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Roman - Page 167

  • Jouer et aimer

    Ketil Bjørnstad, auteur, compositeur et musicien, a conté l’histoire d’Aksel Vinding, le héros de La Société des jeunes pianistes, dans une trilogie à succès. L’appel de la rivière (Elven, 2007) en est le second tome traduit du norvégien par Jean-Baptiste Coursaud. Comme le premier, il débute par une catastrophe. Durant l’été 1970, un voilier fait naufrage non loin du chalet de Rebecca Frost, une amie du jeune pianiste. 

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    Pochette de Remembrance (Ketil Bjørnstad, Tore Brunborg, Jon Christensen)  

    Jusqu’à ce jour, quoique seuls, ils y vivent « comme un frère et une sœur », écoutent de la musique, discutent. Rebecca veut rendre à Aksel un peu de la « douceur de vivre », il a trop tendance à s’enterrer dans le passé. Vinding (c’est lui qui raconte tout cela, « tant et tant d’années après ») est hanté par la mort d’Anja Skoog, sa petite amie.

    Quand Rebecca voit le mât du bateau se briser sous une rafale, l’équipage projeté à l’eau, elle décide immédiatement de prendre le bateau à moteur pour secourir les naufragés. La première personne qu’Aksel tire hors de l’eau, « hurlante et hystérique », il la reconnaît immédiatement : c’est Marianne Skoog, la mère d’Anja, en crise parce qu’il manque un des passagers à l’appel. Erik, un ami médecin, sera retrouvé des heures plus tard, mort.

    Au retour dans le chalet, Aksel et Rebecca sont sous le coup de cette incroyable série de drames : l’accident de la mère d’Aksel, la mort d’Anja, anorexique, suivie de peu par le suicide de son père, le chirurgien Bror Skoog, dans la cave de leur maison. Et que Marianne Skoog perde à présent un autre proche, voilà trop de malheur. La mort hante décidément la vie d’Aksel, tout le lui rappelle, même le jeune visage de Dinu Lupatti sur une pochette, avant qu’il meure victime d’un cancer.

    Cette nuit-là, Rebecca Frost ne trouve pas le sommeil et attire Aksel dans son lit, bien qu’elle soit fiancée avec un autre. Elle en rêvait depuis longtemps et lui fait promettre de ne jamais en parler à quiconque. C’est la fin des grandes vacances. Aksel va reprendre ses leçons avec l’exigeante Selma Lynge ; Rebecca, qui a abandonné le piano, suivre des études de médecine et préparer son mariage.

    Après le spleen des derniers jours d’été, Aksel se ressaisit : « L’automne est un ami. La fraîcheur de l’air. La limpidité des pensées. » Quand il reprend le sentier près de la rivière où rôdent tant de souvenirs, il remarque un papier sur un poteau : Marianne Skoog propose un studio à louer, avec piano à disposition. Aksel n’en revient pas que la chambre d’Anja soit à louer, il saute sur l’occasion. Même si ce choix paraît insensé, il pourra ainsi mettre en location l’appartement trop grand dont il a hérité et se faire un peu d’argent, il en a besoin. Mais ce n’est pas la seule raison.

    L’appel de la rivière décompose toutes les facettes d’une relation improbable entre un jeune pianiste mélancolique et une femme de trente-cinq ans (il en a dix-huit). Leur complicité est immédiate : tant de souvenirs les lient, tant de chagrin, et tous deux goûtent la consolation de pouvoir les évoquer ensemble. Marianne et sa fille se ressemblent beaucoup, Aksel en est troublé mais s’efforce de se concentrer sur les répétitions afin de retrouver son professeur de piano aussi bien préparé que possible – c’est leur pacte.

    Dans l’imposante maison des Lynge vivent deux personnalités : Torfinn, philosophe réputé, accueille Aksel très gentiment. Selma, comme à son habitude, trône au salon, parée, maquillée, majestueuse. D’abord le thé et de la conversation, c’est son rituel. « N’aie pas peur d’être triste », dit-elle au jeune homme : de la tristesse peuvent sortir la clarté, de nouvelles forces. Aksel joue tout ce qu’elle lui avait demandé de préparer, très mal, il le sent ; il sait qu’il n’a pas assez travaillé. Impitoyable, furieuse, Selma Lynge l’accuse de lui faire perdre son temps, le traite de tous les noms et le frappe même, déchaînée, jusqu’à ce qu’il s’évanouisse.

