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Hustvedt - Page 3

  • Plaisirs secrets

    « Certains d’entre nous sont destinés à vivre dans une case dont il n’est de libération que temporaire. Nous autres aux esprits endigués, aux sentiments entravés, aux cœurs arrêtés et aux pensées réprimées, nous qui aspirons à exploser, à déborder en un torrent de rage ou de joie ou même de folie, nous n’avons nulle part où aller, nulle part au monde parce que nul de veut de nous tels que nous sommes, et il n’y a rien d’autre à faire qu’embrasser les plaisirs secrets de nos sublimations, l’arc d’une phrase, le baiser d’une rime, l’image qui prend forme sur le papier ou la toile, la cantate intérieure, la broderie cloîtrée, le travail d’aiguille sombre ou rêveur venu de l’enfer ou du ciel ou du purgatoire ou d’aucun des trois, mais il faut que viennent de nous quelque bruit et quelque fureur, quelques éclats de cymbales dans le vide. Qui nous priverait de la simple pantomime de la frénésie ? Nous, les acteurs qui allons et venons sur une scène sans spectateurs, entrailles palpitantes et poings levés ? » 

    Siri Hustvedt, Un été sans les hommes 

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  • Sans les hommes

    Septième dans les meilleures ventes de livres en Suisse (Le Temps, 23 juillet 2011), Un été sans les hommes (The Summer without Men, 2011, traduit par Christine Le Bœuf)) est le dernier roman de Siri Hustvedt. Les lecteurs de fictions sont surtout des lectrices : Mia, la narratrice, une poétesse américaine, reviendra sur cette réalité et interrogera à d’autres occasions la sous-valorisation du féminin en littérature comme dans la société, encore aujourd’hui. 

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    Mais d’abord le sujet : Mia, cinquante-cinq ans, perd le nord quand son époux neurologue, Boris, lui annonce après trente ans de mariage, sans signes prémonitoires, qu’il souhaite prendre une « pause ». La Pause, comme l’appelle Mia, est une collègue française de vingt ans plus jeune qu’elle. Mia en devient folle, se retrouve à l’hôpital en plein délire, éperdue de souffrance. Le Dr S. l’aide à en sortir. Elle décide alors de quitter Brooklyn pour passer l’été dans le Minnesota de son enfance, trouve un arrangement avec l’université et accepte d’animer là-bas, au Cercle artistique local, un atelier de poésie pour des jeunes. 

     

    A Bonden, elle loue une petite maison non loin de la résidence où vivent sa mère et ses amies, baptisées par elle « les Cinq Cygnes » pour leur force de caractère et l’autonomie dont elles font encore preuve malgré diverses affections. Sa mère la soutient, sa sœur Béa aussi, qui l’a laissé pleurer dans ses bras à l’hôpital, moins impressionnée par son triste état que sa fille Daisy. 

     

    « Il est impossible de deviner l’issue d’une histoire pendant qu’on la vit, elle est informe, procession rudimentaire de mots et de choses et, soyons francs : on ne récupère jamais ce qui fut. La plus grande partie en disparaît. » Mia trouve chez sa mère, dans une anthologie de poésie, le poème de John Clare intitulé « I Am » et se rappelle avoir écrit et réécrit « I am, I am Mia » pour contrer le mépris des autres. Au cours de la deuxième semaine de son séjour, au début de juin, elle se sent prendre un léger tournant. « La conscience est le produit du recul. »

    Il y a d’abord les « amusements secrets » d’Abigail, 94 ans, bossue d’ostéoporose et quasi sourde, une artiste de l’aiguille. A Mia, elle montre ce qu’elle n’a jamais confié à personne, ce qui se cache à l’envers des dessins charmants de ses anciens ouvrages : des scènes secrètes, sadiques, étranges, érotiques  « j’étais complètement timbrée à l’époque ». « Que diable savons-nous de qui que ce soit ? » s’interroge Mia.  D’Ashley, la plus enthousiaste de ses élèves, l’assurée, l’amie d’Alice l’introvertie, elle reçoit un courriel où on la considère comme « un ange », et puis, d’un inconnu qui signe « M. Personne » : « Vous êtes Dingue, Cinglée, Siphonnée. » Enfin, Boris lui écrit qu’il souhaite, aussi pour leur fille, rester « en communication ».

