » (Le Monde), raconte dans Souvenirs de l’avenir de multiples histoires entre lesquelles les liens s’étoffent au fur et à mesure. Si l’on accepte de la suivre ou plutôt de se laisser « dérouter » dans ce récit morcelé, dans les va-et-vient entre celle qu’elle fut, celle qui se souvient et celle qui écrit, on est époustouflé par  sa manière de tirer les fils l’un après l’autre en titillant notre curiosité, tout en appelant à l’esprit critique.

    Je vous recommande la première des vidéos proposées sur le site de l’éditeur : Siri Hustvedt y parle de son intention d’écrire sur la mémoire et le temps, de ses débuts difficiles pour ce roman avant qu’elle reprenne pour aboutir à cette « forme organique complexe » où la narration et l’imagination s’interpénètrent. La vidéo sous-titrée illustre bien sa lucidité, la clarté de sa pensée, sa drôlerie aussi – jusqu’à rire, comme S. H. le fait si souvent avec son amie dans Souvenirs de l’avenir.

  • Grandeur

    hustvedt,siri,vivre,penser,regarder,essai,littérature anglaise,etats-unis,philosophie,psychologie,littérature,culture,lecture,écriture,art« Nous naissons au sein de significations et d’idées qui façonnent la manière dont nos esprits incarnés affrontent le monde. Dès l’instant où je franchis les portes du Prado ou du Louvre, par exemple, je pénètre dans un espace culturellement sanctifié. A moins d’être une alien venue d’une autre galaxie, je me sentirai envahie par le silence de la grandeur, par l’idée que ce que je vais voir a reçu l’imprimatur de ceux qui savent, les experts, les conservateurs, les faiseurs de culture. Cette idée de grandeur, matérialisée par les dimensions des salles et les rangées de peintures et de sculptures, affecte ma perception de ce que je vais voir. L’attente de la grandeur est susceptible de jouer un rôle dans ma perception, même si je me considère comme dépourvue de préjugé et ne me rends pas compte que ma façon de voir a été subtilement altérée par l’endroit où elle se trouve. »

    Siri Hustvedt, Visions incarnées (Vivre, Penser, Regarder)

  • Regarder une oeuvre

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    La dernière section de Vivre, Penser, Regarder m’a passionnée, davantage que la précédente. Siri Hustvedt l’ouvre sur « Quelques réflexions à propos du regard », dont la dernière est toute simple : « Je regarde et parfois je vois. » Le recueil se termine avec « Visions incarnées – Que signifie regarder une œuvre d’art ? » Pour répondre à cette question, elle aborde l’univers de différents artistes, hommes et femmes, contemporains et anciens.

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    Johannes Vermeer,  Etude d’une jeune femme, vers 1665–67,
    The Metropolitan Museum of Art, New York
    « Je n’étais pas une enfant sûre de moi et, dans son visage,
    je me reconnais au même âge. »
    (S. H.)

    Ma première intention était de reprendre dans chacun des treize articles une phrase que j’y avais soulignée et de vous montrer en regard (l’expression s’impose), une des œuvres commentées. Mais au bout du compte, il y en avait trop. J’ai donc sélectionné quelques phrases pour vous en donner l’esprit et quelques-unes des peintures ou sculptures ou « installations » regardées par l’écrivaine (aucune n’est illustrée dans le livre).

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    Giorgio Morandi, Nature morte, 1952
    « Ce à quoi l’on s’attend est capital pour la perception. » (S. H.)

    « Morandi aimait énormément Chardin et ce que ces deux artistes ont en commun, outre la nature morte, c’est que, chacun à sa façon, l’un et l’autre enchantaient leurs objets. »
    « Morandi, à ce qu’il me semble, explore activement le drame de la perception, et il joue avec les deux niveaux de vision : le préattentif et l’attentif. Il a dit un jour : « Le seul intérêt qu’éveille en moi le monde visible concerne l’espace, la lumière, la couleur et les formes. » »

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    © Louise Bourgeois, Rejet, 2001-2002
    « Le visuel et le linguistique occupent dans le cerveau des sites différents. » (S. H.)

