Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Roman - Page 170

  • Imparfaites

    « Mais je peux te dire une chose : les œuvres qui possèdent une sorte d’imperfection sont celles qui parlent le plus à nos cœurs, précisément parce qu’elles sont imparfaites. »

     

    Haruki Murakami, Kafka sur le rivage

    murakami,kafka sur le rivage,roman,littérature japonaise,récit d'apprentissage,fugue,bibliothèque,musique,fantastique,japon,culture

     

     

  • Le Kafka de Murakami

    Presque dix ans ont passé depuis la parution de Kafka sur le rivage (2003, traduit du japonais par Corinne Atlan). Un je ne sais quoi m’avait retenue de lire ce grand succès de librairie (comme à présent la trilogie 1Q84), peut-être le prénom d’emprunt choisi par Haruki Murakami pour son héros fugueur, un garçon qui aime se réfugier dans les bibliothèques. Mais une fois ce gros roman ouvert, on ne le lâche plus. 

    murakami,kafka sur le rivage,roman,littérature japonaise,récit d'apprentissage,fugue,bibliothèque,musique,fantastique,japon,culture

    Au début,  « un garçon nommé Corbeau » encourage le jeune narrateur résolu à quitter la maison où il vit seul avec son père le jour de ses quinze ans. Cela fait deux ans qu’il s’y entraîne, physiquement et mentalement, conscient de la nécessité de s’endurcir pour y arriver. En plus de l’argent laissé par son père dans un tiroir, il emporte un briquet, un couteau et une photo de lui-même à trois ans en compagnie de sa mère et de sa sœur, sur une plage – il n’a aucun souvenir d’elles en dehors de ce cliché – en plus du téléphone portable et des vêtements légers glissés avec quelques disques dans son sac à dos. 

    Les différents interrogatoires d’un rapport secret américain sur un incident troublant qui s’est produit au Japon en 1944 viennent interrompre l’histoire de cette fugue : une institutrice avait emmené seize écoliers en excursion à la colline du Bol-de-Riz, un matin, et tandis qu’ils ramassaient des champignons dans une clairière, ils s’étaient tout à coup évanouis, l’un après l’autre, sauf elle. A l’arrivée des secours, ils commençaient à se réveiller, lentement, sans aucun souvenir de ce qui leur était arrivé, à l’exception du petit Nakata, transféré dans un hôpital militaire.

     

    Le car où le garçon somnole en rêvant du Shikoku, sa destination, s’arrête à l’aube sur une aire d’autoroute : à la cafeteria, une fille s’assied près de lui, elle aussi va à Takamatsu, elle y a des amis. Sakura vient ensuite près de lui dans le car – « En voyage, on a besoin d’un compagnon et dans la vie, de compassion ». Troublé par ses questions, le garçon s’invente un prénom – Kafka – et s’imagine qu’elle pourrait être sa sœur. A l’arrivée, Sakura lui donne son numéro de téléphone.

     

    Le voilà donc « libre et seul, comme un nuage dans le ciel ». Le garçon prend une chambre à l’hôtel, on y offre un tarif réduit pour les étudiants. Depuis toujours, il considère les bibliothèques comme sa deuxième maison, et l’une d’entre elles l’intéresse, repérée dans un magazine, c’est la bibliothèque commémorative Komura, une bibliothèque privée ouverte au public. Les lieux correspondent à son attente, une maison et un jardin raffinés, où il est accueilli très gentiment par le bel Oshima et suit la visite guidée par Mlle Saeki. Livres de poésie, ouvrages rares, peintures… Kafka Tamura se sent parfaitement bien dans cet endroit et décide d’y passer ses journées.

     

    L’histoire de Nakata reprend quand il est déjà vieux. Après l’accident, il s’est réveillé complètement amnésique et passe pour un simplet, mais sa pension d’handicapé lui permet de mener une vie correcte. Pour se faire un peu d’argent de poche, il cherche les chats perdus. Personne ne sait qu’il comprend le langage des chats (seuls compagnons d’enfance de Murakami). Un matou noir à qui il raconte sa vie remarque que l’ombre de Nakata est trop fine de moitié. Un autre chat de passage le renseigne sur une siamoise disparue qu’il a remarquée dans un terrain vague où elle est en danger : un tueur de chats y sévit régulièrement.

