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Roman - Page 166

  • Un passé à Nagasaki

    Etsuko vit seule dans la campagne anglaise, l’image même de l'Angleterre telle qu’elle se l’imaginait quand elle vivait encore au Japon. Elle se souvient de la visite de sa fille Niki, la première après le suicide de sa fille aînée Keiko. A la cadette, elle voulait donner un prénom anglais, mais son mari préférait un nom japonais et ils étaient tombés d’accord sur ce prénom, Niki, vaguement oriental. Très vite, Etsuko a senti que sa fille, nerveuse, avait hâte de retrouver son appartement et ses amis londoniens. Pour Niki, sa sœur était quelqu’un qui la faisait souffrir, et elle n’était pas à son enterrement.

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    Cette visite pleine de tension et de non-dits – « la mort de Keiko n’était jamais loin ; elle planait au-dessus de chacune de nos conversations » – réveille les souvenirs d’Etsuko, en particulier l’amitié d’une femme qu’elle a connue quand elle habitait Nagasaki, bien avant de rencontrer le père de Niki, un Anglais. Et pourtant, Sachiko et elle ne s’étaient fréquentées que quelques semaines cet été-là, dans le soulagement de l’après-guerre, même si on se battait encore en Corée. Ce retour dans le passé est le sujet principal de Lumière pâle sur les collines (A pale view of hills, 1982), le premier roman de Kazuo Ishiguro, avant Un artiste du monde flottant, Les vestiges du jour et Auprès de moi toujours. Né à Nagasaki en 1954, l’écrivain devenu citoyen britannique est arrivé en Angleterre à l’âge de cinq ans.

     

    Avec Jiro, son premier mari, Etsuko vivait dans un des nouveaux immeubles reconstruits après le bombardement dans un quartier à l’est de la ville, non loin d’une rivière à laquelle on accédait en traversant des terrains vagues que beaucoup jugeaient insalubres. « Une maisonnette en bois avait survécu aussi bien aux ravages de la guerre qu’aux bulldozers du gouvernement. » Etsuko la voyait de sa fenêtre et savait par des voisins qu’une femme réputée peu sociable et sa petite fille vivaient dans cette bicoque. Elle-même était alors enceinte de trois ou quatre mois.

     

    Elles se rencontrent un jour sur le chemin, et Etsuko signale à cette femme d’une trentaine d’années ou plus (son visage paraît plus âgé) qu’elle a vu sa fille se bagarrer assez méchamment avec deux autres enfants, du côté des ravins. Sachiko n’a pas l’air inquiète, mais la remercie : « Je suis sûre que vous allez être une excellente mère. » Elle doit aller en ville, et Etsuko accepte de s’occuper de la petite Mariko pour la journée. La fillette de dix ans ne va pas à l’école, les paroles d’Etsuko ne semblent pas l’atteindre.

     

    La première fois que Sachiko l’invite chez elle, Mariko lui montre leur chatte qui va avoir des petits et parle d’une femme « de l’autre côté de la rivière » : celle-ci lui a promis de l’emmener chez elle et de prendre un chaton. Pour Sachiko, la petite a surtout beaucoup d’imagination. Quant à elle, il lui faudrait du travail et elle aimerait que sa voisine la recommande à Mme Fujiwara qui vend des nouilles en ville. Etsuko admire le joli service à thé en porcelaine pâle – Sachiko lui a parlé de la maison magnifique de son oncle et de son goût des belles choses, elle n’a pas toujours vécu aussi modestement.

     

    La marchande de nouilles, une amie de sa mère qui a bien voulu prendre Sachiko à son service, s’inquiète en voyant l’air triste d’Etsuko. Elle lui recommande, pour l’enfant à venir, des pensées agréables, une attitude positive. Tant de personnes ne pensent qu’aux morts de la guerre, elle veut regarder vers l’avant.