    Dans la maison voisine, Mia les découvre peu à peu, habitent la petite Flora et le bébé Simon, Lola et Pete, leurs parents, aux disputes fréquentes. Voilà bien des personnalités à observer, des relations qui s’ébauchent, de quoi distraire Mia de ses doutes à propos des « vaines fulminations d’une poétesse rousse isolée face aux ignares et aux initiés et aux faiseurs de culture qui n’ont pas su la reconnaître », même si un prix lui a offert un jour quelque reconnaissance. Les vieilles dames en particulier, sa mère et ses amies, sont des puits de réconfort et de lucidité pour Mia. Sa mère lui explique qu’elle s’attache à toucher ses amis – « dans un endroit comme celui-ci, beaucoup de gens ne sont pas touchés suffisamment. » Leurs propos sur les hommes de leur vie font écho à ses pensées sur son passé avec Boris et les hypothèses sur leur futur.

    Lola, un peu plus âgée que sa fille, intéresse Mia avec sa vie morose entre ses jeunes enfants et un mari anxieux et colérique. Elle fabrique des bijoux en fils d’or mais a du mal à les vendre. Elles se racontent l’une à l’autre. Boris informe Mia de son installation provisoire avec sa nouvelle compagne dans leur appartement. Dans un sens, elle s’avoue qu’elle est « mieux sans lui », mais que de bons souvenirs en commun…

    Et puis, l’ambiance s’électrise : Mia trouve un mouchoir taché de sang sur son bureau au Cercle artistique, elle finit par questionner M. Personne – « Qui êtes-vous et qu’attendez-vous de moi ? » –, une crise se produit dans la maison voisine et de plus, « quelque chose mijote, oh oui, il y a un frichti de sorcières qui mijote. » D’après sa fille Daisy, Boris n’a pas l’air bien.

    Siri Hustvedt tient ses lecteurs en haleine, alterne les épisodes narratifs, les plongées introspectives, les réflexions générales sur la vie en couple, les femmes et les hommes, mais aussi sur les différentes facettes que la vie taille à même notre peau. Graves, drôles, imaginaires, pertinents, combatifs, les « flux de mots » intérieurs de Mia se muent parfois en poèmes, parfois en messages, parfois en apostrophes directes aux lecteurs. De cet été entre femmes, entre filles, les hommes ne sont pas exclus, on l’aura compris, mais Un été sans les hommes, avec acuité et franchise, les laisse à leur place et décrit, à travers des voix de femmes de plusieurs générations, comment celles-ci vivent la vie sans eux et trouvent entre elles, en elles, des ressources vitales.

  • Vérité brute

    « « Les malades me manquent. C’est difficile à décrire mais, quand les gens ont désespérément besoin d’aide, quelque chose tombe. La pose qui est un élément du monde ordinaire disparaît, tout ce boniment de Comment-allez-vous-?-très-bien-merci. » Je me tus un instant. « Les malades peuvent délirer, ils peuvent être muets ou même violents, mais il y a en eux une nécessité existentielle qui est stimulante. On se sent plus proche de la vérité brute de ce que sont les humains. » »

    Siri Hustvedt, Elégie pour un Américain

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  • Je me sens si seul

    Siri Hustvedt, dont je vous ai déjà présenté Les yeux bandés et L’envoûtement de Lily Dahl, a choisi un homme comme narrateur dans Elégie pour un Américain (The Sorrows of an American, 2008). Un psychiatre. Lars Davidsen, son père, vient de mourir. En triant ses papiers avec sa sœur Inga, il tombe sur une lettre signée Lisa : « Cher Lars, je sais que tu ne diras jamais rien de ce qui s’est passé. Nous l’avons juré sur la BIBLE. Ca ne peut plus avoir d’importance maintenant qu’elle est au ciel, ni pour ceux qui sont ici sur terre. J’ai confiance en ta promesse. » Que « Pappa » leur ait caché des choses ne les étonne pas trop. Inga, qui a perdu son mari cinq ans plus tôt, est particulièrement curieuse de découvrir de qui et de quoi il s’agit. Erik Davidsen, divorcé, se plonge pour sa part dans la lecture des Mémoires de son père.

