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Roman - Page 167

  • Seule, librement

    La marquise de Merteuil à une correspondante inconnue

     

    « Je pourrais scruter assez longtemps les taillis qui entourent mon jardin pour y découvrir, dans le tourbillon des feuilles et des rameaux, entre les taches mouvantes d’ombre et de lumière et dans les trouées toujours changeantes du feuillage, une silhouette à l’aise dans des vêtements lâches dégageant le pied, une femme aux cheveux courts, flottants, qui marche à pas rapides lorsqu’elle en a envie, et qui peut parcourir seule, librement, tous les sentiers ; une femme qui existe dans une autre réalité et pour qui je suis – telle que me voici – aussi étrange qu’une découverte archéologique. »

     

    Hella S. Haasse, Une liaison dangereuse – Lettres de La Haye 

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     La marquise de Merteuil (Glenn Close) de Stephen Frears

     

     

     

     

  • Merteuil en Hollande

    Une nouvelle lecture des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, voire une suite, c’est ce que propose Hella S. Haasse dans Une liaison dangereuse – Lettres de La Haye (Een gevaarlijke verhouding of Daal-en-Bergse brieven, 1976), roman traduit par Anne-Marie De Both-Diez en 1995.

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    Comme le sous-titre, la première lettre à la marquise de Merteuil d’une épistolière contemporaine, très proche de la grande dame de la littérature néerlandaise, la relie d’emblée à l’endroit où elle se promène, dans un quartier sud de La Haye, « le long de l’allée Daal-en-Berg » (vallée et montagne). « L’air que je respire quand je passe par là recèle – du moins je me l’imagine – un je ne sais quoi qui favorise ce que Goethe a appelé « die Lust zu fabulieren », l’envie de lâcher la bride à l’imagination. »

    La flâneuse se représente une gentilhommière de la fin du dix-huitième siècle, un manoir qui s’appellerait « Daalberg » (« Valmont ») où la marquise se serait réfugiée incognito après sa déchéance publique – Laclos l’a laissée à la fin de son chef-d’œuvre en route vers la Hollande.

     

    Pourquoi imaginer derrière une fenêtre la marquise au visage défiguré par la petite vérole, un œil perdu, enfuie de France avec les diamants et l’argenterie de son défunt mari dérobés à sa belle-famille ? Pourquoi cette envie de cerner « le personnage féminin le plus tristement célèbre de la littérature européenne », femme d’un égoïsme absolu, « la lucidité faite femme » ?

     

    Les Liaisons dangereuses ne donnent aucun détail sur le physique de la marquise, mais quelques éléments de son passé : une enfance auprès d’une nourrice qu’elle partageait avec Victoire, sa sœur de lait devenue sa femme de chambre ; une éducation d’aristocrate parisienne limitée à l’acquisition des bonnes manières, compensée par une intelligence vive et perpétuellement aux aguets du monde et des manèges de la séduction ; le mariage avec le marquis de Merteuil et le « tourbillon de plaisirs mondains » des jeunes épousées, suivi d’une vie ennuyeuse « à sa triste campagne » dans la vallée du Rhône ; la mort du marquis malade et, après le deuil, le retour à Paris avec une réputation « de solidité et de vertu » soigneusement préservée pour profiter de sa liberté nouvelle de veuve.

     

    Au zénith de sa carrière mondaine, la marquise de Merteuil rencontre le vicomte de Valmont. Leur liaison hors norme – c’est le sujet de Laclos – sera mise en échec par le séducteur tombé amoureux de Mme de Tourvel et tué en duel, puis par la fatale divulgation des lettres que la marquise a fait l’erreur d’écrire de sa propre main. « A qui puis-je écrire maintenant que Valmont est mort ? » s’interroge-t-elle dans une lettre à une correspondante inconnue, par besoin d’échanger des idées avec quelqu’un. « La femme peut se livrer au libertinage à la seule condition que personne ne l’apprenne. »

     

    Dans sa discrète résidence de La Haye, elle ne fréquente personne parmi les Hollandais « trop lisses ». Trop éloignée, la baronne Belle Van Zuylen, femme de lettres, qui a épousé un Suisse et vit à Neuchâtel sous le nom d’Isabelle de Charrière. La savante et frivole veuve Wolff l’intéresse, mais d’après les informations de son libraire à domicile, elle cohabite avec une demoiselle Deken, « moitié de béguine ». Pourquoi pas, au fond, une correspondante d’un siècle à venir, son alter ego – « le contraire de ce que je suis, tant au physique que par les circonstances dans lesquelles elle vit, mais qui me ressemble par la qualité de son intelligence » ?