     

    C’est à la même période que le beau-père d’Etsuko, Ogata, vient passer quelques jours chez son fils. Jiro, qui enseigne dans l’ancien lycée de son père, est agacé par ses remarques sur un ancien condisciple dont il a lu un article très critique envers les anciens enseignants. Il trouve cela déloyal de la part de quelqu’un qu’il a lui-même présenté au directeur du lycée, et voudrait que son fils lui exprime ses doléances. Jiro parti, Ogata parle avec Etsuko du futur enfant : elle aimerait lui donner le prénom de son beau-père, si c’est un fils, ou l’appeler Keiko, si c’est une fille.

     

    Ishiguro met peu à peu des situations en place, y dispose ses personnages comme les pièces de cette partie d’échecs jamais terminée entre Jiro et son père, et cela crée un climat d’attente, d’inquiétude. Même dans la complicité qui s’installe entre des amies, entre un beau-père et sa belle-fille, entre mère et fille, il plane comme une menace. L’avenir de Sachiko et de sa fillette farouche est lié au bon vouloir d’un soldat américain qui a promis de les emmener aux Etats-Unis. Tiendra-t-il parole un jour ?

     

    Du Japon d’après la guerre, Lumière pâle sur les collines revient dans la campagne anglaise où Niki et sa mère sont en désaccord sur presque tout – la jeune femme s’étonne d’entendre Etsuko répondre évasivement à une voisine qui prend des nouvelles de Keiko, comme si on ne l’avait pas retrouvée pendue dans sa chambre à Manchester.

     

    Les souvenirs terribles ne manquent pas dans ce roman mystérieux, où l’on n’ose pas trop s’aventurer sur le terrain des émotions, où l’on communique difficilement les uns avec les autres. Le bonheur semble absent, englouti dans l’entonnoir du passé. Pour Etsuko comme pour Sachiko. Il y a, même au sein des familles, des gouffres infranchissables.

  • La mariée

    « Les cloches ont commencé à sonner et, juste devant l’église, il y avait nous et la famille de Fanny, c’est comme ça qu’elle s’appelait, la mariée. Comme on n’avait pas de mère et pas de sœur, on avait collé mon frère au bras de sa fiancée, et vlan que tu entres ensemble par la grande allée. Arthur était tout pâle, et sa Fanny, guère mieux, dans sa robe un peu trop large, m’était avis que ce n’était pas la première fois qu’on la mettait, cette robe, qu’elle avait appartenu à quelqu’un qui était entré avec plus de cœur qu’eux deux qui allaient marcher au milieu de l’église vide. Les cloches battaient à toute volée et quand notre Roger est sorti pour l’accueil, ça m’a fait du bien de voir quelqu’un sourire, rapport à la tête que chacun faisait ici, et moi qui n’osais pas découvrir mes dents de peur de recevoir une rouste. »


    Geneviève Damas, Si tu passes la rivière

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  • Un ton, une voix

    Trouver le ton, faire entendre la voix singulière d’un personnage, c’est ce que réussit d’emblée Geneviève Damas dans Si tu passes la rivière (2011). Ce roman d’une centaine de pages donne la parole à François Sorrente, le plus jeune des fils de la ferme, qui garde les cochons – et les aime. « Si tu passes la rivière, si tu passes la rivière, a dit le père, tu ne remettras pas les pieds  dans cette maison. » La menace a déjà été mise à exécution : Maryse, sa grande sœur, a filé de l’autre côté quand il était petit. Il ne l’a plus jamais revue. Son nom même n’est plus prononcé. Maryse manque à François qu’elle a si souvent rassuré, elle seule lui témoignait un peu d’affection : « Ça a été aux cochons aujourd’hui, Fifi ? » 

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    A présent, il n’y a plus que le prêtre, Roger, à lui lancer de son vélo : « Ça va, François ? » Intrigué par le sac que l’homme porte toujours en bandoulière, François lui a un jour barré le passage pour savoir ce qu’il y avait dedans. Le curé en a sorti un livre d’images, il a bien compris que le gamin avait envie qu’on lui en lise l’histoire, une histoire pieuse, c’était mieux que rien.