    Ensuite vient le temps de la réconciliation. Selma veut savoir si elle peut vraiment croire en Aksel et lui dévoile ses plans : dans neuf mois, en juin, pour ses cinquante ans, elle a prévu un grand concert qui le révélera au public. Elle a déjà pris des contacts, conclu des arrangements. Est-il prêt à tout faire pour réussir ? Marché conclu.

    La vie d’Aksel va donc osciller entre la petite maison de Marianne Skoog dont il est devenu le locataire et la demeure bourgeoise de Selma Lynge où se prépare sa carrière. Il connaissait de loin les parents d’Anja, à présent il découvre les goûts personnels de Marianne, sa préférence pour la musique moderne – elle écoute Joni Mitchell jusqu’aux petites heures du matin. Gynécologue et militante au planning familial, Marianne Skoog lui laisse la maison pour la journée, il a tout le temps nécessaire pour répéter, et l’excellent piano d’Anja.

    Jour et nuit, Aksel Vinding vit dans la musique, dialogue avec les compositeurs, approfondit les partitions. Schubert lui rend souvent visite dans ses rêves. Mais il est obsédé par Marianne, qui ressemble tant à sa fille et qui est « tellement plus » qu’Anja après tout ce qu’elle a vécu. Il sait qu’elle pourrait être sa mère, s’en moque : il est amoureux d’elle. Il veut devenir un grand pianiste, mais aussi vivre pleinement et devant les femmes, il est très vulnérable.

    Pourra-t-il mener de front les promesses faites à son professeur de piano d’abord, à Marianne ensuite, dont la personnalité présente des failles qu’Aksel découvre peu à peu ? L’appel de la rivière, roman à suspense, mêle aux interrogations sur le deuil et l’amour de nombreuses réflexions sur la musique, l’instrument, l’interprétation, la voix, le travail au piano. Bjørnstad y parle de Woodstock et des grands compositeurs, de la sensualité et de l’engagement, de la jeunesse et de la maturité, sous le regard d’un jeune pianiste qui ne craint pas de marcher « au bord du gouffre ».

  • Sur la toile

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    « Il se lève, choisit une toile pas très grande, prépare des couleurs, me donne un pinceau et tient toujours de son bras droit mon bras gauche. Il y a une incitation qui est presque un ordre et ne l’est pas. Je peux, cela fera plaisir à Florian si je peux. Et naturellement je peux. Des couleurs viennent se poser sur la toile, se succèdent, s’essaient, voient si elles se conviennent. Il n’y a plus de dessins seulement des couleurs assemblées. Rien de plus, ce sont des gammes, me dis-je. Pourquoi pas ? Je suis très contente, je m’absorbe dans ce travail. Peu à peu le bras de Florian pèse moins sur le mien, qui se dégage. Seule sa main, très légère, reste près de mon bras. De temps en temps, je me tourne vers lui, je vois sa figure très attentive qui regarde ce que je fais. La toile est presque couverte, il a retiré sa main, le courant ne passe plus. Je suis en colère, il me donne un pinceau plus gros avec du noir, un noir brillant et je marque ma haine sur la toile. Je prends moi-même un autre pinceau avec du blanc et je fais un grand signe blanc entre les signes noirs.

    Je pense : Z, comme zèbre, la dernière lettre de l’alphabet. Je me mets à pleurer, je ne sais si c’est de désespoir ou de joie. »

    Henry Bauchau, Déluge (Actes Sud, 2011)

  • Shadow est là

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    Metamorphosis © Ch Wery 2011

    Je vous invite à découvrir Christian Wéry Creative.

