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Roman - Page 164

  • Un Haïtien à Matongé

    Matongé, pour ceux qui ne connaissent pas Bruxelles, c’est le quartier « congolais » de la commune d’Ixelles, près de la Porte de Namur. Un jeune Haïtien, Calixte, y débarque, à dix-neuf ans, dans le premier roman de Patrick François, La dernière larme du lac Kivu (2011). L’auteur s’est réfugié en Belgique en 1992 à la suite du coup d’Etat militaire en Haïti – son personnage et lui ont le même âge dans ce récit d’inspiration autobiographique dédié à sa famille et en premier à sa mère, « l’héroïne » de sa vie.

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    Reproduction sur bâche de l’œuvre de Chéri Samba à la Porte de Namur

    C’est sous un abribus de la Porte de Namur que Calixte, en proie au mal du pays, se fait apostropher un jour par un jeune Congolais, Michaël Nzambi, Mike, qui se présente comme un chef qui a une mission, punir, et comme un animal possédé par « la haine ». Calixte, toujours intéressé par « l’histoire de l’autre », écoute ce « fils adoptif » du lac Kivu qui « avale les vies humaines comme ce n’est pas permis ». Celui-ci aime la Belgique mais lui reproche d’accueillir les Africains sans vraiment les accepter – au moins, admet-il, on ne risque pas de s'y faire fusiller.

    Soudain MikeNike, comme on le surnomme, se jette sur un jeune homme et déclenche une bagarre. Calixte prend la fuite : il n’est pas venu en Europe pour la violence ni la délinquance, il a de trop rudes souvenirs de Port-au-Prince en tête – « J’en ai assez de la haine des hommes ! » Le jeune Haïtien ne peut admettre le comportement de Mike, il y a trop de sang, trop d’uniformes dans les images qu’il a emportées avec lui – « C’est cela, l’histoire récente de mon pays : une oscillation entre le mal et le pire. » Ce que le Congolais lui a raconté du lac Kivu lui rappelle la milice haïtienne porteuse de mort. Quand il décrit à sa mère restée au pays, dans une cassette, le jeune chef de bande, « démon au visage d’ange », Calixte reçoit un conseil en retour : « Ne le fréquente jamais. »

     

    Mais son chemin croise souvent celui de Mike à Matongé, où le chef du gang des Léopards – le même nom que l’ancienne armée de Duvalier et que Mobutu ! – est bien connu des amateurs de bagarres. Un quartier paisible loin des vols et des pillages, qui sont une offense à la fierté des Noirs, voilà le rêve de Calixte. Mike est aveuglé par sa haine des « Mindélés » (les « blancs » en lingala). Il est le seul rescapé de sa famille, massacrée à Kigali. « Et moi, Calixte, fils d’Haïti, fils de la savane désolée, fils des lataniers maudits dont les écrits sont des cris, dans la forêt de la négation de soi et la négation d’autrui, je cherche la sérénité ; une spiritualité, une réflexion qui traîne la sensibilité vers soi. »


    Pour être reconnu comme réfugié, Calixte a dû raconter au Commissariat général aux Réfugiés et aux Apatrides son passé de militant étudiant, la mort de ses camarades. En quittant son pays, la mort dans l’âme, il a laissé sa famille derrière lui et aussi ses souvenirs amoureux. « Calixte, mon fils, reste vrai, reste toi-même, et souviens-toi du sens de la dignité qu’on t’a enseigné » : les paroles de sa mère sont gravées dans le cœur de ce jeune de dix-neuf ans qui a dû dire adieu aux Antilles et a découvert, à la faveur de l’été, un pays « formidablement ordonné », propre et prospère. Il y vit dans « un luxe minimal » (une eau limpide à la disposition de tous suffit à le culpabiliser), bien décidé à « ne pas oublier d’agir ». En se promenant dans le vieux Bruxelles, il rêve de regagner un jour Haïti pour y faire changer les choses – « Tout est à faire là-bas. »

     

    A Matongé, n’importe quel Noir est pris pour un Congolais, surtout par les Belges. Mais Calixte lui-même s’est mépris sur la nationalité d’un passant qui lui demandait d’où il venait, originaire de Guadeloupe. Tous pareils et différents. Il apprécie son minuscule appartement ixellois « bien équipé, clair, propre et neuf ». Quel contraste avec la riche maison bourgeoise de Karl, le fils d’un proche de Mobutu, né à Bruxelles, dont le salon est ouvert à tous les basketteurs. Calixte s’est fait un autre ami, à l’opposé, le grand et pauvre Antony, un métis  mal dans sa peau avec qui il découvre les tournois de basket de la place René Chalon.