     

    Kafka s’invente donc une nouvelle vie, s’efforce de ne pas se faire remarquer au cas où la police serait à sa recherche. Il fréquente le gymnase pour entretenir ses muscles, c’est sa seule activité en dehors de la lecture à la bibliothèque Komura, où il devient l’ami d’Oshima l’androgyne. Celui-ci l’interroge sur son prénom : le jeune lecteur a bien sûr lu Franz Kafka et de tous ses récits, c’est La Colonie pénitentiaire qu’il préfère. « C’est le soir du huitième jour que cette existence régulière, simple et centrée uniquement sur moi-même, a volé en éclats (mais naturellement, cela devait arriver tôt ou tard). »

     

    Une nuit, Kafka reprend connaissance près d’un sanctuaire shinto, son tee-shirt couvert de sang. Aucun souvenir de ce qui s’est passé. Heureusement il retrouve son sac à dos qu’il a toujours avec lui. Désemparé, il téléphone à Sakura, la fille du car, qui le recueille. Elle occupe l’appartement d’une amie partie en Inde. Elle avait deviné sa fugue et le garçon se confie un peu à elle, sans parler toutefois de la malédiction qui le hante. Il avait quatre ans quand sa mère et sa sœur les ont quittés, son père et lui. Passer la nuit près de Sakura le trouble terriblement, et elle s’en rend compte – elle finit par l’inviter dans son lit.

     

    Murakami offre une large place au mystère et aux rêves dans son roman, ainsi qu’à l’érotisme : l’institutrice n’a pas tout dit des circonstances de l’évanouissement collectif de ses élèves, Kafka et Nakata vivent d’étonnantes aventures nocturnes. Le chemin de Kafka croisera-t-il un jour celui de Nakata ? Tous deux sont confrontés à la violence, celle des autres, la leur aussi. Tous deux ont une sorte de don pour passer de l’autre côté du monde réel.

     

    Inquiet du sang répandu – a-t-il blessé, tué quelqu’un ? est-on à sa recherche ? – le  jeune Kafka peut compter aussi sur Oshima, qui va demander à Mlle Saeki l’autorisation de loger le lycéen dans une chambre de la maison-bibliothèque. En attendant, Oshima l'emmène à la montagne, dans un refuge où il le laisse seul quelques jours. Ils aiment parler de littérature ensemble (de Sôseki, en particulier), et aussi de musique, dont Oshima est fin connaisseur. Il lui raconte la vie de Mlle Saeki, son amour malheureux pour Kafka Komura, le fils aîné de la famille, tragiquement assassiné à l’université de Tokyo. Dans sa jeunesse, elle a connu la célébrité pour sa chanson « Kafka sur le rivage », inspirée d’un tableau. Depuis le drame, elle ne vit plus vraiment.

     

    La mort de son père, un sculpteur renommé, va réveiller la malédiction qui pèse sur le garçon fugueur, nouvel Œdipe. Les références mythologiques, littéraires, musicales, artistiques, les coups de foudre au sens propre et au sens figuré abondent dans ce récit à suspense où tout peut arriver. Comme dans Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil (1992), les personnages se posent beaucoup de questions sur la vie et sur eux-mêmes.

     

    Murakami, né en 1949, est un « conteur d’histoires », comme il le dit lui-même. Kafka sur le rivage, long roman d’apprentissage, fait la part belle aux rebondissements et au fantastique : les poissons, les chats, les pierres même y jouent un rôle surprenant. Si l’on se laisse embarquer dans le monde fantaisiste et souvent cruel de cet écrivain japonais hors norme, qui parfois fait penser à l’univers de John Irving (mutatis mutandis), on ne manquera pas de suivre jusqu’au bout les aventures étonnantes d’un adolescent mal dans sa peau et d’un vieil homme investi d’une mission.

