« Indiana ou la naissance d’un écrivain » : c’est ainsi que Béatrice Didier présente Indiana, le premier roman que George Sand « écrit intégralement seule et qu’elle publie sous un nom qui va devenir définitivement le sien. » Aurore Dupin, baronne Dudevant, alias George Sand, a raconté dans Histoire de ma vie comment elle partageait alors son temps entre Paris (deux fois trois mois par an) et Nohant, où elle n’avait pas de chambre à elle et se contentait pour écrire d’une « petite armoire » qui lui servait de bureau.
C’était son arrangement avec Casimir Dudevant, son mari. Jules Sandeau, son amant, avait signé Rose et Blanche qu’ils avaient écrit ensemble, du seul nom de Jules Sand. Sur le conseil de son maître Henri de Latouche, écrivain et journaliste, elle choisit un autre prénom. Jules reprendra bientôt son nom complet pour éviter toute confusion.
Pourquoi un prénom masculin pour cette « enseigne » qui va bientôt lui valoir son indépendance économique ? « Ce n’était plus le nom de son mari ou de son père qu’elle portait. C’était le sien. » (B. Didier) Elle ne s’en est jamais vraiment expliquée : désir de se démarquer d’un certain style féminin ? de se donner le droit de parler de tout ? d’être prise au sérieux ? plaisir d’emprunter le point de vue de l’autre ?
Dans Indiana, elle est en effet bien davantage le narrateur que l’héroïne ; dans la version originale, ses interventions ironiques à la Diderot sont d’une « insolente liberté à l’endroit de son lecteur et de ses personnages. » (B. Didier) George Sand n’a pas la naïveté d’Indiana, Bovary avant l’heure qui souffre de sa vie étroite d’épouse esclave et rêve d’amour idéal.
La première préface du roman (1832) insiste sur la volonté de peindre une réalité mais aussi sur la dimension mythique : « la loi », « l’opinion » et « l’illusion », voilà pour les trois hommes et en face d’eux, « la femme » en position de faiblesse, « la volonté aux prises avec la nécessité ». Dix ans plus tard, George Sand a évolué vers le féminisme et vers le socialisme. La préface de 1942 la montre en avocate des souffrances et des passions « devant le tribunal de la force et de l’opinion », cherchant à « concilier le bonheur et la dignité des individus opprimés » par la société. « Car le malheur de la femme entraîne celui de l’homme, comme celui de l’esclave entraîne celui du maître, et j’ai cherché à le montrer dans Indiana. » En 1852, l’écrivaine s’en prend aux critiques qui y voient un « plaidoyer bien prémédité contre le mariage », des « intentions subversives » dans lesquelles elle ne se reconnaît pas.
L’intrigue se déroule en trois lieux : La Brie, Paris, La Réunion. « A chaque voyage correspond une évolution, une transformation des psychologies. » (B. Didier) Dans un « petit castel » de province vivent trois personnages. Le colonel Delmare est le plus âgé, « vieille bravoure en demi-solde », « excellent maître devant qui tout tremblait, femme, serviteurs, chevaux et chiens. » Indiana, sa femme « toute fluette, toute pâle, toute triste », n’a que dix-neuf ans. Un jeune homme aux traits fades complète le tableau, c’est le cousin anglais et ami d’enfance d’Indiana qui habite avec eux. La façon dont le mari menace de son fouet la chienne qui les a suivis au salon, avant que sir Ralph ne s’interpose et la fasse sortir, suffit à résumer la situation.
La santé de Madame Delmare n’est pas brillante, même si elle a tout pour être heureuse, l’aisance, un mari excellent et un ami sincère. Noun, la sœur de lait d’Indiana, « grande, forte, brillante de santé, vive, alerte, et pleine de sang créole ardent et passionné », veille sur elle. Un soir, M. Delmare sort dans le parc à la recherche d’un voleur et rentre avec un blessé, « un jeune homme de la plus noble figure, et vêtu avec recherche » tombé d’un mur quand le plomb a atteint sa main – le jardinier tire son maître à part, il a reconnu un jeune propriétaire voisin qu’il avait vu parler à Noun à une fête champêtre, quelques jours avant.
M. de Ramière prétend être entré dans la propriété par curiosité pour l’usine de M. Delmare, réputée et bien plus rentable que celle de son frère qui en possède une du même genre dans le Midi de la France. Repoussé à l’entrée, il s’y est introduit de nuit, déterminé « à voler son secret ». Ramière a ainsi plus ou moins sauvé les apparences. La beauté de Noun l’a séduit, mais bientôt l’orgueil, ses préjugés de classe le détournent de la femme de chambre.