    Dès le début, le jeune Haïtien a pris plaisir à marcher au hasard dans les rues, à découvrir la ville, à prendre les transports en commun. Antony, très doué comme basketteur, l’accompagne souvent et lui confie son propre rêve en trois lettres : « USA ». C’est Antony qui l’a emmené chez Karl la première fois, les amitiés se nouent rapidement à Matongé, mais à Calixte, elles semblent parfois superficielles.


    La dernière larme du lac Kivu évoque la vie quotidienne d’un jeune réfugié en Belgique – amitiés, musique, sorties, contrôles policiers, angoisses, souvenirs. Calixte ne cesse de réfléchir sur ce qu’il voit, sur ce qu’il ressent, sur ce qu’il trouve juste ou pas. Quand il rentre chez lui, il écrit, il compose des vers. Les nuits sont chaudes à Matongé et les occasions de se perdre ne manquent pas, drogue, bagarres, délinquance. Les jeunes s’y forgent des destins différents : Mike ira en prison, Karl retournera au Congo, Antony obtiendra une bourse, Calixte mènera à bien ses études universitaires.


    Patrick François réussit à nous faire découvrir à notre tour Matongé de l’intérieur, un quartier qu’on ne cite trop souvent dans la presse belge que pour ses faits divers ou ses émeutes. On y entre dans les salons de coiffure, dans les discothèques, on suit du regard les silhouettes de jeunes beautés inaccessibles, des frimeurs et des laissés-pour-compte. On écoute rumeurs et potins, confidences et douleurs. On entend surtout la voix d’un homme jeune, à l’accent créole, curieux des autres, compréhensif et déterminé.

  • Ton propre étranger

    banks,le livre de la jamaïque,roman,littérature américaine,histoire,peuple marron,rastafari,culturebanks,le livre de la jamaïque,roman,littérature américaine,histoire,peuple marron,rastafari,culture« Tu reviens à tout cela, à cette île sanglante, sombre et splendide de la Jamaïque qui est l’envers presque parfait de ton monde. Tu retournes à ce sol contre lequel se détache ta propre altérité, et tu le vois encore comme si c’était la première fois. Devant ces voix d’acajou qui t’emplissent les oreilles, tu continues à éprouver la sonorité plate et métallique de la tienne et les minces filaments en spirale de tes phrases et de tes pensées. Auprès de ces corps élancés, noirs, à la démarche sensuelle, le tien t’apparaît couleur de parchemin, raide et épais ; c’est un corps dont l’évolution s’est faite au long de millénaires dans les forêts rocheuses du Nord, sous des cieux noirs. Et sur ce fond de versions du passé qui se révèlent à toi par des contes, des gestes, des liens familiaux, des rêves et des documents, tu te mets à remarquer la complexité de ton propre passé ; car si tu peux commencer à saisir le passé d’un inconnu au moyen de ses contes, de ses gestes, de sa parentèle, de ses rêves et de documents, le tien aussi doit pouvoir être dévoilé de la même manière. Tu deviens ton propre étranger et c’est ainsi que lorsque tu retournes sur l’île de la Jamaïque, comme le vieil homme l’avait prédit, tu reviens à toi-même. »

     

    Russell Banks, Le livre de la Jamaïque

     

  • Jamaica blues

    Troisième roman de Russell Banks, Le livre de la Jamaïque (1980, traduit de l’américain par Pierre Furlan) est un voyage au cœur de cette île des Caraïbes – embarquement pour plus de quatre cents pages. Le narrateur est un Américain décidé à résider quelque temps là-bas (comme l’auteur qui y a vécu deux ans) « sous le prétexte d’étudier les conditions de vie et les coutumes des Marrons, un peuple à l’état de vestige descendant directement d’esclaves ayant échappé à leurs maîtres espagnols, puis anglais, au cours des XVIIe et XVIIIe siècles » et menant ensuite avec succès « une guérilla de cent ans contre les Britanniques ».

