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Roman - Page 170

  • Le don de Frasquita

    En refermant Le cœur cousu (2007) de Carole Martinez, son premier roman, avant le déjà fameux Du domaine des murmures (2011), il me reste en tête un cortège de robes de mariées prodigieuses, celles des filles de Frasquita Carasco et celle de ses propres noces. C’est Soledad, la plus jeune, qui raconte leur histoire. Dans la boîte secrète que les filles de cette famille ont reçue en devenant femme, chacune à son tour, la dernière a trouvé « un grand cahier, de l’encre et une plume ». 
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    Photo Imagine Philomène…

     

    La nuit où Frasquita perd « le premier sang », sa mère lui indique tous les interdits de son nouvel état : ce qu’il ne faut pas manger, boire, toucher – « la vie était plus simple avant ». Mais le premier soir des règles, « immanquablement, sa mère entrait dans sa chambre au beau milieu de la nuit, lui jetait une couverture sur les épaules et la menait dans un champ de cailloux où, quelle que soit la saison, elle la lavait en murmurant d’énigmatiques prières. » Fille unique, Frasquita n’a personne à qui se confier et garde le secret des « excentricités » de sa mère qui l’initie à de multiples rituels ; durant la Semaine sainte, elle lui enseigne des prières dont elles héritent « de mère en fille, de bouche à oreille » et même des « incantations qui font lever les damnés comme des gâteaux et permettent de jeter des ponts entre les mondes, d’ouvrir les grilles des tombeaux, de faire jaillir l’achevé. »

     

    Après Pâques, le don de Frasquita depuis l’enfance pour les travaux à l’aiguille se transforme en art : elle reprise, recoud, brode si bien que le vêtement paraît neuf. Sa mère lui remet alors une boîte en bois qu’elle ne pourra ouvrir avant neuf mois – elle-même a « perdu le don » pour l’avoir ouverte trop tôt, par curiosité. Aussi demande-t-elle à sa fille de la cacher très loin. Frasquita l’enterre une nuit sous un gros olivier et se retrouve nez à nez avec un « ravissant visage de jeune homme ». Celui-ci s’obstine étrangement à compter et recompter les arbres dans l’oliveraie de son père. Le jour venu, la boîte révèle son contenu : des bobines de fils, des épingles, des ciseaux, un dé à coudre, des aiguilles, une boîte à couture aux couleurs resplendissantes.

     

    Le cœur cousu déploie le destin de Frasquita la couturière, de ses premiers éventails aux robes de mariées, en passant par ce cœur miraculeux qu’elle fait battre sous la robe de la Madone bleue qu’on promène deux fois par an en procession dans les rues de Santavela. A seize ans, on la marie au fils du charron, José Carasco. Dans la vieille « petite robe fade » reçue pour ses noces, Frasquita fait tout passer : « les sentiers, les villes qu’elle n’avait jamais vues et la mer lointaine, tous les moutons d’Espagne, tous les livres, tous les mots et les gens qui les lisent, les chats, les ânes, tout aurait succombé à sa folie tisserande. » Le jour du mariage, elle y pique toutes les fleurs blanches de la roseraie voisine et éblouit ceux qui la regardent marcher jusqu’à la petite église. Mais le village malveillant refuse, conspue, ternit cette splendeur.  La seule à s’en réjouir est Lucia, la prostituée, qui sera sa plus fidèle amie.

     

    Pas de médecin à Santavela, mais deux « femmes qui aident », qui font les bébés et les morts, La Maria, instruite, et la Blanca, une bohémienne. Anita, la première fille de Frasquita, vient au monde dans les mains de la Maria. Bien que sa mère la baigne dès sa naissance « dans un univers de mots », sa fille aînée reste muette. Il faut dire que José Carasco ne leur est d’aucun secours depuis la mort de sa vieille mère : il a abandonné son atelier et s’est installé dans le poulailler. Lorsqu’il émerge de son étrange maladie, c’est comme s’il redécouvrait Frasquita pour la première fois. Neuf mois plus tard naît Angela. Mais José veut un fils. Frasquita suit alors les conseils de la bohémienne et accouche de Pedro el Rojo, dont la « tignasse rousse » réveille les médisances. Ensuite viendront d’autres filles, Martirio, la lumineuse Clara, et enfin Soledad, celle qui raconte.