  • Seule, librement

    La marquise de Merteuil à une correspondante inconnue

     

    « Je pourrais scruter assez longtemps les taillis qui entourent mon jardin pour y découvrir, dans le tourbillon des feuilles et des rameaux, entre les taches mouvantes d’ombre et de lumière et dans les trouées toujours changeantes du feuillage, une silhouette à l’aise dans des vêtements lâches dégageant le pied, une femme aux cheveux courts, flottants, qui marche à pas rapides lorsqu’elle en a envie, et qui peut parcourir seule, librement, tous les sentiers ; une femme qui existe dans une autre réalité et pour qui je suis – telle que me voici – aussi étrange qu’une découverte archéologique. »

     

    Hella S. Haasse, Une liaison dangereuse – Lettres de La Haye 

    Haasse Marquise de Merteuil (Glenn Close dans le film de Stephen Frears).jpg
     La marquise de Merteuil (Glenn Close) de Stephen Frears

     

     

     

     

  • Merteuil en Hollande

    Une nouvelle lecture des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, voire une suite, c’est ce que propose Hella S. Haasse dans Une liaison dangereuse – Lettres de La Haye (Een gevaarlijke verhouding of Daal-en-Bergse brieven, 1976), roman traduit par Anne-Marie De Both-Diez en 1995.

    Haasse couverture.jpg

    Comme le sous-titre, la première lettre à la marquise de Merteuil d’une épistolière contemporaine, très proche de la grande dame de la littérature néerlandaise, la relie d’emblée à l’endroit où elle se promène, dans un quartier sud de La Haye, « le long de l’allée Daal-en-Berg » (vallée et montagne). « L’air que je respire quand je passe par là recèle – du moins je me l’imagine – un je ne sais quoi qui favorise ce que Goethe a appelé « die Lust zu fabulieren », l’envie de lâcher la bride à l’imagination. »

    La flâneuse se représente une gentilhommière de la fin du dix-huitième siècle, un manoir qui s’appellerait « Daalberg » (« Valmont ») où la marquise se serait réfugiée incognito après sa déchéance publique – Laclos l’a laissée à la fin de son chef-d’œuvre en route vers la Hollande.

     

    Pourquoi imaginer derrière une fenêtre la marquise au visage défiguré par la petite vérole, un œil perdu, enfuie de France avec les diamants et l’argenterie de son défunt mari dérobés à sa belle-famille ? Pourquoi cette envie de cerner « le personnage féminin le plus tristement célèbre de la littérature européenne », femme d’un égoïsme absolu, « la lucidité faite femme » ?

     

    Les Liaisons dangereuses ne donnent aucun détail sur le physique de la marquise, mais quelques éléments de son passé : une enfance auprès d’une nourrice qu’elle partageait avec Victoire, sa sœur de lait devenue sa femme de chambre ; une éducation d’aristocrate parisienne limitée à l’acquisition des bonnes manières, compensée par une intelligence vive et perpétuellement aux aguets du monde et des manèges de la séduction ; le mariage avec le marquis de Merteuil et le « tourbillon de plaisirs mondains » des jeunes épousées, suivi d’une vie ennuyeuse « à sa triste campagne » dans la vallée du Rhône ; la mort du marquis malade et, après le deuil, le retour à Paris avec une réputation « de solidité et de vertu » soigneusement préservée pour profiter de sa liberté nouvelle de veuve.

     

    Au zénith de sa carrière mondaine, la marquise de Merteuil rencontre le vicomte de Valmont. Leur liaison hors norme – c’est le sujet de Laclos – sera mise en échec par le séducteur tombé amoureux de Mme de Tourvel et tué en duel, puis par la fatale divulgation des lettres que la marquise a fait l’erreur d’écrire de sa propre main. « A qui puis-je écrire maintenant que Valmont est mort ? » s’interroge-t-elle dans une lettre à une correspondante inconnue, par besoin d’échanger des idées avec quelqu’un. « La femme peut se livrer au libertinage à la seule condition que personne ne l’apprenne. »

     

    Dans sa discrète résidence de La Haye, elle ne fréquente personne parmi les Hollandais « trop lisses ». Trop éloignée, la baronne Belle Van Zuylen, femme de lettres, qui a épousé un Suisse et vit à Neuchâtel sous le nom d’Isabelle de Charrière. La savante et frivole veuve Wolff l’intéresse, mais d’après les informations de son libraire à domicile, elle cohabite avec une demoiselle Deken, « moitié de béguine ». Pourquoi pas, au fond, une correspondante d’un siècle à venir, son alter ego – « le contraire de ce que je suis, tant au physique que par les circonstances dans lesquelles elle vit, mais qui me ressemble par la qualité de son intelligence » ?