A un bal parisien, il reconnaît sans la situer une jeune femme « toute petite, toute mignonne, toute déliée », il se renseigne : « la belle Indienne », c’est madame Delmare, parée avec une simplicité qui la distingue des autres femmes. Quand sa tante, madame de Carjaval, s’éloigne, Raymon en profite pour lui faire la cour. Noun est oubliée.
L’honorable madame de Carvajal n’avait pas vu d’un bon œil sa nièce arriver en France mariée au colonel Delmare, « une chétive alliance », mais celui-ci fait prospérer la fabrique qu’elle a acquise pour eux. Trois jours après le bal, Raymon de Ramière se présente chez elle, demande après madame Delmare. Indiana n’a jamais reçu d’affection. Son père, planteur aux colonies, était rude et violent, et « en épousant Delmare, elle ne fit que changer de maître ; en venant habiter le Lagny, que changer de prison et de solitude. » Elle ne l’aime pas, elle obéit.
Depuis toujours, elle n’est qu’attente du jour où quelqu’un l’aimera vraiment et la délivrera de cette servitude. Comment résister à l’homme qui lui déclare que sa vie est désormais liée à la sienne, que leurs âmes sont fiancées par le destin ? Indiana est trop fragile pour ne pas être bouleversée. Noun, trahie, se suicide.
A la fin de la première partie du roman, qui en compte quatre, la question en suspens est de savoir si, oui ou non, Indiana connaîtra le grand amour. Que lui vaudra le beau ramage de Raymon ? Quelles sont les véritables motivations du cousin Ralph, le protecteur discret de sa cousine ? C’est romantique et parfois rocambolesque. Comme dans Paul et Virginie – George Sand s’y réfère à plusieurs reprises – l’amour et la mort ont besoin d’un beau décor naturel, et quoi de mieux qu’une île pour accomplir sa destinée ?
Hors l’histoire sentimentale, Indiana vaut pour la description d’une société conventionnelle, d’une nature refuge, de caractères qui évoluent. George Sand y embrasse la cause des femmes : elles ont droit au respect, comme les hommes, et à la liberté de vivre et d’aimer.
Commentaires
Ce roman a été le second que j'ai lu de George Sand après " La mare au diable". Je l'avais beaucoup aimé et Sand, depuis ce jour, n'a plus quitté ma vie. Elle était aussi une excellente épistolière et une inlassable conteuse. Aucun art ne lui était étranger car elle dessinait également. J'ai dans ma chambre un dessin d'elle qui représente le lac Léman et date de 1836, année où elle avait séjourné à Vevey avec Liszt et Marie d'Agoult. "Indiana" est un roman extrêmement fort pour l'époque et qui garde un charme particulier, peut-être mon préféré. Sand occupe aussi une place non négligeable dans "La Recherche" de Marcel Proust qui l'appréciait. Si bien que j'ai mis la photo que Nadar a prise de Proust sous le dessin de George, afin que ces deux écrivains, que j'aime, soient proches l'un de l'autre au-delà du temps.
George Sand me trotte dans la tête depuis déjà quelques temps, j'ai très peu lu d'elle, à part sa correspondance et les romans incontournables : mare au diable, petite cadette
je viens d'acheter d'occasion Histoire de ma vie
j'ai pris un grand plaisir à lire ce billet, je ne me serai pas tournée vers ce roman mais je vais réviser mon jugement
J'ai lu plusieurs fois ce roman. Comme Armelle B., mon premier George Sand a été "La mare au diable" que j'aime beaucoup mais entre ce livre et Indiana, il y a eu "La petite Fadette" que j'ai lu pas loin de 10 fois, "François le Champi" et "Un hiver à Majorque". Je me suis promise de lire "Le meunier d'Angibault" qui était le livre préféré de mon dernier prof de français, mais je ne l'ai pas encore fait.
Il y a quelques temps on a republié d'elle des contes comme le fnatastique "Les ailes du courage", de petits hymnes à la nature que je te recommande.
Un jour que je potassais l'histoire de l'industrialisation de l'Allemagne, je suis tombée dans un très vieil ouvrage d'économie du XIXe siècle à la bibliothèque universitaire de Berlin sur le vrai nom de celui qui avait commis un attentat sur Metternich et il s'appelait...George Sand. Contemporain de George Sand, il est arrêté à la même époque où celle-ci prend ce pseudo.
George Sand (sans "s" puisque c'est un autrichien) est un révolutionnaire mais Metternich a instauré un régime de fer et très policier pour empêcher que l'Allemagne ou l'Autriche n'imite la France qui vient de réussir sa Révolution.