     

    « L’homme aux oliviers », comme le surnomme Frasquita depuis qu’elle l’a surpris à compter les arbres, accroche un jour son habit noir aux coqs de fer forgé dont Carasco a orné ses fenêtres – « Ma mère répondit tout de suite au cri du tissu. » Elle attrape le vêtement et le répare avec grâce. « L’homme se soumit au tranquille pouvoir de la main et du fil. » Le voilà dévoré de désir. Quand José Carasco prétend faire fortune avec son coq rouge dressé au combat, son rival relève le défi en jetant un affreux coq sauvage dans l’arène, prêt à tout pour posséder sa femme.

     

    Carole Martinez attise le feu du récit, amène un ogre à Santavela, chasse Frasquita « en grande robe de noces » sur les routes d’Espagne, avec ses enfants. A la montagne, des anarchistes menés par un Catalan au « cœur noble », Salvador, finissent par se faire attraper par la garde civile. Torturé, l’homme perd son visage sous les coups de couteau ; on l'exhibe, pour l’exemple. Celui qui le soigne connaît Frasquita la vagabonde, la seule à pouvoir recoudre ce visage déchiré. Leurs destinées seront désormais liées.

     

    Soledad est née sur « l’autre rive », après que sa mère a dessiné un grand cercle « dans la steppe d’alfa, les déserts de pierre et les djebels de ce pays immense ». Son génie de couturière permettra à Frasquita de s’y refaire une vie, pour elle et surtout pour ses enfants. Ses filles découvriront, l’âge venu, leurs propres dons singuliers, puis revêtiront la robe de mariée que leur mère leur a cousue, à l’exception de la conteuse vouée à l’encre et au papier. Neuf prix littéraires ont récompensé Carole Martinez – qu’on a rapprochée de Gabriel Garcia Marquez et de Carson Mac Cullers, pas moins – pour ce portrait d’une femme aux doigts de magicienne et le récit passionné de ses errances.

  • Une petite planète

    « La nuit était claire. Elle ne dormait pas et écoutait la pluie tomber doucement. Devant ses yeux défilaient des couleurs. Des lignes qui s’enchevêtraient pour former un tout. Elle se sentait faire partie de l’univers. Pas du tout inutile, comme elle l’avait cru avant son mariage. Elle représentait une petite planète à elle toute seule. Peut-être même plusieurs planètes ? Quand on pensait aux gouttes de pluie. A la somme de toutes ces gouttes. Aux récoltes et aux inondations. A tous les ruisseaux. Aux grands fleuves. A toute vie sur la terre, en fait. Et elle représentait bien plus qu’une goutte d’eau. C’était évident. Elle était pourvue d’une volonté. Quand elle se réveillait la nuit, comme maintenant, et écoutait la pluie tomber, elle ressentait une chaleur douce, comme une caresse sur la joue, un parfum d’eau de rose ou de bruyère. Elle aimait le vent, aussi. Mais pas autant que la pluie. »
     

    Herbjørg Wassmo, Cent ans

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    Oda Krohg, Lanterne japonaise (1886)

     

     

  • Un siècle en Norvège

    Résumer Cent ans ? Le récit d’Herbjørg Wassmo (2009, traduit du norvégien par Luce Hinsch) nous promène dans l’histoire d’une famille où les prénoms sont de meilleurs repères que les dates, la chronologie un peu bousculée. Son point de départ est essentiel : une petite fille cache sa honte dans une étable pour y écrire dans son carnet de notes, son journal intime au contenu « terrifiant » – c’est la narratrice. 