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    De retour chez lui à Brooklyn, assis devant son bureau, il aperçoit par la fenêtre une jeune femme et une petite fille qui traversent la rue, devine « de possibles locataires pour le rez-de-chaussée » de sa maison. Miranda, la mère, d’origine jamaïcaine, a « une allure superbe » ; Eglantine, la fillette, s’exclame en le voyant : « Regarde, maman, c’est un géant ! » Le logement leur convient. « Je les regardai descendre les marches du perron, revins sur mes pas dans le vestibule et m’entendis murmurer : « Je me sens si seul ». (…) Telle est l’étrangeté du langage : il traverse les frontières du corps, il est à la fois dedans et dehors, et il arrive parfois que nous ne remarquions pas que le seuil a été franchi. »

    Si son divorce l’a convaincu d’avoir été « un mari raté », le Dr Erik Davidsen estime avoir réussi en tant qu’oncle : ces cinq dernières années, depuis la mort de Max Blaustein, son beau-frère, un romancier reconnu, il est particulièrement proche d’Inga et de Sonia, sa nièce, encore hantées par les images du 11 septembre à New-York. Il a toujours veillé sur sa sœur, qui, petite, était sujette à des crises, perdait conscience un instant, et que ces absences rendaient particulièrement vulnérable auprès de ses condisciples – « Inga, dinga ! » En grandissant, elle en a moins souffert mais est restée sujette à des migraines. Sur son insistance, il va chercher aussi de son côté à identifier la mystérieuse Lisa qu’a connue leur père.

    Mais ses nouvelles locataires occupent de plus en plus ses pensées, la beauté de Miranda l’obsède – elle est illustratrice et il a aperçu chez elle un dessin fascinant. La petite fille cherche son contact. Lorsqu’un jour, en rentrant chez lui, il découvre sur le seuil quatre photos polaroïd de Miranda et Eggy dans le parc, sur lesquelles on a tracé des cercles barrés, il est surpris qu’elle lui demande simplement de les jeter, sans rien expliquer. « Quelqu’un épiait Miranda, et je me demandai si c’était quelqu’un qu’elle connaissait. »

    La jeune femme reste sur la réserve, le psychiatre s’efforce de respecter les distances, conscient de fantasmer sur elle. Sa sœur, elle, est terriblement troublée par la visite d’une journaliste indiscrète qui se montre plus intéressée par la vie privée de Max Blaustein que par son œuvre et menace de dévoiler des lettres à une autre femme. Inga craint surtout pour Sonia et sa fille craint pour elle, toutes deux se confient à Erik, tour à tour. D’autres incidents amèneront Miranda à raconter au Dr Davidsen quelques pans de son passé et même un jour à lui confier, exceptionnellement, la garde de sa fille.

    Elégie pour un Américain croise donc tous ces fils – lecture des écrits du père, soucis d’Inga et de Sonia, vie de Miranda et d’Eggy – entre lesquels s’insèrent des séances chez le psychiatre, où nous découvrons les obsessions de quelques-uns de ses patients en plus des siennes. La trame psychologique est une des plus intéressantes du récit, d’autant plus quand Erik Davidsen observe ses propres réactions. « Le matin, je m’éveillais sous un ciel lourd et, même s’il s’allégeait en général une fois que je me retrouvais avec mes patients, j’étais conscient d’être entré dans ce que l’on appelle, dans le jargon médical, l’anhédonie : l’absence de joie. »

    Dans un de ses livres, sa sœur philosophe a écrit que « Le problème, c’est que nous sommes tous aveugles, tous dépendants de représentations préconçues de ce que nous pensons que nous allons voir. La plupart du temps, c’est comme ça. Nous ne faisons pas l’expérience du monde. Nous faisons l’expérience de ce que nous attendons du monde. Cette attente est très, très compliquée. » Quel regard portons-nous sur les autres ? sur nous-mêmes ?

    Siri Hustvedt s’insinue dans les fissures de toutes ces personnalités, crée comme dans ses autres romans une espèce de suspens à propos de chacun des personnages et de leurs secrets. Ambivalence des rapports familiaux et amoureux, étrangeté des vies intérieures, la romancière excelle à nous tenir en haleine. De son style, on pourrait dire ce qu’elle écrit de la voix : « Je sais que ce qu’on dit est souvent moins important que le ton de la voix qui prononce les mots. Il y a de la musique dans un dialogue, des harmonies et des dissonances mystérieuses qui vibrent dans le corps comme un diapason. »

  • Curiosité

    Une jeune serveuse fascinée par un peintre, une comédienne qui entre peu à peu dans son rôle, une fille de dix-neuf ans curieuse et qui ose… C’est Lily, dans L’envoûtement de Lily Dahl (1996) de Siri Hustvedt.