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    Marrons de Moore Town

    1976. Pendant son séjour, en dehors de ses recherches, l’écrivain (qui préfère se présenter aux gens comme un enseignant) se mêle à la vie ordinaire des Jamaïquains, boit et fume de la ganja avec eux, joue aux dominos, et devient ami avec quelques-uns. En particulier avec Terry Musgrave – Terron – un Marron de Nyamkopong. Ce petit homme très musclé qui a le même âge que lui, trente-cinq ans, le séduit par la beauté de son langage : « Il possédait une voix de baryton, profonde et sonore, qui sortait tout droit de sa poitrine, et le mélange exotique d’anglais jamaïquain, de patois paysan et de néologismes rastafaris qui, dans toute autre bouche, aurait déjà constitué un poème, devenait un chant dans la sienne, un chant d’acajou et d’oiseau en vol qui s’étire et roule sourdement. »

    Après avoir vécu dans les ghettos de Kingston, servi d’intermédiaire dans le commerce de la ganja (nom local du cannabis), Terron est devenu lui-même planteur de ganja au pays de ses ancêtres et s’est converti à la religion des rastafaris. Tous deux se méfient du gouvernement d’alors, « une bande d’ambitieux des deux sexes, corrompus et incompétents », Terron y voit le présage d’un soulèvement futur et l’Américain « un nouvel épisode déprimant de l’histoire du Nouveau Monde ». Ils sont si différents l’un de l’autre – un noir, un blanc ; un rasta jamaïquain, un étranger sceptique et curieux ; un Marron, un descendant de leurs ennemis etc. – qu’ils se retrouvent « comme des aimants soudés ensemble ».

     

    L’écrivain considère son ami davantage comme un phénomène que comme une source d’informations, mais Terron lui facilite l’accès à son monde. Et il l’intrigue fort quand il lui raconte ce qu’il sait d’Errol Flynn, qu’on dit mêlé à une incroyable histoire de meurtre. Les membres d’une femme disparue avaient fini par échouer sur une plage et le boucher, son mari, avait été condamné, mais d’après le Jamaïcain, il était innocent. La première partie du roman, « Le capitaine Blood », tourne autour de ce crime mystérieux et de la personnalité de Flynn, « prince des ténèbres au rire orgueilleux » tantôt « mafioso », tantôt « débauché », tantôt « hobereau » attaché à ses privilèges.

     

    Son premier séjour en Jamaïque, à partir de décembre 1975, l’écrivain l’avait projeté simplement parce que, libéré pour quelques mois de ses obligations d’enseignant, il pouvait échapper au froid et à la neige d’un hiver en Nouvelle-Angleterre (on se souvient du terrible accident de car dans De beaux lendemains). Ce qui lui plaît, c’est de « vivre dans une maison couleur pastel, aux murs de stuc, au sommet d’une colline et loin des touristes », avec sa femme et ses enfants sur cette île qui « possède une beauté et une complexité mystérieuse qui dépasse tout ce qu’on peut voir ailleurs dans le monde », selon un ami photographe, un Blanc élevé à la Jamaïque. C’est celui-ci qui lui avait parlé pour la première fois des Marrons, dont il avait aussitôt lu l’histoire dans un mince essai : « trois cents ans d’oppression raciale et d’exploitation économique sans merci. »

     

    « Nyamkopong » (deuxième partie) raconte un périple hasardeux vers le village marron, où l’écrivain voudrait rencontrer le colonel Phelps, leur représentant officiel. C’est là qu’il a fait la connaissance de Terron, le rasta bavard et souriant devenu son ami. Celui-ci l’a présenté au vrai sage du village selon lui, M. Mann, un vieil homme d’une courtoisie exemplaire, heureux de l’instruire. Il l’initie à la bonne manière de boire du rhum blanc en lui racontant l’histoire de son peuple dans un récit épique et symbolique que son visiteur mettra longtemps à interpréter, lui qui est là justement pour mieux comprendre « la manière dont les Marrons d’aujourd’hui ressentent leur monde ». Avec sa famille, il assistera à la célébration de l’anniversaire de Cudjoe, le grand chef marron, avant de quitter l’île à la mi-février. Terron lui a promis, à son prochain séjour, de l’emmener visiter les autres villages de son peuple. M. Mann, lui, l’a invité à habiter chez lui – « vous verrez ce que vous voulez voir ».