    « Je sais que ces figures cousues, balafrées sont dérangeantes, mais elles sont aussi pour moi du nombre des œuvres les plus belles et les plus compatissantes de Bourgeois. Ce sont des poupées de perte et d’immortalité. »

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    Duccio di Buoninsegna, Vierge à l’Enfant, 1290-1300, The Metropolitan Museum of Art, New York
    « Tout objet photographié devient un signe de disparition parce qu’il appartient au passé. » (S. H.)

    « Malgré sa composition, qui conserve le caractère abstrait d’une icône byzantine, avec ses personnages idéalisés habitant le nulle part étincelant d’un fond d’or, et le détail inhabituel du parapet au-dessous d’eux, qui les éloigne encore plus encore de l’espace du spectateur, la résonance affective entre cette mère et son bébé est reconnaissable dans sa profonde humanité. »

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    © Kiki Smith, Lilith, bronze et yeux de verre, 1994, The Metropolitan Museum of Art, New York
    « Pour moi, une œuvre d’art doit être une énigme. » (S. H.)

    « Regarder l’œuvre de Kiki Smith, c’est pénétrer dans une zone frontière où disparaissent souvent les lignes tracées entre dehors et dedans, tout et partie, éveil et veille, humain et animal, « moi » et « pas moi ». C’est un territoire d’associations mouvantes et de métamorphoses, tant visuelles que linguistiques. »
    « L’indifférence est le chemin le plus court vers l’amnésie et, en définitive, les seules œuvres d’art qui comptent sont celles dont nous nous souvenons et celles dont nous nous souvenons, ce sont, me semble-t-il, celles qui nous ont émus. »

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    © Gerhard Richter, Moritz, 2000, huile, toile, De Pont Museum of Contemporary Art, Tilburg, Netherlands

    « Ce qu’est la beauté, qui le sait ? une réaction à ce que nous voyons, dont une partie semble être une attitude génétiquement programmée pour la symétrie, la lumière, la couleur ; le reste, sûrement, est appris. »
    « La dynamique entre photo et peinture prend un caractère de révélation et de dissimulation, de vision et de cécité, de jeu d’une dimension contre et avec l’autre, et de création entre elles d’ambiguïté. »

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    © Annette Messager, Mes Trophées, 1986-88, Collection Fonds National d’Art Contemporain

    « Certains se souviennent bien de leur enfance. Ils se rappellent ce que c’était de jouer et de faire semblant. D’autres non. Leur persona infantile a disparu derrière les nuages de l’amnésie. D’autres encore, dont certains sont des artistes, continuent toute leur vie à jouer et à faire semblant. »

    « Tous, nous abordons une œuvre d’art avec des pensées et des sentiments, ainsi qu’avec des expériences passées qui ont influencé notre vision, tant culturelle que personnelle. Chacun de nous peut néanmoins lutter contre ses propres idées préconçues en adoptant une attitude phénoménologique. Après avoir regardé une œuvre d’art pendant assez longtemps et avec une attention suffisante, j’ai souvent vu ce que je n’avais d’abord pas aperçu. »

    En plus des artistes cités dans ce billet, il est question aussi, dans Vivre, Penser, Regarder, de Richard Allen Morris, de Margaret Bowland, de Goya, de la main qui dessine « Cette vivante main » et de photographies. Si le regard de Siri Hustvedt sur l’art vous intéresse, je vous signale ses précédents essais sur la peinture, Les mystères du rectangle (2006) et surtout son roman Un monde flamboyant (2014), magistral.

  • Dans l'émotion

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    « Si la narration est, comme l’écrit Paul Ricoeur dans Temps et récit, une reconfiguration de différentes actions temporelles ou épisodes tant existentiels que fictionnels en un tour significatif, je crois que le sens a son fondement essentiel dans l’émotion. Il me paraît sensé qu’un récit, forme universelle de la pensée humaine, imitant la mémoire elle-même, se concentre sur ce qui est significatif et laisse de côté ce qui ne l’est pas. Les choses auxquelles je suis indifférente, je les oublie, en général. Les histoires de souvenirs et de fiction sont aussi faites d’absences : tout ce qui a été laissé de côté. »

    Siri Hustvedt, Trois histoires émotionnelles (Vivre, Penser, Regarder)