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    Roman ? Autobiographie rêvée ? « Dans ce livre je suis à la recherche de mes aïeules et de leurs époux. Mais c’est une grande famille qui ne demande qu’à être découverte. Certains restent cachés, ou bien laissés dans l’ombre. Lui demande plus de labeur que les autres. Il écrase tout, il n’apporte que le chaos et l’obscurité. » Considérer sa famille comme un ensemble, le considérer, lui aussi, comme un être humain qui a été un jour un enfant, interroger cette énigme qu’est l’être humain, collectionner les signes, voilà l’entreprise de la conteuse.

     

    C’est une brochure sur la cathédrale des îles Lofoten, à Kabelväg, avec la reproduction en couleurs d’un retable qui représente Jésus à Gethsémani signé Frits Jensen, qui donne le coup d’envoi. Le peintre, un pasteur, s’est inspiré d’un modèle vivant pour « l’ange qui tend le calice au Christ » : Sara Suzanne Krog, née en 1842 dans le Nordland. « Ce qui me frappe d’abord est le jour de sa naissance, identique à celui de mon fils, et le fait que cent ans exactement nous séparent, elle et moi. »

     

    Et nous voilà embarqués dans une succession de morts et de naissances, de déménagements, de rencontres, de mariages… Sara Suzanne aux cheveux roux est la sixième des neuf enfants de Jacob Lind et Anne Sophie Dreyer. A la mort du père, c’est sur le fils aîné que repose l’avenir de la famille. Il y a trop de bouches à nourrir et la grande sœur de Sara Suzanne est la première à s’éloigner, en se mariant.

     

    En 1862, Sara Suzanne a quitté sa mère, elle aussi, pour un poste de gouvernante à Bø. Johannes Krog, qui se tait le plus souvent pour ne pas gêner les autres par son bégaiement, vient la demander en mariage cet été-là. Sara Suzanne ne ressent rien pour lui, mais Arnoldus, son frère qu’elle aime tant, trouve que c’est un homme bien, et l’occasion d’alléger la charge maternelle. Elle accepte. « Johannes prononça son oui sans bégayer. Il est vrai que le mot était court. Il n’empêche que cela fit une certaine impression. » La mariée, elle, pense que c’est « le dernier jour de sa vie ». Sa peur s’envole pendant leur nuit de noces, Johannes est plein de douceur, leurs corps s’accordent.

     

    Sara Suzanne et Johannes, qui vont acquérir deux ans plus tard un comptoir commercial à Havnnes, une grande maison et ses annexes, « juste à l’entrée du port, bien à l’abri du vent et du mauvais temps », forment le premier couple dont Cent ans reconstitue l’histoire, étape par étape. Le second, qu’on suit en alternance, appartient à la génération suivante : Elida, la plus jeune fille de Sara Suzanne, son douzième enfant, se marie à dix-huit ans avec Fredrik, « contre l’assentiment de sa mère ».

     

    Eux aussi auront de nombreux enfants, dont certains seront placés en nourrice. La narratrice voudrait comprendre pourquoi, comment on peut ainsi abandonner un enfant. En effet, sa propre mère, Hjørdis, a été élevée par une autre femme jusqu’à l’âge de cinq ans. Fredrik était très malade, c’était leur principal tourment. Les maternités successives d’Elida sont une « immense fatigue » à laquelle peu de femmes échappent à cette époque. Sa petite-fille s’imagine être la préférée de grand-mère Elida, qui lui parle de sujets que les autres n’abordent pas, l’amour, l’envie de vivre ailleurs, et lui dit un jour : « Mon enfant, toi, tu es un enfant du dimanche. Ceux-là, ils ont tout, mais doivent aussi tout donner. »

     

    C’est lors d’une réception où Johannes est absent, « le traditionnel grand dîner de morue fraîche chez les Drejer, où c’était un grand honneur d’être invité », que Sara Suzanne a fait la connaissance du pasteur Jensen, un homme qui ne parle ni pêche ni commerce. Fritz Jensen ne pense qu’à peindre et à écrire de la philosophie : il veut peindre lui-même un nouveau retable pour l’église et a besoin d’un modèle, pour l’ange. Ce sera elle. Les séances de pose dans l’église sont le cœur battant du récit, les pages les plus réussies d’Herbjørg Wassmo. Un homme et une femme s’y parlent à mots couverts d’abord, puis se dévoilent de plus en plus l’un à l’autre. La femme du pasteur est jalouse de ces heures d’intimité, surtout quand elle découvre qu’en plus du retable, Jensen a commencé un portrait de Sara Suzanne. Et c’est là aussi que prend corps le goût de Sara Suzanne pour la lecture à voix haute, qui va devenir un rituel dans sa maison.