     

    « Mes frères, je n’en ai pas encore parlé. Jusqu’à présent, j’ai toujours dit les frères, comme s’ils formaient un lot, mais comment pourrais-tu savoir alors qu’ils sont deux si différents d’apparence, comme un grain de blé et un grain de seigle. » Jules a pris la place de Maryse à table, « il a la voix forte et les épaules qui vont avec. » Il s’occupe des machines, « ça le connaît. » François a reçu une taloche quand il a essayé de lui cacher Oscar, son cochon favori, mais Jules l’a saigné, « et le sang a commencé à battre » dans la tête de François - il a refusé d’en manger. Quelques mois plus tard, Jules lui a ramené un accordéon et François en a tiré « sa chanson de solitude et de liberté ».

     

    Le deuxième frère, le blond, Arthur, « beau comme un taureau », vend les produits de la ferme au marché. En réalité, il est le quatrième. Maryse était l’aînée, Jean-Paul, le troisième, s’est tué en tombant du toit. Même s’ils sont différents, les frères de François parlent pareil : « Moins on parle, mieux ça vaut, si tu as quelque chose à dire, tais-toi, si tu es content, tais-toi, si tu as du chagrin, tais-toi. Tais-toi, tais-toi, tais-toi. »

     

    Sa mère, François ne la connaît même pas en image, personne ne parle d’elle, même pas Maryse quand elle était encore là. Il a bien fouillé dans la chambre du père, un jour où il n’était pas là, mais il n’a trouvé que des photos des alentours de la maison, avec des fleurs partout, alors que son père n’en veut plus, et de l’autre côté de la rivière, une ferme, une grange, une étable, au lieu « des vieux murs brûlés qui branlent sans aucun toit dessus » dont personne ne lui a jamais raconté l’histoire.

     

    Privé d’Oscar, son confident, François choisit un autre cochon pour l’amitié, cette fois en secret, ce sera « Hyménée », une truie de presque deux ans qu’il a baptisée ainsi en souvenir d’une autre dont Maryse lui avait parlé autrefois. Il lui parle, mais, à dix-sept ans, même si les siens le traitent comme un attardé, cela ne lui suffit plus. Roger, qui l’a bien compris, lui a dit qu’il pouvait lui raconter des tas d’autres histoires un jour, s’il voulait, et un soir il se décide, va gratter à son volet. Le prêtre, torse nu, passe la tête à la fenêtre : « Pas ce soir, je suis occupé. » Le lendemain, quand il y retourne, François se surprend lui-même en répondant, quand le curé lui demande le genre d’histoire qu’il voudrait : « Pour y aller de l’autre côté de l’eau, Roger. »

     

    « J’ai dit ça, comme ça, pour me sortir d’un mauvais pas, et v’là que je me mettais dans un autre, à penser traverser la rivière, moi aussi, sans y prendre garde, contre la défense du père, et je me suis dit que les ennuis commençaient. » A l’indifférence, au silence, à la dureté, François préfère les mots de Roger, ou ceux de la vieille Lucie qu’il est allé chercher un jour où le père s’était senti mal, et que celui-ci a chassée de la maison parce qu’elle avait osé lui dire : « Tu dois lui dire la vérité, Jacques, sinon cela te poursuivra jusque dans la mort. »

     

    François prend goût à s’éloigner de la ferme, à marcher dans les rues du village où il ne s’est rendu que rarement, comme pour l’enterrement de son frère. « Ce qui est bien, quand tu te promènes, c’est que parfois tu croises des gens, et alors ils te saluent, toi tu les salues, et c’est un peu comme si tu n’étais plus un inconnu. » Il parle avec la grosse Amélie qui étend son linge sur le côté de la maison et qui l’invite à boire un coup. Il pousse la grille du cimetière, où il y a tant de noms sur les pierres qu’il ne pourra jamais trouver la tombe de son frère, lui qui ne sait pas les déchiffrer. C’est encore vers Roger qu’il se tourne alors pour qu’il lui apprenne à lire : « Je n’ai pas peur. J’ai fini d’être un crétin. »

     

    L’histoire que François voudrait qu’on lui raconte, c’est la sienne, celle de sa famille, celle de sa mère. Il veut savoir d’où il vient. Si tu passes la rivière est le récit d’une quête personnelle née d’une absence et de secrets trop longtemps gardés. Peu à peu, il va s’en rapprocher. Geneviève Damas nous fait littéralement entrer dans la tête et le cœur d’un garçon sensible qu’on traite comme un idiot et qui cherche son chemin à travers les mots. Après des nouvelles et des textes pour la jeunesse, en plus de son travail de théâtre, ce premier roman émouvant de la comédienne et metteuse en scène belge a remporté le prix Rossel 2011. Le monologue de François trouvera sans doute, un jour ou l’autre, on le lui souhaite, une voix de comédien pour le dire. Mais n’attendez pas pour aller à sa rencontre.