     

    Ainsi débutent les échanges entre une femme cultivée du vingtième siècle et l’héroïne de Laclos. Réflexions sur le comportement des hommes et des femmes, ceux-là ayant pour eux l’avantage du Temps, septante ans et plus de pouvoir contre les quinze à vingt dont dispose une femme pour être désirable. Sur la jalousie selon le sexe. Sur l’art de la séduction. Hella Haasse s’appuie précisément sur le texte des Liaisons dangereuses pour nourrir cette correspondance imaginaire.

     

    Il y est question de leurs lectures, la marquise ayant décidé de s’occuper de littérature, c’est-à-dire d’écrits ayant « changé le visage de notre époque » ou « jeté une lumière nouvelle sur les êtres et sur leurs actes ». Pourquoi, l’interroge sa correspondante, ne nomme-t-elle jamais l’Autre (Mme de Tourvel) par son nom ? Celle-ci n’est-elle pas la transparence même en face de la marquise ? (Voir l'illustration de couverture.)

     

    Au plaisir des réflexions spirituelles et des questions pertinentes, Une liaison dangereuse ajoute celui des commentaires littéraires. Haasse y parle de Goethe et de Lessing, de Richardson, des héroïnes de Marivaux, des idées de Rousseau, de La Princesse de Clèves, de Shakespeare… Manon Lescaut, Moll Flanders, ou, bien avant, Médée, Clytemnestre, les femmes « mauvaises » sont celles qui illustrent le mieux les questions que se posent nos correspondantes à deux siècles de distance – les femmes bonnes, elles, n’ont pas de nom. Celles qui exercent le pouvoir – Elisabeth I, Christine de Suède, Catherine II de Russie – voient leur féminité mise en doute ou raillée. Partout, la liberté d’agir rend les femmes suspectes, en fait des délinquantes ou des sorcières.

     

    Hella Haasse, après ces digressions littéraires et féministes, s’amuse à contredire ce portrait de Merteuil solitaire en femme de lecture et d’écriture : elle lui prête de nouvelles machinations, lui repeint un avenir qui lui rende pouvoir et fortune. Fantasque mais rigoureuse, la grande romancière néerlandaise ouvre dans Une liaison dangereuse d’intéressantes perspectives à cette héroïne « unique et inégalée » qui lui est apparue comme un mirage, au cours d’une promenade. 

  • Lessive

    « Elle descendait au jardin, son panier sur la hanche. Les oiseaux s’élevaient du sol et allaient se poser un peu plus loin sur une clôture ou dans la haie du jardin de la villa. Antonia tirait chaque pièce du panier, l’étalait bien, la secouait entre ses deux mains pour chasser les plis, puis se tendait sur la pointe des pieds pour accrocher le linge à l’aide de pinces de bois qu’elle prenait à mesure dans la poche de son tablier.

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     Barbalala, La lessive © Decogalerie

     

    A demi détournée, elle expliquait à l’une ou l’autre voisine : « Oh ! C’est que j’ai peur qu’il ne pleuve tout à l’heure. Alors je me suis dépêchée. »
    Car il ne fallait pas blesser l’amour-propre des gens.
    « Vous êtes la première », lui criait Alice, descendant à son tour. Et parfois Alice était avant elle dans son jardin, occupée à suspendre les larges chemises de Nicolas.

    Peu à peu tous les jardins se pavoisaient. C’était un étrange peuple qui surgissait là. Les jambes des caleçons rayés se gonflaient de vent, et des bonshommes raides et soufflés se tendaient sur les cordes comme s’ils voulaient atteindre quelque chose. Ce jour-là, chaque ménage devait bien montrer ce qu’il avait, sans fausse honte. On aurait pu voir sans peine quelles dames avaient des dentelles à leurs combinaisons et lesquelles portaient des pantalons ouverts, et quels messieurs dormaient en pyjama. Mais personne ne regardait à cela : c’était du linge qu’on lavait, – et n’était-on pas tous des gens de la cité ? »

    Robert Vivier, Folle qui s’ennuie

     

    ***

     

    A partir de lundi, le poète Robert Vivier vous tiendra compagnie en mon absence. Je vous souhaite un début de printemps en douceur.