    Par la fenêtre de son appartement, Lily observe dans l’hôtel en face, à une vingtaine de mètres, « dans le rectangle éclairé : un homme très beau, debout devant une grande toile ». Elle sait qu’il s’appelle Edouard Shapiro et qu’à Webster (Minnesota), les rumeurs courent sur ce peintre juif new-yorkais.

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    Mabel, la vieille voisine, devine ce qui se passe chez la jeune fille ; les cloisons sont minces. Ancien professeur, elle l’aide à répéter le rôle d’Hermia dans Le Songe d’une nuit d’été, ce dont Lily a bien besoin pour mieux comprendre le texte et le dire, comme on le lui a demandé, d’une voix plus naturelle. « Rappelez-vous ceci : Hermia n’est ni plus ni moins que les mots sur la page. Les dire, c’est être elle. C’est aussi simple que ça. La qualité de votre jeu dépend, néanmoins, de votre capacité à donner corps au langage. Et ça – Mabel pointa l’index vers Lily –, c’est spirituel. »

    A l’Idéal-Café, où elle travaille pour financer ses études universitaires, Lily connaît vite les habitudes des solitaires qui viennent y prendre tôt leur petit déjeuner, elle se sent bien dans cet endroit même si elle y est parfois l’objet d’une attention gênante. Le jeune Martin Petersen la regarde fixement, les frères Bodler s’y installent repoussants de crasse. Hank, son ancien petit ami policier, rôde dans les parages. Vince, le patron, la surveille.

    A ses heures libres, Lily retourne dans la campagne aux abords de la ville, où elle a vécu enfant. Elle aime fouiner près des fermes. Celle des Bodler l’attire particulièrement, à cause de l’histoire obscure d’Helen Bodler, aux ossements retrouvés là des années après sa disparition jamais élucidée. Dans le garage ouvert traîne une valise. Pourquoi ne peut-elle s’empêcher d’entrer, de l’ouvrir, d’y voler une paire de souliers blancs en cuir qui lui vont bien ? Lily l’impulsive se laisse envoûter, ensorceler, enchanter, tantôt par les gens, tantôt par les choses.

    Rentrée chez elle, le soir, les chaussures blanches aux pieds, elle offre à Shapiro qui regarde vers chez elle un surprenant strip-tease. Il y répond : un duo d’opéra traverse la rue. « Don Giovanni », dira Mabel le lendemain matin. Lily ne connaît pas Mozart, et entend parfois sans les comprendre « un flot de phrases pleines de noms de gens dont Lily ne savait rien. » Entre elle et Shapiro, quelque chose a commencé.

    Mabel est à plus d’un titre l’initiatrice dans l’apprentissage de Lily. Vieille femme solitaire et sans enfant, elle devient une confidente. Au retour d’une expédition nocturne d’où Lily rentre sale et blessée, Mabel la soigne. Elle lui parle des mains de sa mère, des livres, du fameux Christ mort de Grünewald devant lequel elle s’est évanouie comme Dostoïevski, de « la grande vie passionnée, pleine de risques, de beauté et de douleur » qu’elle voulait vivre. Et quand Lily lui demande si telle a été sa vie : « Je crois que ce n’est pas tant ce qui arrive dans la vie que la façon dont on se représente ce qui arrive, dont on colore les événements. »

    Si les allées et venues chez Shapiro provoquent bien des commérages, Lily découvre qu’en réalité il peint des portraits, de personnes marginales qui acceptent de lui raconter, pendant des heures et des jours, leur histoire, qu’il résume en cases narratives en haut de la toile. Quand le peintre invite Mabel à poser pour lui, Lily, de l’autre côté de la rue, regarde celle-ci parler sans fin. Shapiro a besoin de ces paroles pour entrer dans l’intime, qui fera la vérité des portraits. Même si elle reconnaît que les toiles ont « du caractère », Lily ne l’acceptera pas toujours : « Ils te parlent de leurs parents et de leurs amours, et même de leurs fantasmes secrets, et tu absorbes tout ça comme une grosse éponge – au nom de l’art. »,

    Il y a des drames dans L’envoûtement de Lily Dahl, plein de personnages qu’Hustvedt fait parfois passer au premier plan, et qui nous surprennent. Il y a des rapprochements et des séparations, de la joie et de la douleur. Lily est au cœur du récit « un cerveau brûlant qui perfore l’univers ».