Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

un été sans les hommes

  • Plaisirs secrets

    « Certains d’entre nous sont destinés à vivre dans une case dont il n’est de libération que temporaire. Nous autres aux esprits endigués, aux sentiments entravés, aux cœurs arrêtés et aux pensées réprimées, nous qui aspirons à exploser, à déborder en un torrent de rage ou de joie ou même de folie, nous n’avons nulle part où aller, nulle part au monde parce que nul de veut de nous tels que nous sommes, et il n’y a rien d’autre à faire qu’embrasser les plaisirs secrets de nos sublimations, l’arc d’une phrase, le baiser d’une rime, l’image qui prend forme sur le papier ou la toile, la cantate intérieure, la broderie cloîtrée, le travail d’aiguille sombre ou rêveur venu de l’enfer ou du ciel ou du purgatoire ou d’aucun des trois, mais il faut que viennent de nous quelque bruit et quelque fureur, quelques éclats de cymbales dans le vide. Qui nous priverait de la simple pantomime de la frénésie ? Nous, les acteurs qui allons et venons sur une scène sans spectateurs, entrailles palpitantes et poings levés ? » 

    Siri Hustvedt, Un été sans les hommes 

    un-ete-sans-les-hommes.jpg

     

     

  • Sans les hommes

    Septième dans les meilleures ventes de livres en Suisse (Le Temps, 23 juillet 2011), Un été sans les hommes (The Summer without Men, 2011, traduit par Christine Le Bœuf)) est le dernier roman de Siri Hustvedt. Les lecteurs de fictions sont surtout des lectrices : Mia, la narratrice, une poétesse américaine, reviendra sur cette réalité et interrogera à d’autres occasions la sous-valorisation du féminin en littérature comme dans la société, encore aujourd’hui. 

    the-summer-without-men-book_SWBMTQ0NDcyMDI1Mg==.jpg

    Mais d’abord le sujet : Mia, cinquante-cinq ans, perd le nord quand son époux neurologue, Boris, lui annonce après trente ans de mariage, sans signes prémonitoires, qu’il souhaite prendre une « pause ». La Pause, comme l’appelle Mia, est une collègue française de vingt ans plus jeune qu’elle. Mia en devient folle, se retrouve à l’hôpital en plein délire, éperdue de souffrance. Le Dr S. l’aide à en sortir. Elle décide alors de quitter Brooklyn pour passer l’été dans le Minnesota de son enfance, trouve un arrangement avec l’université et accepte d’animer là-bas, au Cercle artistique local, un atelier de poésie pour des jeunes. 

     

    A Bonden, elle loue une petite maison non loin de la résidence où vivent sa mère et ses amies, baptisées par elle « les Cinq Cygnes » pour leur force de caractère et l’autonomie dont elles font encore preuve malgré diverses affections. Sa mère la soutient, sa sœur Béa aussi, qui l’a laissé pleurer dans ses bras à l’hôpital, moins impressionnée par son triste état que sa fille Daisy. 

     

    « Il est impossible de deviner l’issue d’une histoire pendant qu’on la vit, elle est informe, procession rudimentaire de mots et de choses et, soyons francs : on ne récupère jamais ce qui fut. La plus grande partie en disparaît. » Mia trouve chez sa mère, dans une anthologie de poésie, le poème de John Clare intitulé « I Am » et se rappelle avoir écrit et réécrit « I am, I am Mia » pour contrer le mépris des autres. Au cours de la deuxième semaine de son séjour, au début de juin, elle se sent prendre un léger tournant. « La conscience est le produit du recul. »

    Il y a d’abord les « amusements secrets » d’Abigail, 94 ans, bossue d’ostéoporose et quasi sourde, une artiste de l’aiguille. A Mia, elle montre ce qu’elle n’a jamais confié à personne, ce qui se cache à l’envers des dessins charmants de ses anciens ouvrages : des scènes secrètes, sadiques, étranges, érotiques  « j’étais complètement timbrée à l’époque ». « Que diable savons-nous de qui que ce soit ? » s’interroge Mia.  D’Ashley, la plus enthousiaste de ses élèves, l’assurée, l’amie d’Alice l’introvertie, elle reçoit un courriel où on la considère comme « un ange », et puis, d’un inconnu qui signe « M. Personne » : « Vous êtes Dingue, Cinglée, Siphonnée. » Enfin, Boris lui écrit qu’il souhaite, aussi pour leur fille, rester « en communication ».

    Dans la maison voisine, Mia les découvre peu à peu, habitent la petite Flora et le bébé Simon, Lola et Pete, leurs parents, aux disputes fréquentes. Voilà bien des personnalités à observer, des relations qui s’ébauchent, de quoi distraire Mia de ses doutes à propos des « vaines fulminations d’une poétesse rousse isolée face aux ignares et aux initiés et aux faiseurs de culture qui n’ont pas su la reconnaître », même si un prix lui a offert un jour quelque reconnaissance. Les vieilles dames en particulier, sa mère et ses amies, sont des puits de réconfort et de lucidité pour Mia. Sa mère lui explique qu’elle s’attache à toucher ses amis – « dans un endroit comme celui-ci, beaucoup de gens ne sont pas touchés suffisamment. » Leurs propos sur les hommes de leur vie font écho à ses pensées sur son passé avec Boris et les hypothèses sur leur futur.

    Lola, un peu plus âgée que sa fille, intéresse Mia avec sa vie morose entre ses jeunes enfants et un mari anxieux et colérique. Elle fabrique des bijoux en fils d’or mais a du mal à les vendre. Elles se racontent l’une à l’autre. Boris informe Mia de son installation provisoire avec sa nouvelle compagne dans leur appartement. Dans un sens, elle s’avoue qu’elle est « mieux sans lui », mais que de bons souvenirs en commun…

    Et puis, l’ambiance s’électrise : Mia trouve un mouchoir taché de sang sur son bureau au Cercle artistique, elle finit par questionner M. Personne – « Qui êtes-vous et qu’attendez-vous de moi ? » –, une crise se produit dans la maison voisine et de plus, « quelque chose mijote, oh oui, il y a un frichti de sorcières qui mijote. » D’après sa fille Daisy, Boris n’a pas l’air bien.

    Siri Hustvedt tient ses lecteurs en haleine, alterne les épisodes narratifs, les plongées introspectives, les réflexions générales sur la vie en couple, les femmes et les hommes, mais aussi sur les différentes facettes que la vie taille à même notre peau. Graves, drôles, imaginaires, pertinents, combatifs, les « flux de mots » intérieurs de Mia se muent parfois en poèmes, parfois en messages, parfois en apostrophes directes aux lecteurs. De cet été entre femmes, entre filles, les hommes ne sont pas exclus, on l’aura compris, mais Un été sans les hommes, avec acuité et franchise, les laisse à leur place et décrit, à travers des voix de femmes de plusieurs générations, comment celles-ci vivent la vie sans eux et trouvent entre elles, en elles, des ressources vitales.