     

    La Norvège où se déroulent les différents épisodes de cette saga familiale est bien sûr très présente avec son climat rude, la mer qui assure le revenu des pêcheurs, les bateaux qu’on prend pour aller d’une région à l’autre, les difficultés matérielles, le contraste entre la vie à la campagne et à la capitale. Mais ce sont les mystères cachés au sein des familles qui occupent le premier plan, les soucis, les blessures, et plus rarement les joies de ces femmes travailleuses, dévouées, courageuses, et de leurs hommes, sur quatre générations – une fresque familiale pleine d’émotions.

  • Ma question

    « Il détourna la conversation sur notre atelier. Les poèmes que nous avions lus, ceux d’Ovide, et mes propres poèmes. Il alluma un second cigarillo hollandais et souffla deux minces filets de fumée. Les coins de ses yeux étaient ridés comme s’il avait regardé le soleil en face et son incisive droite semblait ébréchée. Après notre atelier intensif de deux heures, il n’avait pas l’air fatigué, mais nerveux.

    « Gillian, avez-vous des questions ? Je pense que oui. »

    Je le regardai sans comprendre.

    Carol Oates Couverture.jpg

    Sauf que : je voulais effectivement savoir pourquoi dans les Métamorphoses le bonheur humain n’était possible qu’à condition de se métamorphoser en quelque chose de moins qu’humain. « Tout ce qui les sauve, Philomèle par exemple, c’est qu’ils se transforment en oiseaux, en bêtes, en monstres… Pourquoi ne peuvent-ils rester humains ? »

    Ma question surprit peut-être M. Harrow, qui téta un instant son cigarillo d’un air songeur. Puis il dit : « C’est le jugement d’Ovide sur l’« humain ». Il n’y a pas de bonheur à être humain, mais seulement à échapper aux conflits. » »

     

    Joyce Carol Oates, Délicieuses pourritures

  • Trouble Carol Oates

    Joyce Carol Oates évoque dans Délicieuses pourritures (Beasts, 2002, traduit de l’américain par Claude Seban) l’atmosphère des années septante dans une université du Massachusetts. « Je vous aime, pourries, / Délicieuses pourritures. / … merveilleuses sont les sensations infernales, / Orphique, délicat, / Dionysos d’en bas. » L’extrait de Nèfles et sorbes de D. H. Lawrence, en épigraphe, donne le ton de ce roman d’initiation où liberté sexuelle et créativité se mélangent hardiment – et tragiquement. 

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    Figurine de style de Teotihuacan, VIe-VIIe siècle (Détours des mondes) 

    C’est devant un totem, au Louvre, que la narratrice vacille, un jour de 2001, bouleversée. Gillian a quarante-quatre ans, et cette Figure maternelle, une sculpture en bois de plus de trois mètres de haut, réveille le souvenir d’un cauchemar, d’un incendie où ont disparu deux personnes qu’elle a aimées. En 1975, elle habitait avec une douzaine d’autres filles dans une résidence sur le campus de Catamount College (inspiré du Smith College). Les alarmes, les sirènes des pompiers les avaient réveillées cette année-là en sursaut à plusieurs reprises, au milieu de la nuit, suscitant chaque fois l’inquiétude. Les incendiaires restaient introuvables.