     

    Ainsi débutent les échanges entre une femme cultivée du vingtième siècle et l’héroïne de Laclos. Réflexions sur le comportement des hommes et des femmes, ceux-là ayant pour eux l’avantage du Temps, septante ans et plus de pouvoir contre les quinze à vingt dont dispose une femme pour être désirable. Sur la jalousie selon le sexe. Sur l’art de la séduction. Hella Haasse s’appuie précisément sur le texte des Liaisons dangereuses pour nourrir cette correspondance imaginaire.

     

    Il y est question de leurs lectures, la marquise ayant décidé de s’occuper de littérature, c’est-à-dire d’écrits ayant « changé le visage de notre époque » ou « jeté une lumière nouvelle sur les êtres et sur leurs actes ». Pourquoi, l’interroge sa correspondante, ne nomme-t-elle jamais l’Autre (Mme de Tourvel) par son nom ? Celle-ci n’est-elle pas la transparence même en face de la marquise ? (Voir l'illustration de couverture.)

     

    Au plaisir des réflexions spirituelles et des questions pertinentes, Une liaison dangereuse ajoute celui des commentaires littéraires. Haasse y parle de Goethe et de Lessing, de Richardson, des héroïnes de Marivaux, des idées de Rousseau, de La Princesse de Clèves, de Shakespeare… Manon Lescaut, Moll Flanders, ou, bien avant, Médée, Clytemnestre, les femmes « mauvaises » sont celles qui illustrent le mieux les questions que se posent nos correspondantes à deux siècles de distance – les femmes bonnes, elles, n’ont pas de nom. Celles qui exercent le pouvoir – Elisabeth I, Christine de Suède, Catherine II de Russie – voient leur féminité mise en doute ou raillée. Partout, la liberté d’agir rend les femmes suspectes, en fait des délinquantes ou des sorcières.

     

    Hella Haasse, après ces digressions littéraires et féministes, s’amuse à contredire ce portrait de Merteuil solitaire en femme de lecture et d’écriture : elle lui prête de nouvelles machinations, lui repeint un avenir qui lui rende pouvoir et fortune. Fantasque mais rigoureuse, la grande romancière néerlandaise ouvre dans Une liaison dangereuse d’intéressantes perspectives à cette héroïne « unique et inégalée » qui lui est apparue comme un mirage, au cours d’une promenade. 

  • Lessive

    « Elle descendait au jardin, son panier sur la hanche. Les oiseaux s’élevaient du sol et allaient se poser un peu plus loin sur une clôture ou dans la haie du jardin de la villa. Antonia tirait chaque pièce du panier, l’étalait bien, la secouait entre ses deux mains pour chasser les plis, puis se tendait sur la pointe des pieds pour accrocher le linge à l’aide de pinces de bois qu’elle prenait à mesure dans la poche de son tablier.

    Barbalala, La Lessive (Decogalerie).jpg

     Barbalala, La lessive © Decogalerie

     

    A demi détournée, elle expliquait à l’une ou l’autre voisine : « Oh ! C’est que j’ai peur qu’il ne pleuve tout à l’heure. Alors je me suis dépêchée. »
    Car il ne fallait pas blesser l’amour-propre des gens.
    « Vous êtes la première », lui criait Alice, descendant à son tour. Et parfois Alice était avant elle dans son jardin, occupée à suspendre les larges chemises de Nicolas.

    Peu à peu tous les jardins se pavoisaient. C’était un étrange peuple qui surgissait là. Les jambes des caleçons rayés se gonflaient de vent, et des bonshommes raides et soufflés se tendaient sur les cordes comme s’ils voulaient atteindre quelque chose. Ce jour-là, chaque ménage devait bien montrer ce qu’il avait, sans fausse honte. On aurait pu voir sans peine quelles dames avaient des dentelles à leurs combinaisons et lesquelles portaient des pantalons ouverts, et quels messieurs dormaient en pyjama. Mais personne ne regardait à cela : c’était du linge qu’on lavait, – et n’était-on pas tous des gens de la cité ? »

    Robert Vivier, Folle qui s’ennuie

     

    ***

     

    A partir de lundi, le poète Robert Vivier vous tiendra compagnie en mon absence. Je vous souhaite un début de printemps en douceur.

     

    Tania