     

    & Bonne fête !

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  • Imparfaites

    « Mais je peux te dire une chose : les œuvres qui possèdent une sorte d’imperfection sont celles qui parlent le plus à nos cœurs, précisément parce qu’elles sont imparfaites. »

     

    Haruki Murakami, Kafka sur le rivage

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  • Le Kafka de Murakami

    Presque dix ans ont passé depuis la parution de Kafka sur le rivage (2003, traduit du japonais par Corinne Atlan). Un je ne sais quoi m’avait retenue de lire ce grand succès de librairie (comme à présent la trilogie 1Q84), peut-être le prénom d’emprunt choisi par Haruki Murakami pour son héros fugueur, un garçon qui aime se réfugier dans les bibliothèques. Mais une fois ce gros roman ouvert, on ne le lâche plus. 

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    Au début,  « un garçon nommé Corbeau » encourage le jeune narrateur résolu à quitter la maison où il vit seul avec son père le jour de ses quinze ans. Cela fait deux ans qu’il s’y entraîne, physiquement et mentalement, conscient de la nécessité de s’endurcir pour y arriver. En plus de l’argent laissé par son père dans un tiroir, il emporte un briquet, un couteau et une photo de lui-même à trois ans en compagnie de sa mère et de sa sœur, sur une plage – il n’a aucun souvenir d’elles en dehors de ce cliché – en plus du téléphone portable et des vêtements légers glissés avec quelques disques dans son sac à dos. 

    Les différents interrogatoires d’un rapport secret américain sur un incident troublant qui s’est produit au Japon en 1944 viennent interrompre l’histoire de cette fugue : une institutrice avait emmené seize écoliers en excursion à la colline du Bol-de-Riz, un matin, et tandis qu’ils ramassaient des champignons dans une clairière, ils s’étaient tout à coup évanouis, l’un après l’autre, sauf elle. A l’arrivée des secours, ils commençaient à se réveiller, lentement, sans aucun souvenir de ce qui leur était arrivé, à l’exception du petit Nakata, transféré dans un hôpital militaire.

     

    Le car où le garçon somnole en rêvant du Shikoku, sa destination, s’arrête à l’aube sur une aire d’autoroute : à la cafeteria, une fille s’assied près de lui, elle aussi va à Takamatsu, elle y a des amis. Sakura vient ensuite près de lui dans le car – « En voyage, on a besoin d’un compagnon et dans la vie, de compassion ». Troublé par ses questions, le garçon s’invente un prénom – Kafka – et s’imagine qu’elle pourrait être sa sœur. A l’arrivée, Sakura lui donne son numéro de téléphone.

     

    Le voilà donc « libre et seul, comme un nuage dans le ciel ». Le garçon prend une chambre à l’hôtel, on y offre un tarif réduit pour les étudiants. Depuis toujours, il considère les bibliothèques comme sa deuxième maison, et l’une d’entre elles l’intéresse, repérée dans un magazine, c’est la bibliothèque commémorative Komura, une bibliothèque privée ouverte au public. Les lieux correspondent à son attente, une maison et un jardin raffinés, où il est accueilli très gentiment par le bel Oshima et suit la visite guidée par Mlle Saeki. Livres de poésie, ouvrages rares, peintures… Kafka Tamura se sent parfaitement bien dans cet endroit et décide d’y passer ses journées.