    « Je suis dans la chambre qui me paraît plus blanche et plus noire qu’il y a trois jours. Derrière la chaise longue de Shadow, il y a dans l’axe de la fenêtre le soleil qui m’aveugle. Pourtant Shadow est là. Je le devine à travers cette lumière qui, après l’escalier et le sombre couloir, m’éblouit. Je sens sa pesanteur, une densité, qui me trouble plus encore que l’éclat du soleil. La pesanteur de celui qui questionne, qui torture, qui peut torturer encore. Stéphane, lui, n’éblouissait pas, il montrait, il montrait comment jouer au jeu de la roche et de l’alpe avec lui. En sortant de l’éblouissement, je vois Shadow couché cette fois sur une chaise longue métallique, le visage plus vivant qu’il y a trois jours. Les yeux ouverts, très grands, très pâles. C’est son regard peut-être qui m’a ébloui. A moins que ce ne soit la grosse lampe à portée de sa main qu’il a peut-être braquée sur moi. Ils me font face, lui et la femme, Marguerite. Il me regarde et j’ai l’impression d’être vu comme je suis, il me perce à jour, me dénude, sait des choses innombrables sur moi, les classe, les emmagasine. Cela va loin, très loin. Je suis blessé, vidé par cette façon qu’il a de pénétrer en moi. Il peut, s’il le veut, tout savoir de moi, mais il ne veut pas me forcer comme un coffre-fort. Il sait que mon coffre est presque vide. Il hausse imperceptiblement les épaules. Ressent un élancement sans doute à ses blessures, fait une petite grimace de douleur, de sa joue droite. Il ne veut pas en savoir plus, il cesse de me questionner du regard et tout mon corps, qui commençait à souffrir, retombe d’un bloc dans l’absence. »

    Henry Bauchau, Le boulevard périphérique (Actes Sud, 2008)

  • Non, rien que non

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    © George R. Anthonisen, Antigone

    « Il ne faut pas que sa réponse soit possible, et mon corps, bien avant moi, sait ce qu’il faut faire. Il se jette à genoux et, le front sur le sol, extrait de la terre elle-même un non formidable. C’est un cri d’avertissement et de douleur qui brise la parole sur les lèvres d’Ismène. C’est le non de toutes les femmes que je prononce, que je hurle, que je vomis avec celui d’Ismène et le mien. Ce non vient de plus loin que moi, c’est la plainte, ou l’appel qui vient des ténèbres et des plus audacieuses lumières de l’histoire des femmes. Ce non frappe de face le beau visage et le mufle d’orgueil de Créon. Il ébranle la salle, il déchire les habits de pierre des grands juges et disloque le troupeau des sages.

    Il fait pleurer Ismène, il faut qu’elle pleure, qu’elle sanglote pour être contrainte au silence et échapper à la mort qui la menace.

    Je crie non, rien que non, rien d’autre n’est utile. Non, seul suffit. »

    Henry Bauchau, Antigone (Actes Sud, 1997).

  • La vague

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    Camille Claudel, La Vague 

    « Le lendemain, Clios travaille aux raccords entre les parties de la vague qui s’élèvent et celles qui déferlent. Œdipe sculpte le corps du troisième rameur. Antigone est frappée par la mesure, la légèreté de ses gestes. Rien de comparable à la violence, à la fureur des coups de celui qui a contraint la vague à plier. Elle voit que des cheveux gris commencent à parsemer sa belle chevelure fauve. Il tourne vers elle son visage aux yeux bandés et sur ses lèvres apparaît le sourire qui lui gagnait autrefois tous les cœurs. Elle dit : « Je vous retarde. » Il répond : « Tu as le temps. » Elle sent qu’il lui ouvre ainsi, malgré l’automne qui est là et l’hiver qui approche, un immense espace de temps. Qu’il lui signifie qu’elle ne doit surtout pas se hâter. Elle s’installe en face des contours qu’elle a tracés pour le pilote, elle est effrayée un instant par l’ampleur de ce qui reste à faire. Puisqu’il lui a donné le temps, elle contemple la pierre, elle se recueille en elle, elle y appuie son visage, la parcourt de ses mains. Une masse de calme est sous son front, elle s’en inspire et la fait très doucement descendre dans tout son corps. Elle commence. Au milieu du jour, le pied, la cheville et la jambe sont esquissés. »

    Henry Bauchau, Œdipe sur la route (Actes Sud, 1990)