Personne ne le dit et cela n'est pas officiel mais il me semble fort probable que George Sand ait puisé son pseudo dans les journaux de l'époque pour des raisons politiques. Car elle était aussi très passionnée de politique tendance...révolutionnaire. De plus, elle avait des affinités avec l'Allemagne puisqu'elle descend d'un allemand par son père.
George Sand appartient à mon adolescence. j'avoue n'avoir pas eu l'idée de la relire. je relis peu, tellement de nouveaux livres en souffrance. Mais ce texte m'était inconnu et pourrait bien me permettre de renouer avec cette femme extraordinaire.
Ce texte m'est également inconnu, très tentant, merci!
Moi je connais bien son époque amour-Chopin, et les classiques de mon adolescence, comme les commentatrices précédentes, mais si peu du reste.
Je lirais bien aussi "les ailes du courage", merci Euterpe!
@ Armelle B. : J'ignore tout des dessins de George Sand, je comprends qu'il vous soit précieux et celui-là est chez vous en bonne compagnie. Premier roman remarquable, en effet, il me reste à relire les autres.
Bien sûr, ce dessin du Léman par Sand me rappelle ce passage chez Proust où la grand-mère du narrateur, qui comptait lui offrir "Indiana" pour sa fête, presque traitée de folle par le père du narrateur, se rabat sur les romans champêtres. Juste après, il y a ce beau passage, mais je ne vous apprends rien, sur les cadeaux de sa grand-mère qui privilégie "le profit intellectuel" et préfère aux photographies des lieux et des monuments un dessin ou une reproduction, pour "l'épaisseur d'art" en plus.
@ Dominique : Grand souvenir de la lecture d'"Histoire de ma vie", que j'ai sorti de la bibliothèque. Rien lu de sa Correspondance, je vais chercher de ce côté aussi.
@ Euterpe : C'est une remarque de toi qui me l'a fait reprendre. Je ne connais pas les contes, merci.
Un G. Sand révolutionnaire, tiens tiens... L'écrivaine, comme elle le raconte dans son autobiographie, souhaitait garder "Sand" vu le succès du roman écrit avec Jules, et pour le prénom : "Je pris vite et sans chercher celui de George qui me paraissait synonyme de Berrichon. Jules et George, inconnus au public, passeraient pour frères ou cousins." Georges Lubin, en remarque, commente cette incertaine liaison sémantique par l'étymologie du nom Georges, "homme de la terre".
@ Zoë Lucider : Comme vous, je suis tentée par de nouveaux titres, mais les relectures sont souvent plus savoureuses encore que la première lecture.
@ Colo : Ses amours, ses pantalons et ses cigares, je l'avoue, ajoutaient encore à l'intérêt de cette figure littéraire hors du commun quand j'ai fait connaissance avec George Sand. ("Les ailes du courage", j'ai d'abord lu "Les ailes du désir", puis je me suis reprise - cher Wim Wenders - du désir au courage, pourquoi pas ?)
Un beau billet qui me pousse à réessayer de lire G Sand. "La mare au diable" m'avait fort déçu car ce texte semblait tronqué. Je pense que des conditions matérielles avaient obligé Sand à le terminer.
Un premier roman que la postérité reconnaît mérite toujours qu'on s'y attarde: c'est un peu d'une naissance qu'il s'agit.
Je n'ai que des souvenirs scolaires de ce roman, que je projette aussi de relire, avec "La petite Fadette". Pour un premier roman, l'écriture est très sûre, je lui tire mon chapeau.
Je n'ai lu que "La petite Fadette" il y a très longtemps j'avais onze ou douze ans. Et j'en garde une impression de beauté. Voilà qui me donne envie de continuer à lire George Sand :-)
Belles et douces fêtes de Noël, Tania !!!
A voir la première couverture, la George mérite le titre de baronne Duderrière.
Je sors...!
@ Fifi : J'en garde aussi une bonne impression, un souvenir d'héroïne délurée.
Bonne fête de Noel, Fifi.
@ La bacchante : Hahaha ! Bonne sortie !
à l'adolescence, j'ai beaucoup aimé la Mare au diable, joli roman rose :-)
il faudra que je lise Indiana!
merci Tania
Bonjour, Adrienne. Donne-t-on encore George Sand à lire à l'école ?
Et bien figurez-vous que je ne l'ai pas lu ! Mais vous m'en donnez envie. J'aime alterner les nouveautés, les relectures et les lectures de classiques. Bon, je vais aller voir si je l'ai dans ma bibliothèque - sinon, demain matin, à la librairie ! Merci.
Avec plaisir et vive l'alternance ! Bonne soirée.