     

    Et en avril, l’Américain revient seul pour une véritable immersion dans la culture du peuple marron. Le rasta et lui, à bord d’un minibus, vont d’un village à l’autre, véhiculent des passagers éminents ou ordinaires, prennent l’initiative de faire se rencontrer des hommes qui ne se connaissent qu’à distance, souvent en désaccord, avec des conséquences parfois burlesques, parfois catastrophiques. « Obi » (l’obeah, la magie noire) et « Terreur », titres des troisième et quatrième parties du roman, annoncent la couleur. L’écrivain s’appelle désormais Johnny, même sa femme et ses enfants ont adopté ce surnom. Mais son amitié pour les Marrons et les événements auxquels il se retrouve mêlé malgré lui vont lui valoir de sérieux ennuis, jusqu’à un point qu’il n’avait pas imaginé.

     

    On retrouve ici le Russell Banks empathique, généreux, d’American Darling et le critique des milieux privilégiés de La Réserve. « Mon moteur n’est pas la révolte, mais la compassion », a-t-il confié dans Le Temps. « Mon désir d’écrivain a toujours été de témoigner (de) la douleur invisible des exclus, des oubliés. J’aime les héros ordinaires. Ceux qui savent que la bataille est perdue. Ils sont dignes. Mais sans illusions. » Le livre de la Jamaïque est une formidable initiation aux différents aspects de la société jamaïquaine, un livre d’amitié pure et émouvante, au plus près d’un peuple pauvre et fier, un thriller aussi. Mais il faut accepter de se perdre en route, de se mêler aux palabres, de suivre de multiples pistes qui ne mènent pas forcément à la vérité avec cet Américain jovial, disponible, prêt à prendre tous les risques, quitte à perdre toutes ses illusions.

  • Système

    « Comme le savaient les architectes de Gilead, si l’on veut instituer un système totalitaire efficace, ou n’importe quel système, d’ailleurs, il est nécessaire d’offrir certains bénéfices et libertés à tout le moins à une poignée de privilégiés, en échange de ceux que l’on abolit. »


    Margaret Atwood, La servante écarlate

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  • Un terrible conte

    En 1985, trois ans avant Œil-de-Chat, Margaret Atwood publiait un terrible conte, La servante écarlate (The Handmaid’s Tale, traduit de l’anglais par Sylviane Rué). La narratrice, Defred, est une des Servantes affectées au service des couples qui n’arrivent plus à procréer dans un monde d’après catastrophe, dans la République de Gilead où ceux qui ne respectent pas les règles sont pendus au Mur pour l’exemple.

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    Defred a des souvenirs de sa vie d’avant. La salle où elle a dormi en compagnie d’autres femmes sélectionnées était autrefois un gymnase, on y organisait des bals. D’un lit de camp à l’autre, des prénoms se sont échangés, à peine murmurés pour ne pas éveiller l’attention des Tantes qui patrouillaient, un aiguillon électrique à bétail suspendu à leur ceinture – « Alma. Janine. Dolorès. Moira. June. »


    Dans son nouveau poste, la jeune femme dispose d’une chambre très simple, où pendait jadis un lustre – « Ils ont retiré tout ce à quoi on pourrait attacher une corde. » Mais Defred a « l’intention de durer ». Une chaise, une fenêtre qui ne s’ouvre qu’en partie, du soleil, une aquarelle de fleurs au mur, « tout cela n’est pas à dédaigner. Je suis vivante, je vis, je respire, j’étends la main, ouverte, dans le soleil. Ce lieu où je suis n’est pas une prison, mais un privilège, comme disait Tante Lydia qui adorait les solutions extrêmes. » 

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    Souliers rouges, gants rouges, tous les vêtements des Servantes sont écarlates, sauf les ailes blanches réglementaires qui empêchent de voir sur le côté et d’être vues. C’est dans cette tenue – « Une Sœur, trempée dans le sang » – qu’on l’envoie faire les commissions hors de la maison du Commandant et de son Epouse. Des couleurs imposées distinguent les femmes de Gilead : bleu pour les Epouses, vert pour les Marthas à la cuisine. Defred a entendu l’une d’elles dire à son passage qu’elle n’accepterait pas de s’avilir ainsi, plutôt aller aux Colonies – « Avec les Antifemmes, et crever de faim, et Dieu sait quoi encore ? », a répondu l’autre. Là-bas, en effet, on meurt très rapidement du travail au contact de déchets toxiques.