     

    L’histoire de Nakata reprend quand il est déjà vieux. Après l’accident, il s’est réveillé complètement amnésique et passe pour un simplet, mais sa pension d’handicapé lui permet de mener une vie correcte. Pour se faire un peu d’argent de poche, il cherche les chats perdus. Personne ne sait qu’il comprend le langage des chats (seuls compagnons d’enfance de Murakami). Un matou noir à qui il raconte sa vie remarque que l’ombre de Nakata est trop fine de moitié. Un autre chat de passage le renseigne sur une siamoise disparue qu’il a remarquée dans un terrain vague où elle est en danger : un tueur de chats y sévit régulièrement.

     

    Kafka s’invente donc une nouvelle vie, s’efforce de ne pas se faire remarquer au cas où la police serait à sa recherche. Il fréquente le gymnase pour entretenir ses muscles, c’est sa seule activité en dehors de la lecture à la bibliothèque Komura, où il devient l’ami d’Oshima l’androgyne. Celui-ci l’interroge sur son prénom : le jeune lecteur a bien sûr lu Franz Kafka et de tous ses récits, c’est La Colonie pénitentiaire qu’il préfère. « C’est le soir du huitième jour que cette existence régulière, simple et centrée uniquement sur moi-même, a volé en éclats (mais naturellement, cela devait arriver tôt ou tard). »

     

    Une nuit, Kafka reprend connaissance près d’un sanctuaire shinto, son tee-shirt couvert de sang. Aucun souvenir de ce qui s’est passé. Heureusement il retrouve son sac à dos qu’il a toujours avec lui. Désemparé, il téléphone à Sakura, la fille du car, qui le recueille. Elle occupe l’appartement d’une amie partie en Inde. Elle avait deviné sa fugue et le garçon se confie un peu à elle, sans parler toutefois de la malédiction qui le hante. Il avait quatre ans quand sa mère et sa sœur les ont quittés, son père et lui. Passer la nuit près de Sakura le trouble terriblement, et elle s’en rend compte – elle finit par l’inviter dans son lit.

     

    Murakami offre une large place au mystère et aux rêves dans son roman, ainsi qu’à l’érotisme : l’institutrice n’a pas tout dit des circonstances de l’évanouissement collectif de ses élèves, Kafka et Nakata vivent d’étonnantes aventures nocturnes. Le chemin de Kafka croisera-t-il un jour celui de Nakata ? Tous deux sont confrontés à la violence, celle des autres, la leur aussi. Tous deux ont une sorte de don pour passer de l’autre côté du monde réel.

     

    Inquiet du sang répandu – a-t-il blessé, tué quelqu’un ? est-on à sa recherche ? – le  jeune Kafka peut compter aussi sur Oshima, qui va demander à Mlle Saeki l’autorisation de loger le lycéen dans une chambre de la maison-bibliothèque. En attendant, Oshima l'emmène à la montagne, dans un refuge où il le laisse seul quelques jours. Ils aiment parler de littérature ensemble (de Sôseki, en particulier), et aussi de musique, dont Oshima est fin connaisseur. Il lui raconte la vie de Mlle Saeki, son amour malheureux pour Kafka Komura, le fils aîné de la famille, tragiquement assassiné à l’université de Tokyo. Dans sa jeunesse, elle a connu la célébrité pour sa chanson « Kafka sur le rivage », inspirée d’un tableau. Depuis le drame, elle ne vit plus vraiment.

     

    La mort de son père, un sculpteur renommé, va réveiller la malédiction qui pèse sur le garçon fugueur, nouvel Œdipe. Les références mythologiques, littéraires, musicales, artistiques, les coups de foudre au sens propre et au sens figuré abondent dans ce récit à suspense où tout peut arriver. Comme dans Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil (1992), les personnages se posent beaucoup de questions sur la vie et sur eux-mêmes.

     

    Murakami, né en 1949, est un « conteur d’histoires », comme il le dit lui-même. Kafka sur le rivage, long roman d’apprentissage, fait la part belle aux rebondissements et au fantastique : les poissons, les chats, les pierres même y jouent un rôle surprenant. Si l’on se laisse embarquer dans le monde fantaisiste et souvent cruel de cet écrivain japonais hors norme, qui parfois fait penser à l’univers de John Irving (mutatis mutandis), on ne manquera pas de suivre jusqu’au bout les aventures étonnantes d’un adolescent mal dans sa peau et d’un vieil homme investi d’une mission.