     

    Gillian, vingt ans, ouvre son journal secret pour y raconter comment elle a suivi Dorcas, la femme d’Andre Harrow, son professeur de poésie dont elle est tombée amoureuse, jusqu’au bureau de poste, dans un mélange d’excitation et de plaisir. « Dorcas était une artiste, une sculptrice. On admirait son travail ou on le détestait. On l’admirait ou on la détestait. C’était aussi simple que cela, et pourtant ce n’était pas simple du tout. » Sur un mur de l’université, l’artiste avait apposé ces mots provocateurs pour accompagner son exposition : « Nous sommes des bêtes et c’est notre consolation. » Connue pour mépriser la vie universitaire et les conventions bourgeoises, Dorcas fascine Gillian, qui trouve ses sculptures-totems laides mais retourne plusieurs fois les voir. Quelle n’est pas sa surprise quand, à la poste, sa cible se retourne vers elle et, soulevant les longs cheveux ondulés de l’étudiante, murmure en français : « Belle, très belle » avant de lui demander « Et laquelle d’entre elles es-tu ? »

     

    Les tensions s’exaspèrent entre les étudiants. On soupçonne l’une ou l’un d’entre eux d’être à l’origine des incendies, quelqu’un de malade ou qui voudrait attirer l’attention. Les filles de la résidence en discutent entre elles, s'observent. Toutes celles qui fréquentent l’atelier de poésie d’Andre Harrow sont plus ou moins amoureuses de lui. Gillian a l’impression que quand il leur lit un poème de D. H. Lawrence plein de sensualité, il la regarde en particulier, elle, comme quand il conclut : « Lawrence nous enseigne que l’amour – l’amour sensuel, sexuel, charnel – est notre raison d’exister. Il détestait l’amour de « devoir »… pour les parents, la famille, la patrie, Dieu. Il nous dit que l’amour devrait être intense, individuel. Pas illimité. Cet amour illimité sent mauvais. »

     

    Le professeur, dans la trentaine, est très conscient de l’effet qu’il produit sur les jeunes filles. Il les pousse à écrire sur leur moi intime, à tout explorer. Gillian cache ses sentiments : « Dans l’amour de loin, il faut inventer tant de la vie. Dans l’amour de loin, on apprend les stratégies du détour. » Mais elle n’arrive pas à lui parler avec la même désinvolture que ses compagnes, ni à l’appeler par son prénom.

     

    Le jour où il la convoque dans son bureau, après plusieurs remarques sur son manque d’expression au cours, il la surprend en lui parlant de sa femme, qui a eu l’impression d’être suivie par elle. Gillian dément, prétexte une course à la poste. Il lui parle aussi de ses poèmes, toujours intéressants d’un point de vue technique, mais « inaccomplis » : « Comme si vous aviez mis tous vos efforts à construire les barreaux d’une cage où un papillon s’est pris au piège ; le papillon bat des ailes pour être libéré, et vous ne le voyez pas. » – « Je savais. Je savais qu’il avait raison. »

     

    L’étudiante s’est renseignée sur le couple Harrow, qui n’a pas d’enfant. Elle sait que, de temps à autre, ils invitent chez eux une étudiante, ou l’engagent comme stagiaire, et parfois l’emmènent en voyage avec eux. Il y a plein de bruits qui courent, et quand elle en parle à une amie, Dominique, qui a été vue en leur compagnie, celle-ci nie tout et s’en sort avec des taquineries. C’est Harrow qui, un soir où ils se retrouvent côte à côte sur un chemin verglacé à la lisière des bois, la questionne – « On ne peut déterminer à la lecture de vos poèmes si vous avez un amant. Des amants ? Vous êtes d’une circonspection exaspérante. » – avant de l’embrasser.

     

    Délicieuses pourritures dissèque, au fil des mois, la relation trouble entre un professeur et une étudiante, pas la première à se laisser prendre dans ses filets. Où cela les conduit, quel rôle joue sa fascinante épouse, Joyce Carol Oates le dévoile peu à peu, tout en relatant les rituels et les drames d’une vie universitaire d’avant l’ère du « politiquement correct ». C’est pervers, on l’aura compris. Des Gens chics (1970) à Folles nuits (2011), la prolifique romancière américaine, née en 1938, ne s’intéresse pas aux bons sentiments, mais à tout ce qui se trame derrière les visages, les corps, dans les coulisses, là où parfois, des vies basculent.