    A son arrivée, l’Epouse du Commandant l’a fait entrer au salon : elle désirait la voir aussi peu que possible. « Cela fait partie des choses pour lesquelles nous nous sommes battues », a-t-elle ajouté, et Defred a reconnu alors Serena Joy, une des femmes qui chantaient dans l’émission « L’Evangile pour la formation des Jeunes Ames ». Defred a aussi repéré Nick, un des Gardiens qui s’occupe de la voiture et vit au-dessus du garage, il la regardait – « Peut-être est-il un Œil. » 

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    Au coin de la rue, une femme vêtue comme elle la rejoint, c’est la règle pour les courses en ville. « Béni soit le fruit » – « Que le Seigneur ouvre » sont les formules convenues. Barrières, portillons, projecteurs, hommes armés dans des guérites, laissez-passer, l’obsession de la sécurité est omniprésente. Defred croise le regard d’un jeune Gardien qui cherche à voir son visage, il rougit. « C’est un événement, un petit défi à la règle, si petit qu’il est indécelable, mais de tels instants sont des récompenses que je me réserve, comme les sucreries que j’aimais, enfant, au fond d’un tiroir. De tels moments sont des possibilités ; de minuscules judas. »


    Dans cette ville jadis universitaire, il n’y a plus d’avocats, plus d’université. Luke et elle s’y promenaient ensemble, parlaient d’acheter une maison avec un jardin – « Pareille liberté paraît aujourd’hui presque aérienne. » Le magasin Le Lys des Champs était alors un cinéma fréquenté par les étudiants, des actrices incarnaient des femmes qui prenaient leurs propres décisions. « Nous semblions avoir le choix, alors. Notre société se mourait, disait Tante Lydia, à cause de trop de choix. » 

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    Peu à peu la grande romancière canadienne installe ses lecteurs dans un monde où tout est soumis à des protocoles particuliers. Ce qui le rend vivable, ou invivable, ce sont les souvenirs d’une vie antérieure qui affleurent régulièrement. Defred était la femme de Luke, elle était mère d’une petite fille, ils ont essayé de s’échapper, en vain. Que sont-ils devenus ?

     

    Dans cette société où les naissances sont rares, les nouveau-nés rarement viables, elle n’est plus qu’attente de la grossesse qui pourrait la sauver – la chance des femmes encore fertiles, c’est pourquoi les servantes écarlates sont jalousées. Mais elle se méfie du médecin qui l’examine et lui propose d’y contribuer lui-même, trop risqué. Son amie Moira a enfreint les règles, elle a disparu. Pour le rituel de procréation, « La Cérémonie », la Servante s’interpose entre le Commandant et l’Epouse improductive – rien d’érotique – « pour laquelle des deux est-ce pire, elle ou moi ? » s’interroge Defred.

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    Plongées dans les souvenirs du monde d’avant, vie quotidienne ultra réglementée, hypothèses sur d’éventuels arrangements avec Nick, qui semble s’intéresser à elle, avec une organisation clandestine dont lui a parlé Deglen, sa compagne de courses, voire avec le Commandant quand celui-ci, au mépris des règles, veut la voir seule dans son bureau, telle est la trame de La servante écarlate. Comme dans Le meilleur des mondes ou 1984, contre-utopies fameuses, on assiste au pire et on prend la mesure, a contrario, des libertés démocratiques.


    « Les œuvres d'Atwood, peu importe leur genre, ont toujours un lien étroit avec des enjeux personnels et généraux et portent principalement sur les thèmes de la dégradation de l'environnement, du rôle de la femme dans la société et de la dynamique du pouvoir dans l'organisation sociale », écrit Barbara Godard dans L’encyclopédie canadienne. L’aliénation des femmes dans cette théocratie post nucléaire fait froid dans le dos.