     

    Tania

     

  • Folle Antonia

    « C’était chaque fois la même chose : quand la nuit tombait, elle se cachait dans les coins, hors d’haleine, les pommettes en feu, voulant encore jouer, tandis qu’on s’égosillait après elle. » Quand Antonia se souvient de son enfance, elle revoit sa mère qui l’appelle, la réprimande, la retient. Mais Antonia s’échappe, réussit avec ses amies à grimper sur la palissade « au bout de l’impasse de Vieux-Paradis » pour y contempler « l’autre côté », respirer l’odeur d’un seringa, chanter « de se trouver là en l’air ». Des garçons viennent la faire tomber, elle se bat souvent. Un jour, « le méchant Jules Dubois » lui fait même un œil poché. « Toute chaude de honte et de colère », elle rentre à la maison mais en chemin, s’imagine en grande personne portant un lorgnon noir et se redresse, toute à son rôle.

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    Cité-jardin du Logis à Boisfort

    Folle qui s’ennuie (1933), le plus connu des romans de Robert Vivier (1894-1984), relate les apprentissages d’Antonia. Le jour de sa première communion, la fillette donne la main à Jules Dubois, l’air « pâle et distingué » en veston noir et cravate blanche, on les admire. Plus tard, Jules vient jouer à la balle avec elle sur la pelouse, lui reproche de ne pas savoir jouer. Pleurs, bouderies. Antonia se console en prenant dans ses bras la poupée qu’elle a appelée comme elle : « Antonia, Antonia, mon amour, qu’est-ce que vous ferez quand vous serez grande ? »

     

    Que la vie lui semble longue avant d’avoir quinze ans ! Elle suit des cours de sténo-dactylo, espère une rencontre « qui changera tout », un « coup de foudre ». Ce qui arrive, c’est la guerre. Antonia se réjouit d’abord de cette rupture dans les jours ordinaires, des soldats qui s’installent dans leur maison. Mais leurs regards sur elle la mettent mal à l’aise. Par la lucarne du grenier, elle suit avec son père les tumultes des combats. La guerre se prolonge, « on s’habitue à ne pas beaucoup sortir, à se taire ». Les parents vieillissent. Le fils Dubois sonne à la porte, c’est un gars instruit qui cause avec le père Delfosse de ce qu’il a lu dans un journal interdit par les Allemands, avec un sourire dans les yeux quand il les tourne vers elle. « Jadis, en temps de paix, être jeune fille, c’était le meilleur de la vie. Et juste au moment où arrivait le tour d’Antonia, voilà la guerre… »

     

    La guerre finie, Jules part au service militaire, et le père d’Antonia, qui travaille aux chemins de fer, est nommé à Bruxelles. Le père de Jules, un employé des postes, aussi. Pour Antonia, même une mansarde à la capitale vaut mieux qu’un château à Romainchamps. Ils habitaient une maison, il leur faut s’habituer à vivre en appartement, plus à l’étroit, dans un quartier assez éloigné du centre. Antonia aimerait la compagnie d’une bête, mais sa mère n’en veut pas – « vous ferez à votre façon quand vous serez dans votre ménage ».

     

    Un an plus tard, son père rentre un soir en compagnie de Jules Dubois, dont la mère vient de mourir. Pendant que le jeune homme fait la conversation, Antonia observe ses mains soignées, sa tenue nette – « un garçon bien comme il faut », dira sa mère. Il leur rend visite le dimanche matin, emmène Antonia en promenade. Puis, un soir, au cinéma. Antonia et Jules deviennent un de ces couples qui s’en vont le dimanche soir au long des rues. Un jour, il lui offre une petite bague ornée de turquoises. Ils se marient en juin. Pour son voyage de noces, Antonia rêve de Paris, une « idée folle ». Jules, lui, propose un petit séjour à Romainchamps – « cela lui paraissait plus raisonnable » – mais ce sera comme elle voudra, « Jules était bon. »

     

    Paris l’étonne, Antonia est heureuse. Au retour, ils s’installent chez les parents d’Antonia, c’est trop petit chez le père Dubois. Jules travaille au ministère, Antonia aide sa mère pour le ménage. Le soir, quand il rentre, le mari pose un baiser sur le front de sa femme. Quand ils passent une soirée au théâtre de La Monnaie, les parents désapprouvent la dépense, sans rien dire. Antonia rêve d’avoir un enfant, les jours se ressemblent : « Jules, ses parents, et toujours les mêmes murailles. »

     

    Tout renaît quand Jules, un soir, annonce qu’on lui a parlé d’habitations en construction dans une cité-jardin, « pas bien loin de Bruxelles » et pas trop chères. Les parents d’Antonia pourraient profiter de la retraite à Romainchamps où ils rêvent de retourner, et son père à lui viendrait vivre avec eux, les aiderait en payant un petit loyer. Antonia est ravie. Ils achètent une maison qui fait bloc avec une maison voisine et déménagent en mai.

     

    Le vieux Jean-Pierre Dubois n’est pas difficile, c’est un excellent bricoleur et jardinier, ravi de leur faire un potager. Le couple d’à côté, Alice et Nicolas Lauvaux, est sympathique. Antonia se plaît à la vie ménagère, aux causettes entre voisines. Chaque jour de la semaine, Alice et elle suivent à peu près le même programme. Le lundi est jour de lessive dans toute la cité. Quand ils sont bien ancrés dans leurs nouvelles habitudes, Antonia décide d’aller saluer ses parents. A Romainchamps, elle goûte « la paix de la province » et retrouve les parfums d’enfance. Dans le train du retour, une parole de sa mère à propos de Jules lui trotte en tête : « Mais a-t-il assez d’amitié ? » Elle n’a pas répondu.

     

    Dans la cité-jardin, Antonia commence à s’ennuyer, espère une visite inattendue, subit la mauvaise humeur de Jules qui critique la maison trop petite, mal finie, puis annonce son élection dans un comité, la création d’une section littéraire, et donc des retours tardifs. « Et dans le cœur d’Antonia un vide étonné et triste grandissait aussi haut et aussi large que la maison. » Elle s’intéresse de plus en plus à ses voisins, apprécie la présence d’Alice, celle de Nicolas aussi.  Cet homme qui connaît le nom des arbres et des oiseaux la trouble, quand son regard l’enveloppe, dans une discrète connivence.

     

    « Antonia épluche les pommes de terre pour le repas de midi. Elle n’est pas tranquille. Qu’est-ce qu’il y a donc ? S’est-il passé quelque chose ? Rien n’est changé. A quoi penses-tu, Antonia ? Folle qui s’ennuie dans son ménage. » Dans ce « roman d’un poète » (Jean Muno), Vivier décrit avec justesse la vie simple et douce et son revers, l’ennui. Il excelle à rendre la vie commune dans cette-cité jardin où se cultive aussi l’art d’être ensemble, avec amabilité et modestie. « Femme au foyer » d’autrefois, Antonia n’est qu’attente, traversée de désirs qu’elle tait, absorbée dans les silences d’une vie conjugale souvent monotone. Rêvera-t-elle toujours d’autre chose, cèdera-t-elle à quelque folie ou saura-t-elle aimer la vie comme elle vient ?

  • L'eau et le feu

    « A notre surprise, nous le voyons tirer des poches de la vieille veste de velours qu’il semble affectionner un pinceau, de l’huile, diverses fioles et il commence à travailler un petit morceau de la toile que Simon avait recouvert d’un fond sombre. La surface opaque s’anime, s’éclaire, le fond vert foncé ne disparaît pas, mais il n’est plus qu’un reflet, un fond lointain et au-dessus il y a une étendue ou une profondeur d’eau. Ce n’est qu’un petit carré dans la vaste surface recouverte par Simon. Celui-ci est impressionné par ce qu’il voit, intéressé aussi, mais il doute d’y parvenir : « C’est très délicat, dit-il, très minutieux et je n’y connais rien. » Florian ne répond pas, il secoue seulement la tête, l’air de dire : « Tu trouveras. » J’ai l’impression qu’il invite aussi Simon à inventer, à découvrir avec lui et j’ai peur pour Simon. »

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    « Nous voyons que le feu va devoir affronter toujours le mouvement des océans, des fleuves, des orages, et le froid des longs hivers terrestres.

    Florian, Simon et moi nous élevons sur les échafaudages pour faire monter le feu. Il produit une telle chaleur, un tumulte si effrayant que nous devons nous prendre constamment par la main et respirer ensemble en nous rappelant que c’est nous qui peignons ce feu qui ne peut nous consumer. »

     

    Henry Bauchau, Déluge